Chapitre 26

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L’armée avait traversé les plaines sans difficulté majeure. Une douzaine de jours plus tôt, elle avait abordé dans la petite baie située entre celles de Kushan et d’Orvbel. Ce territoire n’avait pas de nom. Il était habité par des communautés edorianes totalement isolées. Moins d’une centaine de longes au nord, c’était le pays des Sangärens. Les pillards nomades faisaient des raids fréquents dans cet endroit. À l’est, à une cinquantaine de longes, c’était la forêt qui entourait l’Orvbel. Et à l’ouest, tout proche, à peine plus d’une douzaine de longes, on entrait dans le Lumensten. Cette province helarieal occupait tout le cap qui séparait les deux baies et elle remontait assez haut dans les terres. En fait, elle était aussi grande que le Kushan et par le passé avait été aussi peuplée. Mais trente ans plus tôt, le pays avait éclaté. Des chefs de guerres s’étaient partagés le territoire. Le roi n’avait pu rien faire. Puis le gouvernement s’était effondré et l’Helaria avait hérité de la zone.

Les villageois rencontrés sur le chemin avaient été affolés à leur arrivée. Il faut dire qu’un régiment complet de douze bataillons de cent-quarante-quatre hommes, sans compter l’intendance, n’était pas particulièrement rassurant. Mais les soldats avaient payé tout ce qu’ils avaient pris. Les edorians avaient fait une bonne affaire, ils avaient vendu leur production sans avoir à rejoindre les ports du Lumensten, tout proches mais dangereux. Et sans que les différents intermédiaires prélèvent leur part de bakchich.

Le régiment longeait l’est de la province, hors de vue des gardes-frontières. Le soir, un bataillon de fantassins passa à l’action à la faveur de la nuit. Il traversa la frontière, matérialisée par une rivière peu profonde, à l’écart du poste de douane. Puis il prit position sur la route qui le reliait à la ville la plus proche. Quand ils furent prêts, un fantassin prit un arc emporté à cet effet et lança une flèche enflammée en l’air. Aussitôt le gros des troupes se mit en branle.

Les douaniers helarieal n’opposèrent qu’une résistance symbolique. De vrais soldats de la Pentarchie auraient essayé de combattre le temps de permettre à l’arrière-pays de s’organiser. Mais ceux-là n’avaient d’helarieal que le nom. En fait, c’était des hommes de Dakan, le « khan » autoproclamé d’Elvangor. À six seulement, ils n’avaient aucune chance et surtout aucune motivation pour se faire tuer. Ils ne protégeaient pas leur pays, ils n’étaient que des brigands qui se payaient en rançonnant les voyageurs qui entraient ou sortaient de l’Helaria, en l’occurrence, les pauvres edorians qui vivaient dans la plaine à l’est. Ils se rendirent sans combattre. Comme prévu, un cavalier prit la fuite dès de début de l’attaque, en direction d’Elvangor, pour donner l’alerte. Il n’alla pas loin, la brigade qui avait pris position sur la route veillait. Une pierre lancée par une fronde l’intercepta en plein galop. Il tomba sans connaissance sur le sol.

La ville ne se trouvait qu’à huit longes de la frontière. La prise du poste de douane n’avait duré que deux calsihons. Il n’en fallut qu’un seul pour que le régiment se réorganise. Il reprit la route à marche forcée, la distance fut parcourue en trois monsihons. Les bataillons se disposèrent autour de la cité edoriane. Quand les habitants se réveillèrent le lendemain matin, c’est pour découvrir qu’ils étaient assiégés.

Dakan, le chef de guerre qui dirigeait la ville au mépris de toute légalité ne s’était pas préparé à ce genre de coup de force. Il n’avait que trois cents hommes d’arme dans ses murs. Aucun de ses adversaires potentiels ne disposait de plus, cela aurait suffi en temps normal. Les seuls qui disposaient de forces capables de le vaincre, les pentarques, ne pouvaient rien contre lui. La province ne faisait partie de la Pentarchie que depuis moins de dix ans. Elle était en plein chaos, l’Helaria n’en contrôlait qu’une petite partie : la ville de La Tour et quelques longes autour. Dix-huit chefs de guerre, humains pour la plupart, avaient profité de l’effondrement des institutions pour s’emparer d’une portion de cet ancien royaume. Cinq fiefs, tous aux mains de la pègre faisaient une barrière efficace entre la capitale et son domaine. Il ne s’attendait pas à ce qu’une telle armée traverse la frontière pour l’attaquer. Il se demanda quels seigneurs de guerre s’étaient ainsi rassemblés pour l’abattre. Et surtout pourquoi ?

La population de la ville, terrorisée, se terrait chez elle. Les gardes qui surveillaient les murailles n’en menaient pas large. Leur survie dépendait de la vitesse à laquelle ils arriveraient à déterminer le vainqueur de l’assaut pour se mettre à son service. Quelques-uns avaient déjà pris leur décision. Ils avaient quitté leur poste et arraché les symboles qui les désignaient comme des hommes de Dakan.

Les assiégeants par contre, ne faisaient rien. Ils attendaient. Tôt ou tard, un défenseur de la ville trahirait et ouvrirait les portes. Mais ils ne s’attendaient pas à ce que cela arrive si vite. Le soleil n’était pas arrivé au zénith quand les gardes de la porte nord décidèrent de déserter. Ils égorgèrent leur chef, qui pourtant était du même avis qu’eux, et débloquèrent les battants. Les trois bataillons, – plus de quatre-cents hommes – qui la surveillaient pénétrèrent en ville. Les autres restèrent sur leurs positions. Le combat s’engagea entre les défenseurs et les assaillants. Mais les nouveaux arrivants étaient entraînés. Ils laissaient derrière eux une traînée de cadavres tout en ne subissant que peu de pertes, et ne connurent aucun mort. Les défections se multiplièrent. Une deuxième porte s’ouvrit. Quand la moitié de l’armée fut entrée dans la ville, les défenseurs se rendirent.

Dakan avait aménagé le hall de l’ancien palais des comtes en une sorte de salle du trône. C’est là qu’il attendait. Il savait qu’il était mort. Se cacher ne servirait à rien, ses propres hommes le livreraient à l’ennemi. D’ailleurs, au cas où il aurait encore eu des illusions à leur sujet, il était seul. Aucun n’était resté auprès de lui. Même ses plus fidèles lieutenants étaient en train de chercher un responsable ennemi pour lui porter allégeance. Il se demandait cependant lequel de ses congénères avait lancé une telle opération contre lui.

La porte de la salle s’ouvrit violemment, les deux battants allant frapper contre les murs. Une escouade de douze soldats ennemis entra. Les lances se pointèrent vers son visage. En voyant les armes primitives, en pierre taillée, et que parmi eux il y avait des stoltzt, il crut deviner.

— Vous travaillez pour Stalner ? demanda-t-il en lumenstenmen.

Aucun de ceux qui l’avaient fait prisonnier ne répondit. Mais une voix féminine l’éclaira aussitôt.

— Tu vois une ressemblance quelconque entre mes soldats et cette bande de malfrats ?

Les lances s’écartèrent, libérant la place à une petite femme rousse ressemblant à une adolescente. Il se posait des questions. Elle l’avait compris, puisqu’elle avait répondu. Mais elle avait utilisé l’helariamen pour ça. Une langue dont aucun autre caïd ne se servait, pour se protéger des éventuels espions de la Pentarchie.

— Mais qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— En tant que gouverneur d’un district helarieal, tu devrais le savoir. Je suis ton supérieur légal.

— Mon supérieur ?

Il regarda ceux qui l’entouraient. Il n’avait pas fait attention, mais ils portaient tous la même tenue, solide et fonctionnelle, dans les tons de brun. Tous avaient la même arme. Et certains avaient des grades. Des uniformes. Il avait affaire à une armée régulière. Ça changeait la donne. Il allait peut-être survivre finalement.

— Vous êtes Helariaseny, conclut-il.

— Wuq, pentarque quine.

— Qu’allez-vous faire de moi ?

— Tu as violé plusieurs lois de la Pentarchie. Tu t’es emparé d’un territoire dépendant de notre autorité.

— Je contrôlais déjà la ville quand le Lumensten était un royaume indépendant.

— Cela ne t’absout en rien. Mais il n’y a pas que ça.

— Et que me reproche-t-on d’autre ?

— Primo, tu as fait du trafic d’esclaves et secundo, tu collabores avec un ennemi de la Pentarchie.

Il sursauta. Mais comment pouvaient-ils savoir cela ?

— Du trafic d’esclaves ! C’est ridicule, se défendit-il.

— Nous avons découvert qu’il existe une voie terrestre pour relier l’Unster à l’Orvbel. Elle part de Karghezo, contourne le Kushan par les terres Sangärens, traverse les territoires edorians de la baie de Kushan, passe par cette ville et finalement rejoint l’Orvbel en traversant la forêt qui l’entoure.

— La forêt qui entoure l’Orvbel est impénétrable, remarqua Dakan.

— C’est ce que nous croyions. Mais elle n’est un obstacle que pour une armée. Le grand-père du roi actuel y a fait tracer des chemins qu’un petit groupe peut emprunter.

Dakan ne pouvait que reconnaître sa défaite. Il tenta un baroud d’honneur.

— Vous n’avez aucune preuve pour l’esclavage, ni pour la collusion avec l’Orvbel.

— Ce n’est qu’une question de temps. Dès que les habitants auront compris que nous ne sommes pas une bande de mafieux, mais l’autorité légitime de ce pays, ils se montreront et les langues se délieront. Et tes propres hommes ne vont pas tarder à passer à table. Ils croient encore qu’en désertant ils pourront rejoindre nos rangs, mais ils vont vite déchanter. Pour rester en vie, ils vont parler.

Un homme entra dans la pièce. Un officier comme l’indiquaient ses galons au col de la chemise.

— Les habitants ont compris qui nous sommes, dit-il, ils ont déjà lynché deux personnes. Les autres se dépêchent de se rendre.

— Merci, répondit Wuq.

Dakan était effondré. Il avait oublié qu’après avoir vécu dans la terreur pendant presque vingt ans, la population laisserait exploser sa colère dès que la tyrannie se relâcherait. Il y avait quatre mille habitants à Elvangor, largement assez pour que les hommes qui n’avaient pas été tués pendant l’assaut paniquent maintenant qu’ils étaient désarmés. Il avait toujours cru que contrôler une ville plutôt qu’un château entouré de villages était un avantage. Il découvrait qu’il n’en était rien.

— Vous savez que vous ne garderez jamais la ville, tenta le chef de guerre. Dès que les autres commandants sauront ce qui s’est passé ici, ils se ligueront contre vous pour vous expulser. Il y a au moins cinq d’entre eux entre ici et la Tour. Vous êtes peut-être assez fort pour vaincre un seul d’entre nous, mais vous ne pourrez jamais résister face à une coalition. Certains ont des armées aussi importantes que ce régiment.

— C’est possible, répondit Wuq, mais tu ne seras plus là pour le voir. Et puis, tu oublies quelque chose. De l’autre côté de la frontière, il a soixante-quinze mille edorians qui vivent dans les villages. La moitié sont des réfugiés du Lumensten. Si nous les formons et nous les armons, tu crois vraiment que tes copains pourront nous foutre dehors facilement ?

— Ils sont partis depuis longtemps. Ils sont vieux maintenant. Ils ne sont plus Lumenstenseny.

— Tu es humain. Tu raisonnes en humain à la vie courte. Eux, ils sont edorians, ils peuvent vivre deux cents ans. Pour eux, vingt ans c’est seulement hier. Ils n’attendent qu’une occasion de revenir. Et crois-moi, ils reviendront.

Wuq s’écarta de Dakan.

— Ce n’est pas tout, dit-elle, mais il faut te préparer pour le message à destination de Brun.

— Je dois transmettre un message en Orvbel ?

— Il n’est pas question que j’y aille en personne. Je serai incapable de me retenir de le tuer.

Elle se tourna vers ses hommes.

— Amenez le carrosse de cet homme, ordonna-t-elle.

— Tout de suite, répondit un fantassin.

Il sortit. Le khan d’Elvangor attendait. Il transpirait abondamment. Il connaissait la réputation de la femme. Petite et frêle, mais elle tuait aussi facilement qu’elle respirait. À elle seule, elle avait abrégé plus de vies que tous les hommes qui l’accompagnaient.

Au bout d’un instant, le soldat revint. Il portait une caisse en bois de mauvaise qualité dans les bras. Il la posa sur le sol aux pieds de sa reine.

— Merci, dit-elle.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Dakan.

— Ton véhicule pour le voyage.

— Mon véhicule ! Mais c’est trop petit !

Il était totalement affolé.

— Mais non, tu vas voir.

Elle fit un signe. Aussitôt, quatre soldats l’empoignèrent, le jetèrent au sol et le plaquèrent. Il avait le visage écrasé contre le marbre lisse du carrelage.

— Qu’est-ce que vous faites ? hurla-t-il.

Il était terrorisé. Imperturbable, Wuq l’observa attentivement.

— Le bras droit, dit-elle simplement.

Un soldat le lui écarta, le bloquant à angle droit de son corps. L’ancien maître de la ville suppliait Wuq en hurlant de terreur. La pentarque examina un moment la pierre passée à son majeur. Puis elle tendit la main. Quelqu’un lui donna une hache qu’elle empoigna bien solidement.

— Je ne suis pas le seul, hurla-t-il, complètement paniqué.

— Pas le seul quoi ? demanda Wuq.

— Pas le seul à travailler pour l’Orvbel.

La petite pentarque interrompit son geste et s’accroupit juste à côté de lui.

— Je vais te confier un secret, lui dit-elle sur un ton intimiste, on est au courant. Il y a neuf d’entre vous qui collaborent. Et six sont disposés sur une route qui relie les frontières orientales et occidentales de la province, ce qui permet aux convois de Brun de traverser en toute sécurité. Manque de chance, tu étais le plus facilement accessible.

Le prisonnier gémit. Il avait abattu sa dernière carte.

— Je vais te dire autre chose, continua Wuq. Je ne vais pas te tuer. Il y a soixante ans après la guerre, et avant encore, nous autres stoltzt étions détestés. Nous étions différents tu comprends. Reptiles à sang froids, qui pondent des œufs et qui vivent plusieurs siècles. Grâce à des gens comme toi, les edorians de cette ville ont reporté leur haine sur les humains. Ils nous voient maintenant en libérateurs. Quand je partirai d’ici, il y aura un régiment dans cette ville. Après tout, tu as détruit leur économie traditionnelle. Ils ne produisent plus rien. Leur seule source de revenu dans les années à venir sera la solde qu’on leur versera. Mais ceci ne te concerne plus. Tu vois, je suis très douée dans le domaine de la mort. Mais je suis sûre que les Elvangorseny le seront davantage quand je te livrerai à eux.

Elle se releva. Elle semblait comme perdue dans ses pensées.

— Tu as quand même de la chance, ajouta-t-elle. Tu contrôlais la seule ville edoriane dans une province majoritairement peuplée de gems. Les edorians ne sont ni cruels, ni rancuniers. Tes congénères regretteront la rapidité avec laquelle tu mourras.

Ces dernières paroles l’achevèrent. Le condamné n’était plus qu’une loque. Le fier khan qui avait dirigé la petite ville d’une main de fer pleurait. Quand l’arme s’abattit sur le poignet, il hurla de souffrance.

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