Chapitre 19 - Partie 2

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Comme dans toutes les régions soumises aux pluies de feu, des refuges régulièrement espacés avaient été construits tout le long de la route. Mais ils étaient surtout destinés aux imprudents qui se faisaient surprendre à l’air libre par les intempéries. En cette saison sèche, ils étaient vides. Les voyageurs préféraient les auberges, moins nombreuses mais plus confortables.

Vu la richesse des États situés aux deux extrémités de la route, les auberges étaient de taille importante. Celle que les voyageurs venaient d’atteindre était assez représentative de l’ensemble. Plus qu’une simple auberge, elle constituait presque un village à elle seule. Le logement était suffisamment grand pour accueillir les convois qui circulaient sur la route. Et les écuries étaient adaptées à ces équipages nombreux. En outre les divers métiers nécessaires aux voyageurs, comme les maréchaux-ferrants ou les charrons, avaient des boutiques dans l’enceinte de l’auberge.

Les deux voyageurs laissèrent leur équipement à celle des trois écuries qui accueillaient les chevaux seuls. Les deux autres, recevaient respectivement les chariots et les hofecy ainsi que l’expliqua Saalyn, une fois de plus comme sembla le suggérer la réaction du disciple. Ils laissèrent leurs biens à un duo de palefreniers qui semblait compétent. Saalyn leur passa quelques petites pièces de cuivre pour garantir leur intégrité. Puis ils se dirigèrent vers l’auberge en traversant la cour, elle était bordée par des passages couverts et légèrement surélevés qui permettaient d’aller d’un bâtiment à l’autre sans se faire mouiller, même par temps de pluie.

Le rez-de-chaussée était bruyant. De longues tables occupaient l’espace central. Les voyageurs de passage y mangeaient et y buvaient. Sur les bords, plusieurs tables carrées étaient occupées par des petits groupes plus discrets. Au milieu de toute cette cohue, plusieurs serveuses humaines circulaient, transportant plats et chopes de bière, esquivant avec habilité les tapes sur les fesses et autres familiarités. De temps en temps, l’une d’elle, coincée par un client ivre se dégageait sans difficulté.

Un petit comptoir se dressait au fond. Derrière, le tenancier remplissait les chopes que ses employées apportaient aux buveurs. C’est vers lui que les voyageurs se dirigèrent.

Quelques-uns des clients remarquèrent l’entrée de Saalyn. Ils la suivirent du regard jusqu’à sa destination. Mais aucun ne semblait suffisamment saoul pour l’aborder. Elle dut quand même esquiver quelques mains baladeuses. Elle avait moins d’entraînement que les serveuses puisqu’elle ne put toutes les éviter. Mais à la grande surprise du jeune apprenti, elle n’y porta aucune attention.

Il restait circonspect. Devait-il faire quelque chose ? Comptait-elle sur lui pour intervenir ? Après tout, ils étaient en Yrian, les hommes étaient censés y protéger les femmes. Mais si c’était le cas, elle l’aurait prévenu. Peut-être estimait-elle qu’après neuf ans avec elle, il savait quoi faire.

Elle atteignit le comptoir. Le taulier s’accouda, la déshabillant du regard sans vergogne.

— Deux chambres, dit-elle.

— Côté cour ou côté forêt ? demanda-t-il.

— Peu importe. Mais propres et communicantes.

— Trois cels les chambres. Plus un cel pour l’eau chaude.

Soit quatre cels. Une somme exorbitante, inaccessible aux paysans qui constituaient la majorité des voyageurs. Il devait croire qu’en tant que représentante de la Pentarchie, elle avait crédit-illimité. Le tenancier, comme tout le reste de l’assistance, avait parfaitement compris ce qu’elle était, le peu de mains qui s’étaient osées à la peloter le disait clairement. Elle proposa une somme plus en accord avec la réalité.

— Deux cels pour les deux chambres et l’eau chaude.

— À ce tarif-là, tu devras partager la baignoire avec ton amant.

— Aucun problème, il n’est pas très dérangeant, répondit-elle en caressant la joue d’Hester.

L’Yriani n’avait pas vu le nourrisson caché sous les vêtements de la stoltzin. Il eut un bref mouvement de surprise.

— C’est un bébé humain, remarqua-t-il.

— Sa mère a été enlevée. Je suis à sa recherche.

— D’accord pour les deux cels.

Öta était surpris. En découvrant la nature de la mission de Saalyn, l’humain avait totalement changé d’attitude. Même s’il restait au-dessus des tarifs du marché.

— Vous avez besoin d’une nourrice ?

— Vous en avez une à disposition ?

— Ma fille cadette vient d’avoir un enfant. Elle est capable d’en nourrir deux, même un aussi âgé que celui-là.

— Je vous remercie. Je ne produirai pas de quoi le rassasier moi-même avant deux ou trois jours.

— J’ignorais que les stoltzin pouvaient allaiter.

— Pourquoi aurions-nous des seins alors ? répliqua Saalyn.

— Je n’y avais pas réfléchi.

Il appela une jeune femme, lui donnant les indications. Elle guida les deux voyageurs à travers la salle. Prenant les quelques bagages qu’ils n’avaient pas laissés à l’écurie, Öta suivit les deux femmes. Alors qu’ils allaient s’engager dans l’escalier menant aux chambres, un homme, un gardien de convoi à en juger par sa tenue, les intercepta. Sa haute stature, son teint sombre et ses cheveux crépus le désignaient comme un natif de la Nayt. Il bloqua le passage à Saalyn d’une main sur la poitrine, pressant le sein qui ne servait pas d’oreiller au nourrisson. Elle se contenta de poser la main sur le poignet de l’homme, sans chercher à le repousser.

— Alors tu nous quittes déjà, tu ne veux pas t’amuser avec un vrai homme un peu avant.

— Oh si, je veux bien, répondit ironiquement Saalyn, mais avec qui ? Tu connais un vrai homme ?

— Banerd ? répondit-il.

— Et où pourrais-je trouver ce Banerd ?

— Je suis Banerd.

Elle éclata de rire.

— Toi ?

— En personne.

Il se pencha vers son oreille.

— Je pourrais te donner du plaisir à un point que tu ne peux pas imager.

Elle lui empoigna l’entrejambe de l’autre main.

— Et c’est avec ça que tu comptes m’amuser ? Enfin, comme on dit ce n’est pas la taille qui compte.

— Attends de voir comment je m’en sers.

— J’ai hâte de voir ça. J’ai beaucoup d’imagination.

Elle se dégagea et monta quelques marches. Puis elle se retourna vers lui.

— Au fait, je ne me suis pas présentée, dit-elle. Mon nom est Saalyn.

— Saalyn ! La Saalyn des guerriers libres !

— En personne.

L’homme était certainement en train de se dire qu’il avait de la chance d’avoir pu peloter la grande Saalyn et avoir encore sa main intacte au bout de son bras. Il regarda la belle stoltzin disparaître à l’étage avec son compagnon. Puis il alla rejoindre ses compagnons à leur table.

La jeune serveuse guida les deux stoltzint jusqu’à une chambre. Elle déverrouilla la porte avec une grande clef. Öta entra, il jeta un regard circulaire sur les lieux. Le sol était propre, le matelas était rebondi et dans un coin une penderie complétait l’ameublement. À cela s’ajoutait l’équipement standard d’une hôtellerie d’un certain niveau, pot de chambre, broc d’eau parfumée et bassine pour la toilette. Il alla jeter un coup d’œil à la fenêtre. Elle fermait, et l’étage inférieur n’avait pas d’avant-toit qui aurait facilité l’entrée d’éventuels intrus. La porte de communication était pourvue d’un loquet. Pour l’ouvrir, il fallait que les occupants des deux chambres le veuillent. Comparé à certaines auberges qu’il avait rencontrées où le logement se limitait à un grand dortoir, l’endroit était luxueux. Le prix se justifiait finalement.

— C’est bon, dit-il.

Saalyn entra à son tour. Elle refit rapidement le tour de la pièce, confirmant le diagnostic de son disciple.

— Parfait, dit-elle, ton examen était excellent.

La serveuse allait partir, mais Saalyn la retint.

— La nourrice sera là dans combien de temps ?

— Dans quelques stersihons, répondit-elle docilement, vous avez encore besoin de moi ?

— Oui. Qui sont les hommes en bas ?

— Des soldats ? répondit-elle.

— Ils appartiennent tous à la même troupe ?

— Non, il y a deux groupes.

— Vous savez où ils vont ?

— Le plus grand groupe va à Karghezo. L’autre en vient.

— Merci.

Elle congédia la jeune humaine. Les renseignements récoltés la laissaient insatisfaite. Sur cette route, les gens soit allaient vers Karghezo, soit en venait et au-delà de Ruvyin ou Kushan. Autant dire qu’elle n’avait presque rien appris. Il y avait quand même un point intéressant. Il n’y avait que deux groupes. Pourtant il y avait du monde en salle. L’un d’eux devait être une escorte pour protéger quelqu’un d’important.

— La seconde chambre ? demanda Öta.

— Elle m’a donné la clef.

Elle tendit la pièce de métal au jeune stoltzen. Les serrures yrianii étaient plus primitives que celles de l’Helaria et la clef qui devait actionner le mécanisme était grosse et lourde. La première fois qu’il en avait vue une telle, Öta avait été surpris. Mais il avait fini par s’habituer.

Il sortit dans le couloir. Quelques stersihons plus tard, il rejoignit Saalyn par la porte de séparation.

— Si tu veux vérifier la chambre, dit-il.

— Ce n’est pas la peine.

Elle lui faisait confiance, ce qui le remplit de fierté, même si ce n’était que pour une petite responsabilité.

— Je prends cette chambre et toi l’autre. Et cette nuit, tu ne verrouilles pas le loquet, même si tu n’es pas seul. On doit pouvoir se rejoindre à tout moment.

— Je n’ai pas l’intention de ramener quelqu’un ce soir.

— Les Naytains ont un proverbe qui dit : « fontaine, je ne boirai pas de ton eau ».

On frappa à la porte. Les deux stoltzt se retournèrent. La nourrice se tenait dans l’encadrement. Sans être une beauté, elle n’était pas dépourvue de charme. Elle n’avait pas encore retrouvé la sveltesse qui devait certainement être la sienne avant sa grossesse et sa poitrine remplissait son corsage au point de l’obliger à desserrer les lacets qui le maintenait en place. Elle portait son propre bébé dans les bras.

Saalyn l’invita à entrer.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle.

— Delimbel, répondit-elle.

— Delimbel, tu vas passer la nuit ici avec nous.

— Je le savais, c’est pour ça que je suis venu avec Benjal.

Elle s’assit sur le lit.

— Je peux voir votre bébé ?

— Bien sûr.

Elle dénoua la ceinture qui renforçait sa chemise. Puis, tandis qu’elle le maintenait d’un bras, elle se déboutonna de l’autre. Il protesta quand elle le passa à la jeune femme. Elle le prit.

— Comment s’appelle-t-il ? demanda Delimbel.

— Hester.

— Ce n’est pas un nouveau-né.

— Il a cinq mois.

La nourrice délaça son corsage pour le faire téter, ce qui interrompit ses geignements. Saalyn en profita pour se rajuster. En regardant Hester, elle pensa qu’il allait bientôt falloir qu’elle mange elle aussi.

Quelques vinsihons plus tard, les deux guerriers libres, lavés et habillés de vêtements propres, descendaient dans la salle commune. Plutôt que les grandes tables centrales, ils préférèrent une petite table inoccupée adossée au mur. Une serveuse ne tarda pas à les rejoindre.

— Vous désirez manger quelque chose ? demanda-t-elle.

— Plus tard, répondit Saalyn, apportez deux bières.

— Tout de suite. Nous avons l’habitude des stoltzt ici. Nous avons des repas adaptés à vos besoins.

Tu parles. L’Helaria achetait la plus grande partie de ce que produisait Karghezo, et la plupart des marchandises transitant sur cette route soit allaient, soit venaient de l’Helaria. Les stoltzt y étaient forcément mieux accueillis qu’ailleurs.

— Ce n’est pas la première fois que je viens, répondit la guerrière libre.

Elle accompagna ses paroles d’un petit sourire. La serveuse jeta un coup d’œil au jeune stoltzen. Puis elle disparut en direction du bar, louvoyant avec habileté entre les tables et les mains baladeuses qui traînaient un peu partout.

— Tu lui plais, remarqua Saalyn.

— Tu crois ? demanda-t-il.

— Ils ne semblent pas hostiles aux stoltzt ici. C’est bon à savoir.

— Tu as l’air surprise, pourtant tu as dit connaître l’endroit.

— Le propriétaire est nouveau. Je ne le connais pas. L’ancien, lui, était raciste et ne le cachait pas. Mais ça fait bien quatre ans que je ne me suis pas arrêtée ici.

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