Chapitre 19 - Partie 1

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La veille, Saalyn et Öta avaient aidé les fermiers à remettre de l’ordre dans les affaires de Dresil. Il fallait rattraper les animaux, les soigner, les nourrir. D’eux-mêmes, ils étaient revenus vers leur étable. L’odeur de brûlé qui s’échappait des ruines les effrayait. Mais la faim fut la plus forte.

Le reste de l’exploitation n’avait pas été touchée, la plantation d’arbres était intacte et les réserves n’avaient pas été abîmées. Il y avait là une fortune pour les paysans du coin. Il allait falloir trouver une personne pour s’en occuper. En attendant, Nëppë avait décidé de s’en charger. Nul doute que les amis de Dresil l’aideraient. Mais le groupe avait perdu son commerçant, et aucun d’eux ne se sentait capable de le remplacer.

Et le matin, ils avaient mis le corps de Dresil en terre. La ferme des parents du jeune homme n’était qu’à quelques longes de là. Le petit cimetière contenait encore peu de tombes. Les deux guerriers libres avaient assisté à la cérémonie, brève comme c’était le cas en Yrian.

Saalyn portait toujours Hester sous sa chemise. Il dormait à point fermé, blotti contre sa poitrine. Elle alla rejoindre Nëppë, entre ses parents et la dernière sœur qui lui restait. Les trois femmes étaient en larme. Le père, lui, avait plutôt l’air plein de colère.

— Je vous présente toutes mes condoléances, leur dit-elle, si vous avez besoin d’aide, vous pourrez compter sur moi.

— Trouvez ceux qui ont fait ça, répondit-il, ça me suffira.

— Je vais mettre tous mes talents à leur recherche.

— Dans ce cas, j’ai confiance.

Il passa un bras protecteur autour des épaules de sa femme.

— Il reste un problème à régler, continua Saalyn. Hester.

— Quoi Hester ?

— Qui va le prendre en charge, vous ou votre fille ?

— Ce n’est pas le fils de Dresil, répondit Nëppë.

— Qu’est-ce que ça change ?

— Ça change que cette femme a apporté le malheur sur notre famille, répondit la mère. Je ne vois pas pourquoi on élèverait son enfant s’il n’est pas de mon sang.

— Ce n’est qu’un enfant. Il n’est pas responsable de ce qui se passe.

— Les pierres de cette femme sont responsables de ce qui s’est passé, répondit Nëppë.

— Elle n’a pas choisi de les avoir. On les lui a imposées.

— De toute façon, les affaires de cet enfant ont brûlé, tenta de tempérer le père, nous n’avons plus rien pour nous occuper de lui. Il faudrait plusieurs jours pour faire l’aller-retour vers Karghezo. Vous y serez avant nous.

La mauvaise foi du paysan était évidente. Mais Saalyn choisit de se taire.

— Et puis, vous pourrez le nourrir mieux que nous.

Sur ce plan, par contre, il n’avait pas tort. Ainsi qu’elle l’avait promis à Nëppë, quelques heures après la première tétée, Saalyn avait commencé à produire un peu de lait. Il faudrait plusieurs jours avant qu’il puisse manger à sa faim, mais il pouvait déjà faire des repas partiels. Toutefois, l’attitude de la jeune femme avait profondément choqué Saalyn. Pour un stoltz, un enfant était sacré. Jamais l’un d’eux n’aurait refusé de prendre en charge un nourrisson qui aurait perdu sa mère. En Helaria, beaucoup d’enfants s’étaient retrouvés orphelins à la suite des différentes guerres qui avaient marqué le règne des feythas. Ils avaient été pris en charge par la communauté. Même les pentarques s’étaient occupés de quelques-uns. Saalyn, en bonne stoltzin, n’avait pas insisté. Elle avait gardé Hester avec elle.

De façon ironique, c’était la première fois que la belle guerrière libre assumait une telle charge. Son métier la faisait voyager souvent. Ces guerres qui avaient fait tant de mal à la Pentarchie, elle les avait passées sur les routes, parcourant Ectrasyc dans tous les sens.

Hester était encore suffisamment jeune pour passer la plus grande partie de la journée à dormir. Délaissant ses cuirasses et ses tuniques, elle avait enfilé une chemise de coton qu’elle avait renforcée d’une écharpe pour servir de berceau au bébé. Elle pourrait ainsi le transporter contre elle tout en gardant une certaine liberté de mouvement. Néanmoins, les stoltz ne produisaient pas beaucoup de chaleur. Ils n’avaient pas le corps aussi froid que les serpents, mais ils n’étaient pas aussi chauds que les humains. Cela sembla perturber le nourrisson un instant, mais il s’y fit assez vite.

Saalyn comptait au début laisser ses affaires chez Nëppë pour se déplacer plus rapidement. Mais c’est finalement avec tout son équipage qu’elle quitta la ferme de Vorsu qui les avait hébergés pour la nuit. Juste après son entraînement du matin, ils s’étaient mis en route à destination de Karghezo.

Öta guida Saalyn jusqu’à l’endroit où il avait repéré les traces mal effacées.

— C’est là, dit-il simplement.

Saalyn descendit de sa monture et s’accroupit devant l’empreinte.

— Tu as eu de la chance, elle est à peine visible. Celui qui l’a effacée a bien fait son travail.

— Mais pas à la perfection, dit le jeune stoltzen.

— Ça reste du bon travail. Aussi bien lui que toi.

D’une main, elle retint Hester contre sa poitrine pour se relever. Puis elle jeta un coup d’œil circulaire cherchant d’autres indices. Mais il n’y avait rien.

— Tu avais raison, on continue sur Karghezo, confirma Saalyn.

L’apprenti retint un sourire de fierté. Il tint la bride du cheval le temps qu’elle monte en selle. Elle le mit dans la bonne direction puis ils repartirent, leurs chevaux de bâts derrière eux.

— Que ferons-nous une fois à Karghezo ? demanda Öta.

— On fouille un peu. On pose quelques questions. Un groupe de cavalier ne doit pas être difficile à trouver.

— Il doit y avoir des douzaines de cavaliers qui entrent en ville tous les jours.

— La plupart sont des convois de minerai et des paysans qui alimentent la ville. Les groupes de cavaliers sont surtout des négociants. La plupart des voyageurs viennent des territoires edorians, les marchands qui font la navette entre Kushan et Sernos utilisent la voie fluviale quand ils le peuvent. Mais tu as raison, il en reste quelques-uns, il n’y a pas assez de bateaux pour tout le monde.

— Et comment reconnaître le groupe qui transporte Deirane.

— Deirane est facilement reconnaissable. Et l’Yrian n’est pas l’Helaria. Même s’ils ont tenté de la voiler pour masquer ses pierres, une femme chevauchant au milieu d’une troupe d’hommes attirera forcément l’attention de quelqu’un.

Le jeune disciple rapprocha sa monture de celle de sa compagne.

— C’est ce qui m’a surpris quand j’ai commencé à te suivre dans tes missions en Yrian, dit-il, cette différence de statut entre les deux sexes.

— En Yrian, la situation des femmes n’est pas trop mauvaise encore. Mais dans certains royaumes le long de la route de l’est, elles ne valent pas mieux que des esclaves. Et dans un ou deux, je ne peux pas y aller uniquement parce que je suis une femme. En Yrian il n’y a pas de différences entre les hommes et les femmes dans la loi, mais en pratique, elles sont considérées comme inférieures. Par exemple le métier des armes leur est interdit parce qu’un commandant estimera qu’elles ne sont pas faites pour ce travail et n’en engagera pas.

— Mais comment fait une femme qui veut devenir militaire ? Elle ne pourrait pas intégrer une troupe constituée que de femmes ?

— Personne ne recruterait une telle troupe. Non, elle a une solution plus efficace. Elle émigre en Helaria.

Cette remarque ironique amusa Öta qui esquissa un sourire.

Profitant d’un endroit où les arbres étaient plus écartés, elle jeta un coup d’œil sur le ciel. Loin à l’est quelques nuages étaient en cours de formation. Il était encore trop tôt pour dire s’ils finiraient en pluie ou s’évaporerait dans l’air. Mais en tout cas, ils pourraient arriver à Karghezo sans se faire mouiller.

— Cette situation présente parfois un avantage, continua-t-elle. Dans certains pays, en Oscard par exemple, une femme est considérée comme irresponsable. Si elle commet un crime, c’est son homme responsable qui subira la peine.

— Elle ne risque rien ?

— En fait si. Si ce qu’elle a fait est vraiment grave, elle sera enfermée, mais comme on enferme un fauve dangereux. Elle ne peut pas être exécutée. Si elle commet un meurtre, c’est son mari qui sera décapité.

Ils finirent par dépasser la limite des arbres sains, un peu en dessous du sommet du plateau. Öta remarqua alors que la route était large et bien entretenue. À écouter les explications de Saalyn, il ne s’était par rendu compte qu’ils avaient quitté le chemin qui desservait les fermes de la vallée pour rejoindre la Grande Route du Sud qui reliait Kushan à Sernos en passant par Karghezo. Il en fit la remarque.

— Je préfère ça, répondit Saalyn, Je ne connaissais pas ce chemin.

— Tu passes souvent par Karghezo pourtant.

— Oui, mais pas par là. J’avais peur qu’il se prolonge plus loin. J’ignorai combien de temps il aurait fallu pour atteindre la prochaine auberge en cas de besoin.

Öta regarda le ciel.

— Il n’y a pas de nuage de feu, dit-il, on ne risque rien.

— Dans cette région, ils peuvent se former en quelques monsihons. Mais tu as raison, on ne risque pas grand-chose en cette saison.

— Je l’ignorai. Je…

Öta venait de découvrir le sommet du plateau. Il avait emprunté la route suffisamment souvent pour connaître l’état de la végétation. Malgré tout le temps qu’il avait passé sur les routes avec Saalyn, il n’arrivait pas à s’y habituer. Il était toujours bouleversé par la désolation ambiante.

— Les feythas ont vraiment abîmé notre monde à un point inimaginable, lâcha-t-il sourdement.

— Il y a pire. Tu verras quand je t’amènerai vers l’est. À Nasïlia, le sol brille la nuit.

— Nous avons eu de la chance en Helaria. Nous avons été peu touchés.

— Tu n’as pas connu nos îles avant la guerre. Ystreka était couverte d’une forêt épaisse sur la moitié de sa surface.

— Mais il n’y a pas de pluies de feu en Helaria.

— Il n’y en a plus. Mais nous étions touchés nous aussi juste après la guerre. À ton avis, pourquoi Kushan et Lumensten ont fusionné avec la Pentarchie.

Öta exprima son ignorance d’un geste.

— Parce que la nature avait été tellement endommagée qu’ils mourraient de faim. Grâce à nos navires, nous avions de la nourriture en abondance.

— Je croyais que c’était parce que les autorités s’étaient effondrées et que ces pays étaient la proie du chaos.

— Ça a joué aussi. Mais à l’époque, nous avions du mal à éviter les pillards chez nous. Alors régler l’ordre sur le continent. D’ailleurs en Lumensten, c’est toujours le chaos.

La chevauchée continua sans incidents. Saalyn continuait à dispenser son savoir à son élève. Celui-ci buvait toutes ses paroles comme du petit lait. Par moment, il se demandait comment lui, jeune stoltzen insignifiant, avait fait pour attirer l’attention de la célèbre Saalyn. Cela faisait neuf ans qu’ils étaient ensemble pourtant. Elle lui avait enseigné beaucoup de choses depuis qu’elle avait entrepris sa formation. Mais il avait l’impression qu’il lui en restait encore beaucoup à apprendre. Aussi doué soit-il, il ne lui arrivait pas à la cheville.

Vers le soir, ils virent une colonne de fumée à quelques longes devant eux. Öta la montra à sa compagne.

— On s’arrête à l’auberge, demanda-t-il, ou on continue ?

— On s’arrête, répondit Saalyn, pourquoi dormir à la belle étoile quand on peut avoir un toit au-dessus de la tête ? Et puis, il faut penser à nourrir Hester. Nous y trouverons une nourrice.

Il hocha la tête. Il avait oublié Hester.

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