Chapitre 4 : Orvbel. (2/2)

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Il attendit que le roi lui rendît son salut pour se relever comme l’exigeait le protocole. Ce qui ne tarda pas.

— Le seigneur de la marche supérieure nous dit que tu as des choses intéressantes à nous apprendre.

Ternine retint un sourire à l’évocation du titre officiel du Premier ministre. Pour lui, originaire du Salirian, il semblait ridicule, mais il s’agissait d’une description mot à mot. Littéralement. Dayan se tenait sur la plus haute marche de l’estrade qui portait le trône, un degré en dessous de Brun, fils de Brun. Il était le deuxième homme du royaume. Son bras droit. Seul le monarque avait le pas sur lui. Certains pensaient que le ministre était le véritable maître du royaume, dirigeant dans l’ombre derrière le roi. C’était vrai par le passé. Brun avait commencé à régner à douze ans. Depuis, il s’était émancipé. Le poste de second lui apportait assez de puissance pour le satisfaire. Il ne recherchait pas davantage de pouvoir, il était totalement dévoué à son souverain. Et il avait tout mis en œuvre pour que Brun fût un grand roi. Peut-être que s’il avait pu fonder une dynastie les choses auraient été différentes, mais il était notoire que le Dayan, malgré les nombreuses maîtresses qui avaient égaillé sa jeunesse, n’avait donné le jour à aucun enfant.

Dans le travail, Brun aimait que l’on aille droit au but. Ternine entra donc dans le vif du sujet, sans tergiversations inutiles.

— J’ai découvert une jeune femme en Yrian, absolument unique.

En annonçant cela, il avait sorti quelques gravures de sa sacoche et les avait tendues au ministre. Celui-ci les examina avant de les donner à son roi. C’était le visage d’une adolescente, presque à l’âge adulte, tracé au fusain par un artiste talentueux. Un deuxième portrait la rejoignit, la même personne, coupée à mi-corps.

— Elle est belle, remarqua Brun, mais j’en ai d’aussi magnifiques dans mon harem. On doit pouvoir en tirer un prix exceptionnel, bien que ce ne soit qu’une paysanne. Mais rien ne justifie le messager spécial que tu nous as fait parvenir.

Dayan était d’accord avec son roi. Ternine n’aurait jamais déclenché une telle affaire juste pour une adolescente un peu mignonne, même avec ce visage. Connaissant l’espion, il y avait certainement autre chose.

— Ce tatouage, sur son visage et sa gorge, il a quelque chose de particulier ? demanda-t-il.

— Pour ça oui. Ce n’est pas un tatouage, répondit le Salirianer.

— Qu’est-ce alors ? demanda Brun.

— C’est une broderie.

Le roi dévisagea son agent d’un air étonné.

— Explique-toi mieux. Je ne comprends pas.

Du doigt, il désigna le tracé linéaire sur le visage.

— Ces lignes-là sont des fils d’or brodés à même la peau. Et tous ces petits points, ce sont des pierres précieuses.

Les deux maîtres du pays regardèrent attentivement les gravures.

— De quel genre de pierres ? demanda Dayan.

— Un peu de tout. Sur son front c’est un rubis, sur ses joues ce sont des diamants. Il y a aussi des émeraudes, des saphirs, des topazes dorées ou bleues. Rien que dans les zones visibles, j’en ai recensé douze différentes, mais je n’ai pu voir qu’une petite partie de son corps.

Brun était impressionné. Son regard dévorait le portrait.

— Comment est-ce arrivé ?

— Je l’ignore. Il y a certainement un sort démoniaque là derrière. Elle a déjà enfanté et son ventre s’est développé normalement sans que les fils cassent ou lui déchirent les entrailles.

— Elle est donc fertile, remarqua Brun, intéressant.

Il examina un long moment le visage aux traits délicats.

— Une telle femme doit être la possession d’un seigneur puissant. Celui qui l’a couverte de pierres d’une aussi grande valeur ne l’a certainement pas laissé s'échapper dans la nature.

— Eh bien, en fait, si, répondit Ternine. Elle vit libre dans la maison de son futur mari.

Brun ne disait plus rien. Il semblait perdu dans un rêve. L’espion ne savait pas ce qu’il devait penser du mutisme de son seigneur. Une artère battait à sa tempe sous l’action de l’inquiétude. Des sueurs froides lui coulaient dans le dos, collant la tunique à sa peau.

— Intéressant. Je vais l’acquérir personnellement, dit enfin Brun. Une telle pièce va me rapporter un prestige immense.

Ternine essaya de cacher sa joie, mais il eut du mal. Normalement, les esclaves étaient vendus aux enchères, dans divers lieux de la ville selon leur coût. Son découvreur touchait cinq pour cent de l’opération, le royaume dix, le reste revenait à l’ancien propriétaire. Quand le roi se réservait une vente, il laissait l’enchère se dérouler à terme. Une fois le prix fixé, le roi intervenait alors. Il annulait la transaction, payait le prix convenu au vendeur et dédommageait l’acheteur d’une somme pouvant aller jusqu’à cinquante pour cent s’il avait montré de l’acharnement à vouloir l’acquérir. Et le découvreur, en l’occurrence Ternine, touchait son obole sur le total. Sans compter que le commanditaire de Ternine était Brun en personne, il n’aurait donc pas à rétribuer le propriétaire de l’esclave. Il estimait gagner entre six cents et sept cent cinquante cels sur cette affaire, la meilleure de sa vie.

Brun échangea sa gravure contre celle de Dayan.

— Avec une telle marque, elle devrait être célèbre, constata-t-il. Or elle est totalement inconnue. J’en conclus qu’elle se cache. Alors comment l’as-tu trouvée ? demanda-t-il.

— Elle ne se cache pas, elle vit juste en un lieu isolé. Elle habite avec son compagnon dans une exploitation de beurrier.

— Le Seigneur lumineux à raison, relança Dayan, je sais comment tu travailles. Tu ne visites pas les fermes. Comment as-tu découvert son existence ?

— On m’a mis sur la piste. Un drow parmi mes connaissances en a entendu parler.

— Un drow ? Ce n’est pas dans leur style. Ils ne se mêlent pas aux gens.

— Celui-là, si. Il s’appelle Lergerin Aldower. Il vit dans un château proche d’Ortuin en Yrian. C’est un solitaire.

— Nous comprenons mieux.

— Il ne m’a donné que peu d’informations. Si peu, que j’ai cru un moment qu’il m’avait raconté n’importe quoi, qu’elle n’existait pas. J’ai par chance retrouvé sa piste à Sernos. À l’ambassade d’Helaria.

— L’Helaria ! Elle vit là-bas ?

La façon dont Brun avait craché ce nom montrait toute la haine qu’il éprouvait contre la Pentarchie.

— Non, quand je suis arrivé elle était partie.

— Toute personne qui travaille en Helaria est sous la responsabilité d’un maître. Il suffisait de lui demander, dit Dayan.

— Elle en a bien un, mais je ne pouvais pas l’interroger. Son maître est Calen de Jetro.

Le ministre ne put retenir un sifflement d’admiration.

— Pour une petite paysanne, elle a des amis haut placés, remarqua Brun. Intéressant. Tu as bien dit qu’elle résidait à Sernos ? Et Calen vit à Jimip. Elle avait donc un suppléant auprès d’elle.

— Le Seigneur lumineux a raison, répondit Ternine. En partant, Calen l’a confiée à un autre maître. Mais je ne pouvais pas davantage l’interroger.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il s’agit de Saalyn.

Brun regarda la gravure intensivement, serrant le papier presque à le déchirer. Saalyn, cela faisait un an à peine, mais il se souvenait encore de son passage, sa ville à moitié brûlée, son palais à sac, lui obligé de fuir comme un lâche. Et cinquante guerriers libres épaulés par un seul navire avaient suffi pour arriver à ce résultat. Un seul navire ! Une frégate que les Helariaseny qualifiaient de légère, même pas une grosse unité. L’Helaria avait mis en proportion autant de sa puissance dans cette attaque que lui pour écraser une mouche. Il avait perdu la face. Et le pire, ils étaient repartis sans rien piller ni emporter ; si ce n’était leur collègue – du moins ce que Jergo en avait laissé – et les esclaves en fuite qui avaient réussi à rejoindre les quais avant qu’ils quittent la ville. Il parvint à maîtriser ses nerfs.

— On peut penser que si elle disparaissait, Saalyn se lancerait à sa recherche, dit-il enfin.

— C’est probable, répondit Dayan, c’est comme ça qu’elle marche.

— Alors il faut nous amener cette femme le plus vite possible. Et quand Saalyn viendra ici…

Il ne termina pas sa phrase. La colère qui faisait vibrer sa voix évoquait ce qu’il envisageait pour la guerrière libre.

— Brun, s’écria Dayan, Saalyn ne doit pas mettre les pieds à Orvbel, jamais.

Le roi fixa son regard de rapace sur le ministre. Celui-ci se reprit.

— Je vous prie de m’excuser, Seigneur lumineux, mille fois béni des dieux, dit-il en posant un genou au sol. Je me suis oublié.

Brun lui fit signe de se relever.

— Seigneur lumineux, quand un simple maquereau s’est attaqué à Saalyn, les Helariaseny ont failli réduire la ville en cendre. Que feront-ils si c’est Sa Majesté en personne qui la retient prisonnière ?

Le roi dévisagea son ministre un long moment.

— Tu as raison, laissa tomber Brun.

On sentait la déception dans sa voix. Mais il n’était pas un imbécile capricieux non plus. L’armée d’Helaria était censée avoir agi sans ordre. Elle avait désobéi aux pentarques. L’impératrice Vespef avait adressé des excuses officielles à la cité. Pourtant, le lieutenant qui avait dirigé l’attaque n’avait pas été puni. Et quelques douzains plus tard, il avait été nommé capitaine pour la façon dont il avait mené l’opération pour délivrer Saalyn. Aux temps pour l’insubordination.

— Tu as raison, dit-il, elle ne doit pas mettre les pieds ici. Si quelque chose doit lui arriver, autant que ça ait lieu loin de nous.

Dayan était soulagé. Il n’aurait pas à argumenter, pour une fois.

— Mais cette fille est unique, continua le souverain en montrant le portrait. Il nous la faut.

— Sans compter que même si je ne tiens pas à voir Saalyn venir ici, s’en prendre à elle de manière indirecte n’est pas pour me déplaire, compléta le ministre.

— Je pense même que c’est l’une des motivations d’Aldower, ajouta Ternine. Il hait l’Helaria. Leur faire perdre la face même sur des actions mineures comme celle-là ne peut que le réjouir.

— Intéressant. Que leur reproche-t-il ?

— Ils existent.

Brun, fils de Brun, hocha la tête. Dayan, dans un geste tellement machinal qu’il ne s’en rendait plus compte, se lissa la barbe.

— Tu penses à quelque chose, dit enfin le monarque.

— Je me suis opposé à cette femme. Son intelligence contre la mienne. Ça pourrait représenter un défi intéressant.

— Tu veux l’envoyer sur une fausse piste ?

— Oui, Seigneur lumineux.

— Elle est douée. Si la tromperie est trop visible, elle se doutera de quelque chose.

— J’ai quelques idées. Et je pense qu’elles pourraient être efficaces contre elle. Et ça pourrait mettre fin à la concurrence qui nous oppose à la Nayt dans le commerce d’esclave.

— Oh ! Les cailloux que tu vas semer vont aller droit en Nayt.

— Les petits seulement. Les gros viendront ici. Mais ils seront tellement énormes que même elle n’y croira pas.

— Et une fois en Nayt ?

— La Nayt est un État civilisé, cependant il est immense et peu peuplé. Et à moitié couvert d’un désert. On se perd dans un désert. Sans précautions, on peut y mourir. Surtout quand il est bourré de poussières de feu.

— Et c’est la Nayt qui sera considérée comme responsable, conclut Brun. Et si elle suit tes gros cailloux ?

— J’ai prévu ça aussi. Sa Majesté se souvient-elle de ce que disait son père, dans ses rares moments de lucidité, sur les plans de bataille ?

— Que le meilleur plan n’est pas celui qui oblige l’adversaire à suivre une action précise pour mener à la victoire, mais que c’est celui qui, quelle que soit l’action de l’adversaire, mène à la victoire, récita le roi comme un enfant dans une salle de classe. Cette phrase n’était toutefois pas de lui, c’est une des jumelles tueuses qui l’avait prononcée.

— Cela ne la rend pas moins juste pour autant. Je n’ai jamais été confronté à une personne de la stature de Saalyn. Mais elle n’a non plus jamais affronté quelqu’un de mon niveau.

Ternine intervint alors :

— Alors, ma trouvaille vous intéresse ?

Les deux seigneurs se regardèrent un moment. Ils avaient oublié l’espion, tant il était discret. Il n’était pas Orvbelian, fidèle à son roi. C’était un Salirianer, payé pour sa loyauté, et il pouvait changer de camp si on lui offrait plus. Or l’adversaire était très riche. Ils n’eurent pas besoin d’échanger une parole.

L’espion était encore utile. Il allait devoir donner tous les renseignements sur cette paysanne. Ils ignoraient où elle vivait. L’Yrian était vaste. S’ils devaient le fouiller en totalité, ils n’auraient toujours pas fini dans vingt ans.

Une chose était sûre cependant. L’espion ne devrait jamais raconter ce qu’il savait à qui que ce fût. Mais, il ne devait pas mourir ici. S’il disparaissait, ses éventuels contacts ne devraient jamais faire le lien avec l’Orvbel. Et Dayan venait d’avoir une idée qui allait certainement ravir Brun. Une idée tellement géniale que la simple évocation de l’implication d’Orvbel semblerait ridicule.

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