Chapitre 31 : Lily (1/2)

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— Merci d'être venue.

Chris leva à peine la tête pour vérifier qui venait d'entrer dans sa cellule.

— J'avoue que j'ai été surprise... Agréablement, je veux dire. Je ne m'attendais pas à ce que tu veuilles me voir avant un moment, répondit Lily.

La jeune femme marqua une courte hésitation, puis s'installa sur le lit, seul endroit où s'assoir dans la petite pièce. Chris frémit, mais n'émit aucun commentaire sur leur soudaine proximité.

J'ai besoin d'elle.

— Tu as tout ce qu'il te faut ici ? relança la visiteuse.

— Je ne peux pas me plaindre...

Il ne mentait pas : logé à même enseigne que les militaires de la base, il disposait d'un coin d'eau, d'un petit four, d'une penderie — avec un uniforme flambant neuf auquel il n'avait touché — ainsi que d'un lit confortable. Plus important encore, sa porte n'était pas verrouillée. Il pouvait aller et venir à sa convenance, avec juste un surveillant lui collant aux semelles.

— Lily, si je t'ai demandée c'est parce que j'ai des questions sur mon passé.

Lily acquiesça lentement, sans chercher à cacher une pointe de déception.

À quoi s'attendait-elle ?

Recourir à elle ne lui plaisait pas, il aurait préféré l'éviter aussi longtemps que possible. Mais des deux personnes susceptibles de l'éclairer, elle constituait de loin sa meilleure chance.

— Qu'est-ce que tu veux savoir ? répondit finalement la jeune femme.

— D'après ton père, d'autres de mon village ont été amenés dans l'Arche avec moi. Que sont-ils devenus ?

— Ils sont morts, depuis longtemps.

Le jeune homme grimaça : Lily n'y allait pas par quatre chemins, comme toujours. Pour autant, il n'avait pas réellement entretenu d'espoir.

— Comment ?

Lily le dévisagea en fronçant les sourcils.

— Je ne suis pas sensée te parler de ça.

— Au point où j'en suis, ça a vraiment de l'importance ?

La jeune femme continuait cependant d'hésiter.

Un autre angle d'attaque...

— Nous portions tous une racine de Pikral ?

— Oui, au début.

— Au début ?

Lily secoua la tête.

— Tu ne lâcheras pas l'affaire, hein ? Très bien, je vais te répondre. Sache pour commencer que mon père espérait vraiment vous "sauver" comme il dit. Vous n'étiez que des enfants pour lui, en dépit de multiples avis défavorables il tenait à essayer de vous "adapter" à la vie dans l'Arche.

Nous "adapter" ?

— Qu'est-ce qui a mal tourné ?

— L'évolution est toujours la même avec les... ceux de la surface. Il n'y a aucun problème au début, les réponses aux sollicitations sont bonnes. Après quelques mois, parfois quelques semaines seulement, on commence à observer pertes d'appétit et soudaines poussées d'agressivité. Plus ils s'affaiblissent, plus la violence des symptômes augmente. La plupart meurent en moins d'un an, avec une grande souffrance dont personne n'a su identifier la source.

Chris frissonna. L'origine de cette douleur demeurait peut-être mystérieuse, mais pas sa cause. Il aurait mis sa main au feu que Lily la connaissait, elle aussi : la trop longue séparation avec le Souffle, ou avec la Pierre, une sorte de manque. Il voulait savoir, il savait.

La jeune femme marqua une courte pause avant de reprendre.

— Tu comprends, maintenant ? La rouquine, ce n'était pas de la barbarie... Les exécutions sont destinées à éviter aux sujets cette longue agonie.

Cette fois, Chris eut davantage de mal à conserver son calme.

Vous auriez pu la relâcher à tout moment !

— J'ai été capturé il y a plus de dix ans, alors comment ai-je survécu ?

Les yeux baissés, Lily se mura un moment dans le silence. Chris attendit puis, ne voyant rien venir, se résolu à poser lentement ses doigts sur les mains contractées sur ses genoux de la jeune femme. La réaction ne tarda pas : elle se jeta si soudainement dans ses bras qu'il n'eut pas le temps de réagir.

— Je suis désolée, tellement désolée, sanglota la jeune femme contre son torse.

— Lily, qu'est-ce que... Peu importe ce qu'on m'a fait, ce n'était pas ta faute.

— Tu ne comprends pas.

La jeune femme inspira à fond et recula, les yeux légèrement rougis.

— Au début vous étiez quatorze. Quatorze Chris Martin.

— Quoi ?

— Vous sembliez condamnés, alors... Quand mon père s'est mis en tête de créer un destructeur de l'Artefact, il a pensé à vous, les enfants survivants. Vous avez été les premiers d'une longue expérience. Tu sais, la connaissance du cerveau humain est très évoluée de nos jours. Implanter des souvenirs factices, en faire oublier d'autres, ça n'a plus rien d'extraordinaire. On utilise ce procédé pour traiter des chocs traumatiques, ou pour surmonter des névroses par exemple.

— Mais jamais pour changer complètement l'identité d'une personne, pas vrai ? gronda Chris.

— Non, avoua Lily d'une petite voix. Le professeur Garner, le plus grand expert du cerveau humain, a été mis à la tête d'une équipe d'experts de toutes les Arches. Ils ont commencé par effacer complètement les souvenirs des sujets pour leur construire l'illusion d'être né et d'avoir toujours vécu dans l'Arche. La plupart des enfants ont bien réagis, mais le résultat n'a pas été celui escompté...

— Comment ça ?

— Débarrassés de la racine de Pikral, aucun patient n'a développé d'aptitude spéciale. Vous avez regagné vos forces, vous sembliez devenus comme nous, une petite révolution pour la communauté scientifique ! Cependant, ce n'était pas que recherchais mon père...

— Alors vous avez... Vous nous avez changé nos souvenirs, encore une fois ?

— Plus qu'une...

Lily baissa la tête.

— Lorsque les "vrais" souvenirs sont trop enfouis, il semble impossible de contrôler l'Énergie Stellaire. Lorsqu'ils sont trop proches de la surface, les sujets se retournent contre nous. Ou se suicident, parfois. Le traitement s'est en outre révélé désastreux lorsqu'il est appliqué à des adultes, qui deviennent particulièrement instables.

Le silence retomba dans la pièce tandis que la jeune femme se triturait les doigts.

— Combien ? demanda enfin Chris. Combien de lavages de cerveau ai-je subi au juste ?

— Neuf.

Chris se laissa tomber sur le lit. Il ne cherchait qu'à connaître les conséquences de la destruction de la Pierre, mais ça ? À neuf reprises, sa vie avait été totalement réécrite. Comment pouvait-il seulement espérer rester sain d'esprit dans ces conditions ?

— Chris, tu dois savoir autre chose, repris doucement Lily. Lorsque nous nous sommes rencontrés devant l'Institut, ce n'était pas notre première rencontre. Enfin, pas pour moi.

— Comment ça ?

— Ce projet est vite devenu la grande obsession de mon père, alors forcément, je m'y suis intéressée. J’y ai pris part bien avant... Non, ce n'est pas important. Ce qui compte, c'est que malgré toutes ces manipulations, vous gardez toujours quelque chose de celui que vous étiez avant. Un comportement, une façon de réagir... Certains étaient difficiles à approcher, mais pas toi. En quelque sorte, nous nous sommes liés d'amitié à trois reprises. Mais avant ta dernière "remise à zéro", je me suis rendu compte que je...

— "Je" quoi ? s'agaça Chris, prêt à exploser à tout instant désormais.

— Je suis tombée amoureuse.

Douché, le jeune homme la regarda sans en croire ses oreilles.

— Dans cette version de toi, continua-t-elle, tu étais presque le même. La seule différence, c'est que tu es resté convaincu jusqu'au bout de venir du passé, que tu n'as jamais réussi à contrôler le pouvoir.

Incapable d'en encaisser davantage, Chris se leva et s'écarta au maximum de sa visiteuse.

— Tu me dis que...Tu... Et tu n'as rien fait pour arrêter tout ça ?

— Bien sûr que si ! J'ai supplié mon père, le professeur Garner, j'ai tout essayé ! Mais tu étais trop spécial pour eux, aucun autre n'a jamais supporté aussi bien le traitement. Aucun autre n'a survécu à plus de deux réécritures, alors que toi tu en avais déjà supporté huit sans le moindre signe d'instabilité !

Chris la fixait, horrifié, désormais partagé entre la haine et la pitié. Lily se leva à son tour, mais ne chercha pas à s'approcher.

— Je comprends que tu me déteste maintenant, affirma la jeune femme. Mais je... J'attendrais. S'il te plaît... essaie de me pardonner, d'accord ?

Elle attendit quelques instants une réponse qui ne venait pas, puis se résolu à partir lentement. Sur une ultime œillade — espérait-elle qu'il la retienne ? —, elle quitta enfin la pièce.

Elle ne comprend pas, elle ne sait pas.

Le seul chemin qui s'ouvrait devant lui n'offrait aucun espace pour les espoirs de la jeune femme.

Chris patienta quelques minutes, le temps d'être certain que Lily soit loin, puis il sortit à son tour. C'était au lieutenant Falman de monter la garde devant sa porte — le soldat s'était présenté à lui plus tôt.

— Où allez-vous ? questionna l'officier aux traits particulièrement juvéniles.

— Je veux rendre visite aux prisonniers. Le général m'a donné l'autorisation, précisa Chris pour faire bonne mesure.

Le soldat n'émit aucune objection, il se contenta de lui emboîter le pas. Tous deux sortirent du complexe résidentiel pour obliquer vers un bâtiment en plein centre de la base. Cette construction sans rien de distinctif était gardée par deux hommes seulement, qui ne s'opposèrent pas non plus au passage de Chris. Le jeune homme eut tout de même droit à une paire de regards méprisants.

L'intérieur ne comportait qu'une seule grande salle — à peu près des dimensions d'un court de tennis — dans laquelle une quinzaine d'Enfants se tenaient recroquevillés dans un coin. Ils portaient encore les tenues dans lesquels ils avaient été enlevés, cependant les lieux n'empestaient pas. Cela témoignait d'un minimum d'humanité à leur égard. Tous s'intéressèrent à Chris dès son arrivée, avec un mépris évident voire du dégoût. Domi, blottie dans les bras de Kal et sous la surveillance de Soleya, semblait surtout lasse. Il manquait quelques visages, certains blessés recevaient peut-être des soins. Il y avait également ceux qui avaient perdu la vie.

Les remords attendront. À jamais, peut-être.

— Bonjour Domi, salua-t-il en se baissant devant son amie. Bonjour à tous, ajouta-il en faisant cette fois le tour du groupe du regard.

Chris recula ensuite de quelques pas pour leur faire face.

— J'ai fait fausse route, attaqua-t-il. Je le reconnais, je ne pensais qu'à vous sauver et mes actes... sont injustifiables. Mais je ne vais pas perdre de temps à m'excuser. Je n'ai pas besoin que vous m’appréciiez, que vous ne me pardonniez ni même que vous me fassiez confiance. Tout ce que je souhaite, c'est savoir si vous êtes prêts à vous risquer vos vies pour la liberté ? Pour l'avenir de votre peuple ?

— Heu... monsieur Martin ? intervint dans son dos un lieutenant Falman circonspect.

— Je peux vous donner une chance de vous battre, continua le jeune homme en ignorant délibérément l'interruption. Tout ce dont j'ai besoin, c'est de la parole de chacun que vous m'obéirez jusqu'à ce que nous soyons sortis d'affaire. Vous devez vous engager à respecter mes ordres sans discuter !

En parlant, Chris se concentra spécifiquement sur Soleya, ne la lâcha pas des yeux. Tout dépendait d'elle, il le savait. Lorsqu'elle donna son assentiment de la tête — sans cesser de le fusiller du regard —, tous les autres l'imitèrent, Domi la première.

Les dés sont jetés.

— Monsieur Martin, je ne suis pas sûr de comprendre ce qui se passe ici, mais il me semble préférable que nous quittions les lieux, intervint une nouvelle fois le lieutenant. Je ne pense pas que le général...

Le soldat voulut saisir l'épaule du jeune homme, mais interrompit son geste à mi-chemin. En se tournant, Chris vit la surprise naître dans les yeux de Falman, qui plaqua ses mains autour de sa propre gorge, la palpa en ouvrant frénétiquement la bouche comme un poisson rouge. Le lieutenant recula d'un pas, tomba à genoux, se mit à se gratter frénétiquement sa gorge au point d'y laisser un sillon sanglant.

Chris ne détourna pas les yeux. II attendit, de marbre, que le lieutenant ait cessé de bouger.

Je n'ai plus le droit à la faiblesse ou à la pitié.

Lorsqu'il revint sur le groupe d'Enfants, une partie d'entre eux étaient debout, hésitants. Leurs regards allaient et venaient entre le cadavre et Chris, il avait gagné toute leur attention cette fois. Certains fixaient plus particulièrement la racine de Pikral qui ornait son cou, ce qui arracha un sourire au jeune homme qui s'en saisit et tira un coup sec. Devant son assistance médusée, le végétal céda aussi facilement que la branche d'un arbre mort.

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