Chapitre 30 : Détruire la Pierre (1/2)

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Les hommes de Duverne maîtrisaient leur sujet. Quelques heures leur suffirent pour déployer la quantité impressionnante de matériel stockée dans la base. Ces machines comptaient parmi les plus imposantes qu'ait jamais vu Chris, de taille comparable aux pompes de la station de traitement des eaux dans l'Arche.

Mais la tâche de celles-ci est tout autre...

Une dizaine de canons de vingt mètres de haut s'alignaient désormais sous ses yeux, tous pointés vers le ciel. Pour les alimenter, chacun disposait de batteries à Énergie Stellaire presque aussi hautes que lui, prêtes à recevoir ce que Chris soutirerait à la Pierre.

Un plan soigneusement préparé. Je balance l'Énergie dans les batteries et les canons l'évacuent au fur et à mesure.

Quelle quantité de Souffle de Père attendait son heure dans ce morceau de pierre noire ? S’il se laissait aller à y songer, rien qu'un instant, une furieuse envie de prendre ses jambes à son cou montait en lui. Soleya n'avait jamais évoqué de limite quant à la quantité d'Énergie qu'il puisse manœuvrer, mais celle-ci avait toujours été limitée par son environnement. De terribles migraines avaient récompensé ses essais les plus ambitieux dans l'Arche.

Ce fameux Gardien est le seul à avoir tenté cet exploit, pour autant que je sache. Et il s'est tué en détruisant toute la vallée.

Chris remarqua qu'un soldat s'était immobilisé à quelques pas de lui, il semblait le dévisager. Au travers de la visière, le jeune homme distingua une mèche blonde et des yeux violets.

— Tu n'as pas du travail à faire ? lança-t-il brutalement.

Lily ne demanda pas son reste, elle repartit sans un mot. Chris faillit la rappeler, mais s'empressa de faire le ménage dans ses émotions. S'il parvenait à la blesser ainsi, ce ne serait que justice. La responsabilité de la jeune femme dans ses tourments n'avait rien à envier à celle de son père. Elle l'avait convaincu qu'il comptait pour elle !

Du mouvement en marge de son champ de vision le tira de ses pensées. Un nouveau groupe émergeait de la base.

— Domi ! lança-il avec bonheur en reconnaissant la crinière cuivrée de son amie.

La jeune femme traînait légèrement une jambe et, une fois suffisamment proche, Chris vit qu'elle avait un œil poché et une joue plus bleue que rouge. Elle lui parvint pourtant à lui adresser un faible sourire.

Pour contrer la colère qu'il sentait poindre, Chris se força à se concentrer sur les compagnons de son amie. Il retrouva Kal, Lovrek et Janos en bonne forme, bien que visiblement désorientés. Ils ne quittaient pas la Pierre des yeux. Une dizaine d'autres villageois les accompagnaient — tous relativement jeunes — et Soleya se détacha de ce groupe pour prendre les devants. Sans accorder d'attention à Chris, la prêtresse le dépassa et avança vers le monolithe jusqu'à ce qu'un soldat s'interpose. Elle se contenta alors de se prosterner et ne bougea plus. Le reste du groupe se laissa alors glisser au sol, suivant son exemple.

— Domi ?

La jeune femme ne répondit pas, tout juste leva-elle brièvement les yeux. Il eut alors une vue plongeante sur la racine de Pikral qui ornait son cou.

Bien sûr, pas de contact mental possible...

— Je te l'avais dit, cette Pierre les rends fous, commenta le général Duverne en approchant à son tour.

Dans la combinaison des Patrouilleurs, seule une petite plaque sur le torse distinguait l'officier-supérieur de ses hommes.

— Pourquoi les avez-vous amenés ici ? répliqua Chris.

— J'estime qu'on ne manque jamais de motivations. Ainsi tu as ton objectif bien en tête et, dès fois qu'il te vienne l'idée de te servir de toute cette puissance contre nous, nous allons répartir tes amis entre les canons. À la moindre entourloupe...

— Mais je n'ai aucune idée de ce que je m'apprête à faire !

— Dans ce cas, je te conseille de vraiment tout donner, conclut le général.

Sans le laisser argumenter davantage, le militaire s'éloigna et un de ses hommes tira Domi sans dans son sillage, sans ménagement. La jeune femme regardait partout autour d'elle.

Est-ce qu'elle comprend ce qui se joue ? Comment réagira-t-elle quand elle le saura ?

— Tout est prêt, annonça un soldat en dévoilant une seringue.

Chris se contenta d'acquiescer. Il sentit la piqure comme si la pointe pénétrait sa propre peau, la racine se détendit immédiatement. Le jeune homme ferma brièvement les yeux, lorsqu'il rouvrit le monde avait changé de couleur. En dépit du soleil qui approchait de son zénith, il aurait juré le crépuscule très proche. Au centre de la plaine brillait un soleil miniature à côté duquel le reste du monde pâlissait !

La majorité des militaires ayant trouvé refuge sous le dôme, ceux qui restaient se tenaient à proximité des canons pour veiller à la fois sur des panneaux de commandes et sur les habitants de Triam. Sans surprise, le général gardait personnellement l'œil sur Domi. Un duo venait de saisir Soleya pour la forcer à les suivre.

Au terme d'une longue inspiration, Chris avança à son tour. Les reflets qu'il discernait sur la Pierre — semblable à de l'obsidienne —, offraient à celle-ci une étrange majesté, comme si l'Artefact cherchait consciemment à impressionner l'observateur. Le jeune homme sentait monter la pression, il devinait chacun des regards braqués sur lui.

Un pas...

L'air devenait lourd, un poids s'imposait sur les épaules de Chris qui dû lutter contre la tentation de se laisser tomber à la renverse.

Un de plus...

Cette sensation d'être observé se faisait de plus en plus forte. Il avait l'impression que même son objectif le fixait.

J'y suis presque.

La vision du jeune homme se troubla, comme s'il avait pris un coup de massue sur l'arrière du crâne. Il trébucha, mais refusa de céder et reprit vite sa progression.

Je dois le faire. Pour Domi. Pour les autres. Pour moi. Ma route ne s'achèvera pas ici !

La meilleure motivation demeurait peut-être la plus égoïste, mais il s'en fichait en de telles circonstances. La masse noire le dominait enfin, à portée de sa main. Sous ses pieds, la terre était carbonisée. L'air vibrait. Une chaleur se répandait dans chacun de ses membres. Tout son corps tremblait, refusait de se mouvoir davantage.

Tu n'es pas un dieu, encore moins le mien ! Tu n'es rien qu’un rocher dénué d'âme, au mieux une météorite !

Avec toute la rage puisée dans les tréfonds de son âme, Chris frappa le roc.

***

— Où suis-je ?

Affalé au sol comme s'il venait de tomber à la renverse, Chris se releva et s'épousseta en étudiant les lieux. Ces derniers n'avaient rien d'ordinaires : il se tenait dans une sorte de forêt tropicale totalement surnaturelle. Une lueur chaude descendait des nuages, rougeoyante, il voyait comme au travers d'un écran de vapeur. S'il ne sentait pas le moindre souffle de vent, l'air lui-même tremblait.

Les arbres revêtaient les couleurs les plus vives et extraordinaires qu'il puisse imaginer. Troncs, branchages et feuillages passaient sans transition du rouge au jaune, à moins d'arborer les bleus et violets les plus étranges. Contre toute logique, la seule couleur absente semblait être le vert. Ces branchages — et la végétation et général — empruntaient par ailleurs les formes les plus incongrues. Toutes s'étiraient autour de lui, formant des arches, des nœuds ou des tours entremêlées. Certains des troncs les plus chétifs à la base devenaient aussi épais que des chênes centenaires au-dessus de quelques mètres. D'autres émergeaient d'un étang aux reflets dorés... Ou trouvaient leur source directement dans la voûte céleste !

— Encore une vision onirique ?

En guise de réponse, il perçut une nouvelle vibration dans l'air, suivie par un clapotis. Lorsqu'il jeta un œil du côté de l'étang, son cœur bondit dans sa poitrine : deux grandes prunelles dorées l'observaient au travers d'une vase fluorescente.

— Père ? Non... la Pierre, c'est ça ? Qu'est-ce que tu es au juste ?

Le sol trembla, les racines se mirent en mouvement, glissant, se trémoussant autour de lui comme des centaines de serpents. Maîtrisant sa chair de poule, Chris voulu leur échapper, mais n'avait nulle part où aller. Il n'existait aucun moyen d'éviter ces plantes étranges, omniprésentes dans ce monde. Contre-tout attente, il finit par réaliser qu'elles ne le menaçaient pas. Aucune logique ne transparaissait dans les mouvements erratiques de ces végétaux.

Sous l'eau, les yeux ne disparaissaient pas.

Il me teste ?

— Je dois...

Ça n'allait pas : sa voix était hésitante, frêle, il devait donner une toute autre impression !

— Je vais te détruire ! Pour sauver mes amis et l'humanité, je vais te pulvériser !

Peut-être allait-il trop loin cette fois ? La réponse ne se fit pas attendre : une bourrasque puissante le heurta de plein fouet. Elle était glaciale et venait de nulle part et de partout à la fois. Le souffle coupé, Chris battit en retraite. Une douleur fulgurante montait dans sa poitrine.

Il m'a brisé toutes les côtes ?!

Les feuilles des arbres, eux, ne frémissaient même pas.

— Je dois te détruire ! insista-t-il d'une voix rauque, avec tout le souffle qu'il lui restait.

Sur la dernière syllabe, le sol se remit à tressauter, bien plus fort encore qu'auparavant. Le jeune homme eut l'impression de se retrouver sur un trampoline géant. À une faible distance, la terre se souleva alors différemment : comme si un vers géant se mouvait là-dessous, dans sa direction !

Chris n'eut pas le temps de tourner les talons. Il fut propulsé, décolla sans ressentir la moindre résistance dans l'air. Il n'y avait plus de gravité. Le jeune homme s'agrippa aux branches d'un arbre bleu marine, mais les feuilles de ce dernier se révélèrent aussi tranchantes que des rasoirs. Il lâcha prise presque aussitôt et s'envola de plus belle, traversa des nuages plus écarlates que ses paumes meurtries, se débattit dans un ciel qui virait — contre toute attente — au bleu azur. Enfin, son dos frappa quelque chose de dur et il s'affala de tout son long en soulevant un nuage de poussière.

Les nuages s'assombrirent, devinrent aussi noirs que la nuit tout en se parsemant d'éclairs silencieux qui tressautaient dans un chaos continuel indescriptible. Lui se tenait au milieu d'une plaine aride, d'un vide qui s'étendait à perte de vue. Sur le sol, pas de sable, mais une terre claire, pauvre, desséchée.

"Morte", c'est ça le bon terme.

— Où je suis maintenant ? Qu'est-ce qui se passe ?

Cet environnement ténébreux était dépourvu de soleil, ce qui ne l'empêchait pas de suer comme en plein jour au cœur du Sahara. Il sentait ses lèvres se craqueler en quelques instants. Chaque inspiration lui brûlait la poitrine, comme si sa douleur lancinante provoquées par ses côtes ne suffisait pas. S'il ne réagissait pas vite, il allait perdre connaissance, mais quelque chose lui disait que ce serait la pire chose qui puisse lui arriver. Il se passa les mains sur le visage et s'avisa qu'elles étaient plus rouges que blanches. Brisé de l'intérieur, il se vidait de son sang et de son eau.

— Je dois garder mon calme. Même si tout a l'air si réel, ce n'est qu'une illusion... Je suis simplement debout devant la Pierre...

Chris fit quelque pas en battant des bras, dans l'espoir de saisir quelque chose d'invisible. Un fossé s'ouvrit alors sous ses pieds, il parvint de justesse à éviter d'y choir.

Un piège ?

Alors que la terre finissait de s'effriter, une porte se matérialisa quelques mètres plus bas. Il ne s'agissait en réalité que d'un cadre doré, semblable à celui d'un tableau. L'issue elle-même irradiait de lumière.

Le jeune homme sentit des émanations provenir de cette ouverture, un courant d'air frais et apaisant, une promesse de bien-être. Malgré lui, Il tendit une main ensanglantée et desséchée vers ce passage inattendu et sentit un soulagement infini l'envahir. Il vit ses coupures se refermer à vue d'œil et sa peau se gorger d’eau ! Il entendait presque la porte de lumière l'enjoindre de la franchir !

— Je ne peux pas partir. Je dois d'abord accomplir ma mission... souffla Chris, avant de le répéter en criant tout en marquant un pas en arrière difficile.

Sa voix seule résonna, longuement, dans l'immensité de ce lieu. La Pierre, il devait se focaliser sur le monolithe, rien d'autre ne comptait !

Un faible souffle vint alors balayer sa joue. Un doux nuage de poussière s'élevait non loin de lui, du côté opposé à la porte. Le courant d'air s'accéléra, encore et encore. Chris frémit lorsqu'il comprit ce qui se formait sous ses yeux.

Une tornade ! Qui me pousse vers la sortie !

Face à la violence des éléments, le jeune homme invoqua le pouvoir. Comment avait-il pu ne pas y songer plus tôt ? Il était là, partout ! Aussi mort que soit ce monde, le Souffle de Père, l'Énergie Stellaire, il ne voyait que ça où qu'il regarde ! Chris leva un bouclier, la première construction qu'il ait maîtrisée, puis le fit avancer pour se confronter à la tempête.

Le choc fut rude. Les rafales, bloquées l’espace d’un instant, ne cessèrent de gagner en puissance. Chris serra les dents, mobilisa de plus en plus de Souffle. Il se retrouva rapidement isolé dans une bulle, juste lui et la porte au beau milieu d'un cyclone. Il ne voyait plus rien à l'extérieur, sans la lueur issue de la porte, les lieux auraient été plongés dans la plus noire des nuits. Le jeune homme ne cessait de mobiliser davantage d'Énergie, ce qui n'empêchait pas la paroi qui le protégeait de sembler constamment sur le point de céder. La porte était la seule issue.

Si j'abandonne, que va-t-il se passer ? Duverne, il ne voudra rien entendre...

Une première fissure apparut dans sa construction protectrice, puis d'autres. La paroi de ténèbres se lézarda complètement en quelques instants. Dès que la première brèche apparut, le sable s'engouffra, se répandit en tourbillonnant à l'intérieur du dôme protecteur de Chris. Le jeune homme jeta un dernier regard à la porte, avait-il encore le temps ?

Je n'ai pas le droit d'abandonner. Plutôt mourir !

Tout s'arrêta. La tempête, le sable, le tissage de Chris ou le contrôle qu'il exerçait sur l'Énergie Stellaire, tout disparut d'un coup. Chamboulé, se sentant comme un pantin auquel on a coupé les fils, le jeune homme mit un instant reprendre ses esprits. Il chercha ensuite la porte des yeux, quelque chose... Mais il n'y avait plus rien. Vraiment plus rien ! Il nageait dans un espace obscur et complètement vide, le néant au-dessus comme en-dessous de lui !

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