Une centaine de mètres devant lui, une paroi rocheuse irrégulière s'extirpait des eaux souterraines et barrait l'horizon. Des racines de Lumineas bleus et violettes s'entremêlaient sur sa surface, s'étirant vers leur fleur respective. Ces plantes offraient un éclairage nébuleux au liquide sombre et calme.

Il n'y avait aucune embarcation en vue, tout juste Chris apercevait-il quelques bouées et une petite tour dont le sommet clignotait par intermittence. Des vaguelettes frappaient le ponton où il attendait avec Lily, avec une lenteur et une faiblesse presque exaspérante.

Le jeune homme jeta un œil vers sa compagne, assise sur un banc à ses côtés. Elle semblait perdue dans la contemplation de... quoi au juste ? Il n'y avait rien ! Chris s'efforça de maîtriser son impatience.

— Il y a des poissons là-dedans ? interrogea-t-il juste pour briser le silence.

— Hum ? Non. Il a été question d'en implanter, mais les gains ne valaient pas la pollution engendrée.

La jeune femme retomba aussitôt dans son mutisme, laissant Chris tout à sa frustration. Il ne comprenait pas ce qu'ils faisaient là. Lorsqu'elle lui avait proposé de découvrir la ville — après leur séance d'entraînement matinale —, il s'était imaginé partir à la découverte de commerces, d'endroits riches en couleurs... au lieu de quoi elle les avait menés droit là, sur la rive du lac. Il ne s'agissait d'ailleurs même pas d'une rive, puisque le quartier entier était suspendu au-dessus de la gigantesque nappe phréatique.

— Lily, qu'est-ce que...

— J'aime beaucoup cet endroit, je le trouve apaisant, pas toi ? coupa la jeune femme.

Tout en parlant, elle le fusilla du regard et désigna brièvement de la tête le groupe qui traînait non loin d'eux. Chris ne parvenait pas à percevoir de quoi parlaient ces derniers, parfois il entendait des éclats de rire, ou les voyait se tourner vers eux. Pour lui, il ne s'agissait que d'amis qui qui flânaient, il n'y avait rien qui les rende louches. Pourquoi Lily s'en souciait-elle ?

Si ça se trouve, ils nous prennent pour un couple d'amoureux.

Il glissa un coup d'œil discret à sa compagne. Dans la pénombre, les courts cheveux blonds de la jeune femme frémissaient sous l'effet d'un faible courant d'air. Lily avait été la première à s'intéresser véritablement à lui. À se soucier de ses sentiments, ses espoirs, de ce qu'il voulait faire. Les autres se concentraient sur ses origines ou la place qu'il pouvait prendre dans la société moderne.

Il revit un instant l'expression du général Duverne, lorsque Lily avait annoncé qu'elle le recrutait dans son équipe. Le militaire aurait sans aucun doute refusé tout net, mais la jeune femme ne s'était pas démontée. Finalement, il avait cédé. Sans desserrer sa mâchoire.

Lily brillait par son caractère bien trempé, sa détermination à toute épreuve. Elle l'impressionait à toujours prendre les choses en main, aussi bien sur le terrain de mechaball qu'à l'extérieur. Et elle était vraiment jolie. S'il lui manquait peut-être quelques formes, elle demeurait grande, avec de longues jambes, des traits particulièrement harmonieux avec ses pomettes réhaussées... et puis il y avait ces yeux. Des yeux pourpres proprement saisissants. Définitivement, que les gens l'imagine en couple avec une si belle jeune femme n'avait rien de désagréable.

Sans s'en rendre compte, son regard avait dérivé vers la main de Lily. Celle-ci était toute proche de la sienne, sur le banc...

Chris s'écarta brusquement.

Pas question, ça compliquerait encore les choses ! Je dois me concentrer sur mon objectif : rentrer chez moi. Si je m'attache trop à elle...

Il devait absolument garder la tête froide, chose rendue d'autant plus difficile qu'il côtoyait aussi Jess désormais. Celle-ci lui tournait ouvertement autour ! Drôle, expansive et simple à la fois, la joueuse de mechaball possédait elle aussi un charme capable de faire tourner toutes les têtes. Si les amis de l'université de Chris pouvaient le voir en pareille compagnie, il en aurait rendu plus d'un jaloux. 

— Prépare-toi, ils s'en vont, chuchota Lily.

Arraché à ses pensées coupables, Chris mit un instant à associer les paroles de la jeune femme au groupe à proximité. Celui-ci se séparait. Certains citadins partaient vers quartier résidentiel, d'autres en direction des usines alimentaires, laissant le duo complètement isolé.

Et maintenant ?

Dès que le dernier badaud disparut, Lily bondit sur ses pieds et se pencha au bord de l'eau. Elle tapota le ponton, puis se redressa face à Chris, l'invitant du geste à la rejoindre. Le jeune homme remarqua alors qu'une ombre se dessinait à la surface dans l'eau obscure, puis un objet en perça la surface. Une sorte de tube d'un mètre de diamètre.

Comme le sommet d'un...

— Un sous-marin ? lâcha-t-il.

"L'écoutille" s'ouvrit et un petit homme en émergea. À la seconde qui suivit, Chris se reprochait déjà d'avoir pensé "petit homme". Cet inconnu émacié, disgracieux et aux doigts boudinés possédant bien la taille d'un enfant, mais juger quelqu’un juste sur son physique, ça ne faisait pas !

L'étrange bonhomme lança un regard peu amène au duo, puis il tira une échelle de la structure sous ses pieds et tendit l'extrémité vers le ponton où Lily s'en saisit.

— Après-toi, invita la jeune femme en disposant l'échelle comme une passerelle vers le tube mystérieux. Attention à ne pas tomber, je n'irai pas te chercher dans cette eau glaciale. En plus, il y a bien quarante mètres de profondeur et je ne sais pas nager. Allez, dépêche avant que quelqu'un d'autre n'arrive !

Chris étudia les barreaux rouillés avec méfiance, puis dévisagea encore Lily. Elle affichait son expression stricte de l'entrainement, celle qui précédait de longues séries de reproches. Avec un profond soupir, il s'engagea sur le pont de fortune.

Heureusement, il n'y avait que quelques pas à faire. Il n'avait jamais aimé les jeux d'équilibre. Leur hôte lui attrapa le poignet dès que ce fut possible, il l'aida à s'introduire dans la structure au-dessous. Celle-ci était plongée dans l'obscurité, mais Chris remarqua une sorte de vrombissement mécanique. Il s'assura que Lily suivait, puis se laissa glisser en bas.

L'espace où il atterrit ne correspondait pas à son idée de l'intérieur d'un sous-marin. Trop large, trop grand, les lieux lui évoquaient davantage le hall d'une usine. Le jeune homme discernait d'ailleurs des formes imposantes qui devaient être de grandes machines. Le bruit provenait d'elles.

— Bienvenue dans la station C-11, annonça une voix dans son dos au même instant qu'une vive lumière jaillissait du cœur des ténèbres.

Pris par surprise, Chris fit volte face pour découvrir une femme armée d'une lampe torche. Grande, des cheveux courts, son visage lui sembla familier.

— Vous êtes... le major Poller, c'est ça ?

— Taller, corrigea la soldate en grimaçant. Mais tu peux m'appeler Démétra.

— Celle qui m'a guidé, lorsque j'étais perdu dans le quartier martial, compléta-t-il.

La militaire ne portait pas son uniforme blanc, s'avisa-t-il. Elle l'avait troqué contre un pantalon très simple en toile tandis qu'un débardeur mettait en évidence ses larges épaules. Lily atterrit à ses côtés et enlaça le major sans autre forme de procès. Le petit homme les rejoignit à son tour après avoir fermé l'écoutille.

— "Station C-11" ? De quoi s'agit-il ? Qu'est-ce qu'on fait là ? explosa Chris.

— On vient chercher tes réponses, rétorqua Lily en lui adressant un clin d'œil.

— Nous sommes dans une unité de nettoyage des eaux usées, enchaîna Taller. Il y en a une cinquantaine sous le quartier martial. Ces usines sont reliées entre elles et fonctionnent en relative autonomie. Il est rare que des agents de maintenance y descendent, ce qui en fait de parfaites planques clandestines.

— Des sanctuaires pour les adeptes de la libre-pensées ! corrigea à son tour le petit homme.

Le sergent ricana tandis que Chris regardait déjà autour de lui. Ce fut rapide : en dehors de tôles rouillées et d'une couche de poussière remarquable, l'endroit semblait totalement dénué d'intérêt.

L'homme qui les avait fait entrer s'approcha et tendit à Chris une main couverte par des bandages crasseux. Ses vêtements n'étaient pas en meilleur état, il était mal rasé et ses cheveux partaient dans tous les sens. À ce stade, il s’agissait d’une invitation à le regarder de haut !

— On ne s’est jamais vus, hein ? Moi c'est Rick, se présenta le petit homme. Je suis le tôlier ici.

— Chris, lâcha le jeune homme sans pouvoir cacher sa méfiance. C'est vous qu'on est venu voir ?

— Bien sûr que non, je fais qu'accueillir les visiteurs.

— Je vais vous guider, précisa Taller. Suivez-moi.

Laissant Rick derrière eux, Lily et Chris emboîtèrent le pas de la soldate. Les murs se rapprochèrent presque aussitôt, mais les dimensions du site dépassèrent tout de même les attentes de Chris. Ils se retrouvèrent à progresser dans une sorte de réseau d'égouts, ils pouvaient tout de même avancer debout.

— Ce Rick, il est un peu... commença Chris.

— Spécial ? proposa Lily. Il est atteint de plusieurs malformations congénitales.

Elle récidivait, avec sa manière d'annoncer des choses choquantes comme si elle parlait de la météo.

— Je croyais que ces problèmes avaient été éradiqués ? s'étonna le jeune homme. Que vous choisissiez les gênes des nouveaux nés ?

— On ne choisis pas les gênes, on en écarte certains, précisa Démétra. Mais tu as raison : ce genre de dégénérescences ne devraient plus exister en théorie. C'est comme si, parfois, la nature voulait nous rappeler que nous ne sommes pas ses maîtres.

— Essaie de ne pas regarder Rick de travers, ajouta Lily. La vie de ces malchanceux n'est pas simple dans la culture de la perfection des Arches. Si quelqu'un mérite du respect ici, c'est bien lui.

Chris voulut rétorquer que ce n'était pas son genre, mais ils n'avaient pas marché deux minutes qu'une source de lumière devant eux l'interpellait déjà. Elle provenait d'une sorte de cabanon, placé au milieu du "couloir".

— C'est un espace de stockage pour matériel de maintenance, précisa Lily en devançant la question de Chris. On nous y attend.

— Qui nous attends ?

— Avance, tu verras, l'encouragea la jeune femme avec un étrange sourire.

Chris ne put s'empêcher de marquer une pause, mais n'avait-il pas assuré à Lily qu'il lui faisait confiance ? Il avança jusqu'à l'ouverture... et s'immobilisa sur le champ. Derrière un bureau de fortune — une armoire en métal renversée — se tenait le professeur Reinard de l'institut Haut-cour !