Chapitre 23 : Océan vert (2/2)

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Chris la regarda se détourner de lui pour dévaler la pente comme si de rien n'était. Taller avait beau prétendre que tout allait bien, cette blessure n'avait rien de bénigne. Sans l'intervention de la renarde, Démétra serait morte. Dans quelle mesure la Sauvage l'avait-elle soignée ? Les dégâts internes avaient-ils été réparés aussi bien que son enveloppe ?

Rongeant son frein, le jeune homme s'intéressa de nouveau à la renarde, qui attachait sa prise à sa taille, s'aidant d'une bande de tissu arrachée à sa tunique. Leurs regards se croisèrent et elle lui adressa un sourire énigmatique avant d'emboîter le pas du major.

En dépit de sa maigreur, la renarde lui semblait tout à coup robuste. La femme brisée de l'Arche avait laissé place à une autre, dont les foulées énergiques rivalisaient avec celles du major. Sans trop comprendre comment, les pensées du jeune homme dérivèrent vers Lily. Comment s'en était-elle tirée ? Où se trouvait-elle, que faisait-elle à cet instant ? La jeune blonde s'efforçait de toujours apparaître solide comme un roc, elle-aussi, mais lui savait que ce n'était qu'une façade.

Elle doit être effondrée.

Ce n'était pas qu'il s'attribue une importance exagérée — même s'il avouait espérer que la jeune femme s'inquiète pour lui. Lily avait perdu plus que lui : deux de ses amies les plus chères avaient disparu également. Démétra avait commencé sa carrière en tant que garde de la demeure des Duverne et, plus spécifiquement, de la fillette qu'était alors Lily. Leur relation était profonde. Quant à Jess...

Non, il ne devait pas penser à Jess. Au moins Lily pourrait-elle venir en aide à Jake. S'il était toujours vivant.

Bon sang ! Et moi dans tout ça ?

Chris pressa le pas pour rattraper ses compagnes. La renarde sourit lorsqu'il la rattrapa. Peut-être se moquait-elle ? Elle semblait parfaitement à l'aise, tandis que lui frissonnait chaque fois qu'une branche propulsait sur lui une poignée de gouttelettes glaciales. Leurs tenues étaient prévues pour l'exercice physique, pas pour tenir chaud. Pour ne rien arranger, lorsqu'il entrevoyait le ciel celui-ci promettait une nouvelle rincée.

Le jeune homme décida de se concentrer sur une seule chose : poser un pied devant l'autre. Une véritable mission, car il ne devait pas seulement lutter contre la faim et l'épuisement, le sol était un adversaire sournois. Glissant et traître, entre pierre couverte de mousse et couche de feuilles mortes imprévisible, le terrain ne se prêtait pas à la randonnée. Taller s'efforçait de leur tracer un itinéraire praticable, mais ne pouvait pas faire de miracle.

En cours de route, la renarde captura deux lièvres qui allèrent tenir compagnie à l'écureuil contre ses hanches. Les humains n'inquiétaient décidemment pas les animaux locaux, ils se laissaient approcher bien trop facilement. Chris eut la satisfaction de ne pas trouver de troisième œil ou d'oreille supplémentaire sur ces bêtes là — et pas davantage sur les chevreuils ou les sangliers qu'il aperçut.

La matinée n'était sans doute pas terminée lorsque le major annonça qu’ils s’arrêtaient pour avaler quelque chose. Ravi, Chris s'efforça d'apporter sa contribution avec du petit bois. En trouver du vraiment sec se révéla mission impossible. Démétra démontra une fois de plus ses compétences de survie et parvint à faire démarrer un feu par frottements en temps record, sous le regard appréciateur de la renarde. Le résultat de leur cuisine fut une viande à demi-cuite et parfumée de manière suspecte, sans doute du fait de l'humidité. Cela n'empêcha pas Chris d'arracher jusqu'à la dernière miette sur les os.

Repus, le trio reprit la route sous une petite bruine. Le terrain s'inclina rapidement. Ils franchirent un vallon pourvus d'un ruisseau, puis rejoignirent une nouvelle ligne de crête. Le sommet consistait en une fine bande rocheuse qui dominait les environs, leur offrant un point de vue remarquable. L'Arche IV se dessinait encore à l'horizon, une partie de son dôme ocre émergeait des bois. De l'autre côté, le terrain descendait en pente douce pour rejoindre le cœur d'un océan vert. Que ce soit dans les espaces plats ou sur les "bosses", la verdure s'étendait à perte de vue.

Cette fois, la renarde fut la première à repartir, dévalant presque la pente au pas de course. Chris, qui avait espéré une pause plus longue, ne put que secouer la tête. Où la jeune femme trouvait-elle ces forces ? Il allait lui emboîter le pas lorsqu'il remarqua que le major restait sur place. Taller s'appuyait sur un tronc et semblait réaliser une sorte d'exercice de respiration. Il se rapprocha, mais lorsqu'il fit mine de poser une main sur son épaule, la militaire s'écarta et secoua la tête.

— Ça va ? insista-t-il.

— Très bien ! Je... reprenais juste mon souffle, assura Démétra avant de reprendre la route.

Si Chris garda le major à l'œil un moment, son attention fut vite détournée par les trombes d'eaux qui succédèrent aux gouttelettes. Le trio trouva refuge dans un semblant de grotte, tassés les uns contre les autres et trempés jusqu'aux os. Ils attendirent que l'orage passe dans une atmosphère étouffante. Les cheveux de la renarde chatouillaient les narines du jeune homme, ils dégageaient un parfum particulier, une odeur d'herbe qui lui semblait familière. Il ne parvenait cependant pas à se souvenir où il l'avait senti.

Ce crachin ne dura pas et le trio finit par reprendre son avancée. Les glissades devinrent cependant encore plus régulières et ils furent rapidement tous couverts de boue. Chris aurait donné cher pour se voir dans un miroir — et encore plus pour une bonne douche. Un soleil timide finit par venir caresser sa peau, juste au moment où ils débouchaient sur un terrain ouvert.

Faut-il y voir un signe favorable ?

Un nouveau cours d'eau leur barrait la route. Le jeune homme comprit immédiatement que celui-ci serait plus compliqué à gérer que le ruisseau enjambé précédemment. Il se pencha sur la rive, évaluant la largeur du lit de cette rivière à au moins quinze mètres de large. Le puissant courant charriait régulièrement des branchages, souvenir de la nuit agitée.

— Je ne m'attendais pas à ça, grinça Taller en se postant derrière lui. J'avais vu cette rivière en été, il n'y avait qu'un mince filet d'eau.

— Comment on va traverser ?

Sans être un spécialiste des équipées sauvages, il devinait le danger d'une tentative de rejoindre l'autre rive à la nage. De toute façon, il n'avait aucune envie de se jeter dans une eau glacée alors qu'il commençait à peine à sécher. Chris laissa son regard remonter le long d'une sorte de plage de galets. Il repéra l'ombre de quelques poissons, mais aucun moyen de franchir l'obstacle.

— Il y a un pont en aval, annonça Démétra. Mais seulement à quatre ou cinq kilomètres et nous serions obligés de monter sur la route.

— Si on suit la rive dans sa direction, on trouvera peut-être un passage praticable avant ? proposa le jeune homme.

À peine avait-il formulé ces mots que la renarde lui frappa l'arrière du crâne. Pris par surprise, il ne put que se masser le cuir chevelu endoloris.

— Qu'est-ce qui t'arrives ? s'écria-t-il.

La Sauvage secoua la tête, désignant la berge opposée avec insistance. Elle voulait dire quelque chose, mais quoi ? Voyait-elle un moyen de traverser à cet endroit ?

C'est beaucoup trop dangereux !

Comme il ne réagissait pas, la jeune femme engloba leur environnement des bras. Ce geste lui sembla familier.

— Je crois qu'elle veut utiliser l'Énergie Stellaire, déduisit-il.

— Quoi ?

Souriant, la Renarde hocha la tête. Sans attendre, elle commença à convoquer l'Énergie autour d'eux. Cette fois, son œuvre atteint de nouvelles proportions : elle semblait décidée à puiser tout ce qui était à portée ! Chris la vit construire quelque chose par-dessus les flots, une sorte de pont lumineux.

— Qu'est-ce que tu regardes ? questionna Taller.

Pour toute réponse, la Renarde fit un pas en avant, se hissant sur la structure qu'elle venait d'établir. Le major étouffa un juron tandis que Chris testait à son tour la "structure" des pieds.

— Allons-y ! décida le jeune homme.

— Je ne pense pas que...

— Ne t'inquiètes pas, je vais te guider.

Il comprenait le major. Lui-même n'était pas sûr qu'il aurait le courage de marcher dans le vide, comme si ses pieds ne reposaient sur rien.

Ça me rappelle un film...

— Donne-moi la main et marche exactement dans mes pas, déclara-t-il en invitant Taller du geste.

La militaire hésita encore un instant avant d'acquiescer. Elle grimpa à sa suite, avec une démarche hésitante. Le jeune homme ne put se retenir de sourire : il était agréable d'avoir l'avantage sur elle, pour une fois.

Le jeune homme se rendit cependant compte que la paroi transparente était fine, de la largeur d'un pied tout au plus. En cas de plongeon, le courant l'enverrait contre des rochers sans lui laisser le temps de revenir à la surface. Comme si cela ne suffisait pas, la renarde atteignait déjà l'autre côté. Une femme qui avait cherché à le tuer à de multiples reprises, or ce pont ne tenait que par sa seule volonté. La situation n'avait décidemment rien d'engageant !

Il fit cependant une découverte : il était plus facile de faire preuve de courage lorsqu'on avait quelqu'un à soutenir. Risquant un regard derrière lui, Chris constata que le major était livide. Elle ne quittait pas leurs pieds des yeux et des rides peu naturelles de formaient sur son front. Il serra d'avantage la main de la militaire, qui lui rendit cette pression. Sans cesser d'assurer à sa compagne que tout allait bien, le jeune homme continua d'avancer.

Au moment d'atteindre l'autre rive, Chris sauta sur la berge avec un soulagement non feint. Derrière lui, Taller s'écroula sur un tapis de mousse et se tint là, avachie et respirant bruyamment. Le jeune homme leva enfin les yeux vers la renarde, qui s'abstint de sourire cette fois. Il lui en fut reconnaissant.

Il n'y avait pas de grande différence entre les deux berges du cours d'eau, pourtant Chris sentit qu'il venait de franchir une étape cruciale. Il faisait face à l'inconnue, à des bois hostiles où l'humanité n'avait plus sa place depuis tout un millénaire. Étrangement, cela éveillait en lui une excitation primaire. Il ne savait pas à quoi s'attendre, mais avait hâte de le découvrir.

Lorsque Chris s'arracha à sa contemplation des bois, il fut surpris de voir que Taller n'avait toujours pas bougé. Elle restait prostrée au sol, ce qui ne lui ressemblait pas. Cette épreuve avait été intense, mais c'était fini.

— Ça va aller, Démétra ?

La renarde fut la première à répondre, à sa façon. Elle s'était approchée de la militaire et secoua la tête de gauche à droite. Le major se redressa alors, uniquement pour basculer sur le dos. Chris resta un instant interdit devant le spectacle qui s'imposa à lui : une cascade de sang s'échappait du nez, de la bouche et même des oreilles de la soldate !

— Démétra !

Il se jeta aux côtés de la militaire, qui braqua ses yeux dans ceux du jeune homme. Le major chercha à parler, mais ce qui franchit ses lèvres ne fut qu'un gargouillis abominable.

— Qu'est-ce qui se passe ? Il faut faire quelque chose ! s'affola Chris.

Il chercha l'aide de la renarde du regard. La Sauvage avait prouvé sa capacité à faire des miracles, à ses yeux elle pourrait recommencer, elle le devait. Pourtant, elle ne bougea pas. Elle se contenta de secouer la tête en signe d'impuissance.

Le cœur de Chris se contracta. Les multiples mises en garde reçues dans l'Arche quant à la dangerosité des particules stellaires lui revenaient brutalement à la face. La renarde savait ce qui se passait : que pouvait l'Énergie Stellaire contre un mal dont elle était l'origine ?

Démétra fit signe à Chris de l'aider. Avec son soutien, elle bascula sur le côté et cracha une nouvelle gerbe de liquide carmin. Dans la foulée, elle saisit l'épaule du jeune homme désemparé avec une force dont elle ne semblait plus capable.

— Désolée... pour tout, croassa-t-elle.

Sur un ultime spasme, le bras de Démétra retomba le long de son corps et son regard se voila.

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