Chapitre 17 : Le chaînon manquant

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Alors qu'il suait à grosses gouttes, torse-nu, Chris sentait sur lui le regard persistant de sa voisine. Il ne lui prêtait plus attention, cependant. Pour dire la vérité, il en tirait même une forme de plaisir coupable : il n'avait pas à rougir du physique athlétique qu'il arborait désormais.

Pratiquer de l'exercice physique dans le peu d'espace disponible dans sa cellule constituait un vrai défi. Il s'agissait néanmoins de son meilleur moyen de se concentrer. En outre, il pouvait ainsi se délester un temps de son uniforme empestant le cramé.

On ne peut pas me reprocher la mort de ce soldat. C'est ce maudis colonel qui a tout provoqué ! Quant au stade, je n'ai fait de mal à personne... de toute façon, je n'ai rien voulu de tout ça !

Au terme d'une semaine de ruminations solitaires, sa ligne de défense était prête. Évidemment, il cherchait essentiellement à se justifier face à sa propre conscience. Les gardes qui apportaient ses repas — et suivaient un roulement régulier — se muraient tous dans le silence. On le laissait seul avec lui-même... et la renarde.

La jeune femme constituait un vrai mystère. Sa relation avec elle, s'il pouvait employer ce terme, ne progressait pas d'un pouce. Elle le regardait tantôt avec l'intérêt que l'on aurait devant une bête de foire — ce qui n'était pas loin de la vérité — tantôt comme si elle avait l'intention de lui faire la peau. La renarde prenait en tous cas pour acquis, désormais, que la moitié des aliments servis à Chris lui reviennent. Ce qui n'arrangeait en rien son attitude.

Alors qu'il se tenait en position du poirier, Chris entendit du mouvement de l'autre côté de la porte. Il se redressa, sur la défensive.

Ce n'est pas l'heure du déjeuner.

Lorsqu'il reconnut son visiteur, il se tendit encore davantage. Le général Duverne s'introduisit dans la pièce, seul. Il s'immobilisa à deux pas du prisonnier et ses yeux glacier détaillèrent lentement le jeune homme. Pendant un moment, il ne prononça pas un mot.

— Général, salua Chris lorsqu'il n'y tint plus.

Le jeune homme se tint bien droit et fit de gros efforts pour cacher l'animosité qui l'habitait. Duverne était à l'origine de sa détention sans explication, sans lui donner l'occasion de se défendre. Il y avait aussi cette horrible racine de Pikral autour de son cou. Bien sûr, le pire demeurait le traitement que lui avait fait subir ce colonel. Il avait bien failli mourir et Chris refusait de croire que le général ait été sans relation avec cet évènement !

— Bonjour Chris, répondit enfin l’officier supérieur, avec un calme qui ne fit qu'exaspérer davantage son interlocuteur. J'espère que tu te portes bien ?

— Je n'ai pas à me plaindre, la chambre est confortable et le service particulièrement aimable, rétorqua-t-il avec un sourire acerbe.

Le défier ne m'amènera nulle-part ! se morigéna-t-il aussitôt.

L'officier-supérieur inspecta brièvement les lieux du regard. Il s'attarda un instant sur la renarde — qui s'était ratatinée dans le coin opposé de sa cellule —, puis revint sur le jeune homme.

— Le Haut-Commandement a statué sur ton cas, enchaîna le militaire sans transition. Le colonel Fisher...

— Ce type est un fou furieux ! explosa Chris.

Il ne parvenait décidemment pas à garder son calme, secoué par des émotions contraires. Une part de lui avait envie d'imiter l'attitude de la Renarde, de se rouler en boule dans un coin en espérant se faire oublier. L'autre, dominée par la colère et un profond sentiment d'injustice, lui intimait d'affronter cet homme qui tenait sa vie entre ses mains, quelles qu'en soient les conséquences.

Le général s'interrompit un instant et, contre toute attente, un petit sourire germa sur ses lèvres.

— Fisher fait preuve de beaucoup de zèle, nombreux sont ceux qui critiquent ses méthodes. Cela étant dit, il a fait la preuve de son efficacité et constitue une autorité dans son domaine. Dans son rapport préliminaire, il propose de te disséquer pour comprendre comment un humain ordinaire peut maîtriser l'Énergie Stellaire.

— Me quoi ?

— Une solution trop extrême, enchaîna Duverne. Rien ne prouve que cette manière de procéder nous apprendrait quelque chose. Cela reviendrait à un beau gâchis.

Un spécimen à rentabiliser au mieux, voilà à quoi il était réduit ? Chris nota que le général s'abstenait de préciser dans quel camp lui-même s'était rangé. Cette façon de présenter les choses ne pouvait qu'être préméditée : son interlocuteur cherchait à le placer en position de faiblesse.

Depuis quand est-ce que je raisonne ainsi sous pression ?

— Que voulez-vous ? lâcha-t-il en se forçant à fixer l'officier droit dans les yeux.

Le général ne se laissa pas déstabiliser, son attitude resta inchangée, tout comme son expression.

— Après un âpre débat, nous sommes tombés d'accord sur le fait que tu pourrais être le chaînon manquant, Chris.

— Le quoi ?

— Le lien entre l'évolution des Sauvages et la nôtre, l'élément qu'il nous manquait pour comprendre comment ces êtres inférieurs peuvent manipuler l'Énergie Stellaire.

Le militaire jeta un nouveau coup d'œil du côté de la Renarde, qui se serait incrustée dans le mur si elle l'avait pu.

— Vous avez dit que vous ne vouliez pas me disséquer, rétorqua Chris d'une voix grinçante.

— L'étude corporelle des Sauvages n'a jamais rien donné, précisa le militaire. Nous maîtrisons presque tous les secrets du corps humain, mais celui-ci nous échappe.

L'image d'un corps immobilisé sur une table opératoire s'imposa à Chris, qui réprima un frisson.

— Tu dois savoir, continua le général, que plusieurs de nos plus brillants anthropologues ont perdu la vie en étudiant les Sauvages. Certains se sont naïvement persuadés qu'ils avaient établi un lien avec leur sujet, mais à peine libérés de la racine de Pikral, ces créatures s'empressent d'utiliser l'Énergie à leur portée pour fuir ou causer un maximum de dégâts. Ces êtres sont les plus violents que notre Terre ait jamais porté !

Cet argumentaire ne réussit qu'à accroitre la colère en Chris, qui ne savait pourtant rien de ces fameux "Sauvages". Le seul qu'il ait pu observer correspondait d'ailleurs à la description qui lui était faite : la renarde le regardait comme une proie. Il ne parvenait cependant pas à prendre pour argent comptant ce que lui annonçait le soldat.

— Vous avez donc besoin d'un sujet plus coopératif, quelqu'un comme moi, conclut Chris avec un sourire désabusé.

— Tu es un garçon intelligent, je l'ai mis en avant devant le Haut Commandement.

— Alors qu'est-ce que vous m'offrez en échange ? enchaîna le jeune homme. Je veux être libre, immédiatement. Si je collabore avec vous, j'exige l'assurance qu'on ne me traitera plus comme un criminel et que je pourrais aller et venir comme bon me chante.

Chris crut pour de bon voir un sourire naître sur les lèvres du général, mais ce dernier se reprit trop vite pour qu'il puisse en jurer.

— Tu représenteras toujours un danger aux yeux de certains, reprit lentement Duverne. Tu dois comprendre que les choses ne seront jamais comme avant...

— Alors que proposez-vous ? trancha le jeune homme.

S'il fut agacé par le peu de respect qui lui était témoigné, le général le cacha admirablement bien.

— Avant de circuler librement, tu devras prouver que tu n'es une menace pour personne. Que tu maîtrise tes capacités. En outre, tu ne seras pas rendu à la vie civile.

— Qu'est-ce que vous... Un soldat ? Alors que je suis...

— Précisément pour cette en raison. Tu es désormais un atout trop important pour être ignoré. Naturellement, tu ne feras jamais partie de l'état-major, mais avec un peu de temps tu pourrais tout de même obtenir des responsabilités.

En somme, ils veulent m'utiliser et me garder à l'œil...

— Si je refuse...

— Le colonel Fisher se chargera de te soumettre une autre proposition.

Chris grimaça.

— Très bien, c'est bon. J'accepte.

— Très bon choix, salua le général avec un hochement de tête approbateur. Dans ce cas, renfile ton haut et suis-moi. Mon aide de camp va de te guider vers ton nouveau logement.

Le jeune homme obtempéra mais, avant de sortir, glissa un dernier regard vers la Renarde. D'une pichenette, il fit glisser son plateau vers elle. Il restait quelques biscuits. Pour une fois, l'étrange jeune femme ne se précipita pas vers les aliments ; elle le regarda, fixement, jusqu'à ce qu'il ait refermé la porte derrière lui.

À peine dans le couloir, Chris s'immobilisa. En uniforme blanc, se tenant bien droite, Lily l'attendait.

— Je pense que vous avez des choses à vous dire, commenta le général.

L'officier s'éloigna. Durant un instant interminable, les deux jeunes gens se dévisagèrent en silence, immobiles.

Tandis que Chris lui faisait finalement face, toute la colère accumulée à l'encontre de la jeune femme refluait. En revanche, les questions le submergeaient, mais il ne savait pas par où commencer. Ni s’il aurait le courage de les poser.

— Tu as rejoint l'armée, lâcha-t-il enfin.

Lily baissa les yeux sur sa tenue et afficha une moue dégoûtée. Une touche de soulagement balaya Chris, qui y vit la preuve qu'elle était toujours la même.

— Ça nous fait un point commun j'imagine, puisque tu es là, souffla la jeune femme.

Un nouveau blanc tomba, puis tous deux ouvrirent la bouche en même temps et s'interrompirent. Lily sourit. Chris se rendit compte qu'il faisait de même.

— Que t'est-il arrivé ? demanda le jeune homme. Je... Pourquoi tu...

— Pourquoi je ne suis pas venue te voir ?

Chris approuva brièvement et Lily se mordit la lèvre inférieure. Elle était si belle...

— Mon père me l'a interdit. Bien sûr, j'ai essayé de contourner ses ordres, ajouta-t-elle aussitôt. Mais il a fait passer le mot, m'a complètement empêchée de m'approcher du centre de sécurité ! Pour faire bonne mesure, il s'est aussi assuré que je croule sous le travail...

— Aide de camp, hein ?

— C'est un titre ronflant. En gros, il m'a pris sous son aile pour pouvoir me placer à une haute fonction.

— Mais on n’a pas perdu le match !

— Si. Les Aigles ont été déclaré perdants, pour fait de jeu.

Chris baissa la tête. Il aurait dû se sentir coupable, il le savait, mais le mechaball et le poste de Lily dans l'armée occupaient en vérité une place assez lointaine dans ses préoccupations sur le moment.

— Dans le stade, après le... enfin, tu sais. Tu as reculé... bredouilla-t-il.

Ce fut au tour de Lily de baisser la tête. Après quelques secondes, Chris se rendit compte qu'elle avait les larmes aux yeux.

— J'ai eu peur, laissa-t-elle échapper. J'en ai honte, mais c'est la vérité. J'ai eu peur de toi, de ce que tu avais fait. J'ai... je suis tellement désolée, j'aurais dû te soutenir, mais au lieu de ça je...

Les larmes coulaient pour de bon sur les joues de la jeune femme. Touché, Chris fit un pas en avant, mais la jeune femme recula d'autant et il s'interrompit.

— On devrait y aller, reprit Lily en ravalant ses sanglots. Je dois te montrer ta nouvelle chambre.

Le jeune homme aquiesça et la suivit.

Ils ne s'éloignèrent pas beaucoup, ne quittant même pas le bâtiment. Lily lui expliqua que le complexe dans lequel ils se trouvaient — situé dans un quartier périphérique de l'Arche — comportait plusieurs sections : un arsenal, une école militaire, des terrains d'entraînement, ainsi que des casernements dans lesquels serait logé jusqu'à ce qu'il ait terminé sa "formation".

En chemin, la jeune femme révéla également que Jess, Jake et Quin avaient été arrêtés pour acte de rébellion dans les évènements du stade. Tous les trois étaient déjà libres, cependant. Le général Duverne avait intercédé en leur faveur, sous la pression de sa fille.

Arrivés dans un couloir semblable à tous les autres, le duo atteignit une chambre qui se révéla à la fois simple et plus spacieuse que Chris ne s'y était attendu. L'éclairage léger d'une racine de lumineas révélait un mobilier banal, tout en blanc. La pièce principale se découpait en deux zones distinctes, l'une dédiée au repos, l'autre proposant une table pour six et même un divan. Il n'y avait pas de cuisine, Lily indiqua qu'il lui faudrait partager ses repas avec la garnison. Une porte, dans le fond, donnait sur un espace d'eau — très ordinaire lui aussi.

— Je devrais y aller, conclut la jeune femme. Tu as sûrement envie de te débarbouiller. Tu n'es pas très beau à voir, souligna-t-elle avec un mince sourire. Il y a des uniformes à ta taille dans la penderie.

Chris approuva. Juste avant qu'elle n'ait franchit la porte d'entrée, il la rattrapa néanmoins par la main.

— J'aurai peut-être besoin d'aide. Pour me laver, je veux dire, glissa-t-il.

L'espace d'un instant, il crut qu'il était allé trop loin. Puis le visage de la jeune femme s'éclaira et elle referma lentement la porte.

— C'est aussi mon avis, affirma-t-elle.

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