Chapitre 8 : En apesanteur (2/2)

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Dans chaque groupe, un joueur se détacha. Lily s'élançait une nouvelle fois, bien plus vite que lors des salutations : son corps tendu, tête en avant, elle fonçait comme un boulet de canon. Face à elle s'avançait un individu de carrure à peine plus imposante que la sienne.

Le ballon, tout petit objet vu de si loin, atteignait à peine le cœur du terrain lorsque Lily s'en empara. Ne devançant son rival que d'un souffle, elle évita sa charge en changeant de trajectoire en un éclair puis de s'élança vers la cage adverse.

"Cage" ? "But" ? Comment ils l'appellent, en fait ?

Chris renonça à poser la question. Il ne pouvait pas quitter le jeu des yeux à ce moment : deux membres de l'équipe verte effectuaient une sorte de mouvement en tenaille. La brèche dans laquelle Lily s'enfonçait se refermait rapidement. Trop.

— Ils vont l'intercepter !

— Ne t'inquiète pas. Il s'agit d'un jeu d'équipe, commenta tranquillement Sélène.

Lorsqu'il se rendit compte qu'il se cramponnait à la rambarde, le jeune homme s'empressa de reprendre sa place en espérant ne pas trop s'empourprer.

Alors que les deux défenseurs n'étaient plus qu'à quelques mètres d'elle, Lily tendit un bras vers le sol. Son corps, lancé pleine vitesse, bondit alors de façon incontrôlée. Du moins le crut-il un instant : alors qu'elle commençait à tournoyer, la jeune femme lâcha la balle qui s'envola vers l'un de ses coéquipiers. Ce dernier contournait déjà le duo de défenseurs !

Le nouveau propriétaire de la balle pivota pour faire face au but adverse, sans apercevoir le capitaine des Verts qui s'approchait par dessous. Au dernier moment, l'attaquant partit pourtant en arrière. Trop tard : le colosse lui assena un puissant uppercut qui le propulsa jusqu'à la bordure de la sphère.

Chris serra les dents lorsqu'il vit le joueur rouge heurter la paroi. Le corps de la victime repartit vers le cœur du terrain de manière chaotique, presque comme s'il avait rencontré un tranpoline. Un éclair de lumière violette jaillit de l'enceinte du stade pour éclairer le point d'impact.

« Grégor des Ogres affirme clairement qu'ils ne sont pas là pour faire de la figuration ! » salua le commentateur, accompagné par un concert de cris enthousiastes dans les gradins.

— Ils ont vraiment le droit de se foncer dessus comme ça ? explosa Chris.

— C'est un tacle, corrigea Sélène toujours maître d'elle-même. Il n'y a presque aucune limite quant à la manière de s'emparer du ballon.

— Mais...

— Le joueur va bien, il reprend déjà sa place. Pendant ce temps, tu as raté le plus important.

En effet, lorsqu'il parvint à repérer la balle Chris découvrit qu'un "poids léger" des Verts avait largement dépassé la ligne médiane. Les Rouges défendaient à leur tour.

Le public donnait de la voix pour pousser les joueurs, quel que soit le camp à l'attaque. Chris ne se laissa pas emporter par cet élan d'enthousiasme, concentré sur le décryptage de ce jeu. Un schéma tactique plutôt simple — lié à cette notion de "poids" — s'insinua dans son esprit, aidé par la carte affichée sur l'écran de la loge. Dans chaque camp, les trois joueurs avec l'équipement le plus imposant se cantonnaient à leur moitié de terrain. À l'inverse les plus légers, à l'instar de Lily, fonçaient et cherchaient la faille dans la maille adverse. Le dernier joueur représentait une sorte de lien entre les deux groupes.

Satisfait par son analyse, le jeune homme revint au direct. L'attaquant des Ogres venait de s'élancer par-dessus le dernier défenseur qui lui barre la route du but — quel que soit son nom —. Tout le stade sembla soudain retenir son souffle... puis l'ailier repartit brusquement en arrière, sur plusieurs mètres. Il perdit la balle qui fut récupérée par un défenseur des Aigles.

Chris resta un instant sur l'attaquant déconfit. Les gestes du compétiteur semblaient indiquer qu'il avait été repoussé par quelque chose, comme un mur, il n'avait pourtant aperçu aucun obstacle. Lorsqu'il se tourna vers Sélène à la recherche d'éclaircissement, il vit que cette dernière l'observait déjà, un sourire sur les lèvres.

— Le défenseur a activé son bouclier, expliqua-t-elle. Je t'en avais parlé, tu te souviens ? Chaque joueur en possède un, ainsi qu'une quantité d'énergie précise. Il doit choisir comment répartir cette puissance potentielle entre deux domaines. Tu devines lesquels ?

Sur le terrain, les Rouges repartaient à l'attaque. Le commentateur donnait de la voix, louant des mérites qui échappaient encore à Chris. La foule de spectateur chantait et criait sans discontinuer. Des noms fusaient également, celui de Lily revenait souvent.

— Les propulseurs. Les propulseurs et le bouclier, répondit-t-il après un temps de réflexion.

— Exactement. Les défenseurs concentrent l'essentiel dans leurs boucliers, ce qui les ralentis mais les rends capables de créer une grande zone d'opposition autour d'eux. Le bouclier étant invisible, déduire l'étendue de cette zone est l'un des enjeux principaux du jeu. Évaluer les choix tactiques adverses et en tirer profit est l'une des clefs de la victoire.

Le jeune homme prit le temps d'assimiler ces informations tandis que les Rouges gagnaient le premier point. Après une jolie séquence de passes avec deux de ses coéquipiers, Lily venait de marquer. De nombreuses voix scandèrent son nom, à commencer par le commentateur.

— Si je comprends bien, on ne peut pas changer la répartition énergétique en cours de partie ? reprit-il.

— Si, à la mi-temps. Un moyen de laisser une chance au camp mené de revenir dans la seconde partie du match. Ou, au contraire, de chercher à tenir un score avantageux. Les débuts de manches sont ainsi particulièrement intéressants : les équipes se testent. Le mechaball est un subtil équilibre entre brutalité et stratégie.

— "Mi-temps" ?

— Je ne te l'avais pas dit ? Un match se divise en deux manches de quinze minutes, compléta Sélène. En dépit des faibles dimensions du terrain, ce temps est très vite écoulé... un autre facteur crucial.

Chris acquiesça distraitement. Il ne fallait effectivement pas perdre le jeu des yeux trop longtemps. Les mouvements d'attaque-défense se succédaient de plus en plus rapidement à mesure que les minutes s'égrainaient.

Une vague d'acclamation retentit tandis que Lily piquait, juste après s'être élevée au-dessus de tout le monde. Lorsqu'elle s'engagea entre deux défenseurs, Chris retint son souffle avec les autres, les mains serrées sur ses accoudoirs. Il commençait à saisir les tenants du jeu : quelques instants plus tôt, l'autre ailier des Rouges avait heurté un mur en pareilles circonstances. Cette fois, la jeune femme passa. Elle avait correctement estimé la capacité des boucliers en défense, ce qui offrait dans la foulée un nouveau point à son équipe.

Compte tenu qu'il ne connaissait que Lily sur le terrain, le jeune homme prit le parti des Aigles sans même y penser. Il accompagna bientôt les récriminations de nombreux autres supporters lorsqu'elle fut propulsée par le milieu adverse. Lily s'écrasa contre les parois de la bulle à pleine vitesse, pourtant il n'entendit rien. Les impacts étaient étouffé autant par l'épaisseur de la cloison que par les cris du public. Ce qui n'empêcha pas Chris de s'inquiéter.

— La façon dont il lui a envoyé sa jambe... c'est de la lutte ou quoi ? s'offusqua-t-il à haute voix. Ils vont se briser les os à ce rythme !

— Le mechaball constitue un exutoire, annonça Sélène avec sérieux. La vie dans les Arches peut vite devenir monotone. Chacun a son rôle et doit s'y tenir. Pour la plupart, il s'agit de tâches répétitives. C'est ce qui rend ce sport si important : il permet aux exilés de se défouler, de laisser libre-court aux émotions qu'ils contiennent le reste du temps.

Chris ne put s'empêcher de la dévisager. Elle présentait les choses froidement, avec recul, quand bien même sa propre fille se faisait malmener sous ses yeux. De fait, madame Duverne n'avait pas démontré d'émotions particulières depuis le début de "l'affrontement".

— Vous n'avez pas peur pour Lily ? lâcha-t-il.

Il se mordit aussitôt la lèvre, de crainte d'être allé trop loin, mais l'expression de Sélène ne changea pas.

— Il y a des règles, précisa-t-elle. Les joueurs peuvent modifier leur équipement selon leur goût, mais pas incorporer d'éléments qui pourraient menacer la vie des adversaires. Par exemple, les ailerons et la pointe du casque de l'armure de Lily sont purement décoratifs : il s'agit de Glican, un matériau malléable. Si cela ne suffisait pas, leurs combinaisons protectrices, sous l'armure, amortissent considérablement les chocs.

— Il doit bien y avoir des blessés...

— Plutôt souvent, oui. La ligue finance toutes les réparations. Les corps des joueurs sont mieux entretenus que ceux de la majorité des gens.

Réparations ? Corps entretenus ? Elle semble parler de mécanique !

Pour dissimuler son trouble, Chris reporta son attention sur le spectacle. Il continuait pourtant de réfléchir à la question. Il avait pu apprécier l'évolution des traitements médicaux lors de son séjour à l'Institut Haut-Cour. Ainsi, créer de nouveaux membres ne leur posait pas de problème. En deux mois, vous ressortiez avec un nouveau bras aussi naturel que l'original. La banalisation de ce genre de "réparations" n'allait pas sans provoquer des questions d'ordre éthique chez lui : jusqu'où pouvait-on aller ? Ne risquait-on pas de perdre son humanité ?

D'un autre côté, qui était-il pour les juger ? Que signifiait cette notion "d'humanité" pour commencer ?

Dans la sphère, Lily repartait en chasse comme l'oiseau qui symbolisait son équipe. Elle attirait la balle comme un aimant, étant de loin le joueur qui touchait le plus souvent le ballon sur le terrain. Par ailleurs, là où les la majorité usaient et abusaient de la puissance de leurs propulseurs — voire de leurs muscles —, la jeune femme se démarquait par son agilité et un sens stratégique remarquable. Elle semblait constamment démarquée et se trouvait à chaque fois à l'endroit vers lequel filait la balle après un choc. Elle avait aussi été la première à se jouer des boucliers adverses pour s'infiltrer dans leurs rangs.

— Lily évolue à un autre niveau que les autres, souffla-t-il tandis que le second ailier rouge venait de foncer tête la première dans un piège de la défense des Ogres.

— Elle a commencé à jouer à l'âge de cinq ans, commenta Sélène. En général, les équipes juniors ne recrutent pas en-dessous de huit. Je plaisante parfois en disant qu'elle est née avec une balle dans les mains.

À la mi-temps, les Rouges menaient par cinq buts à deux et Chris voyait mal les choses changer. L'interlude dura une dizaine de minutes, qu'il mit à profit pour goûter à la boisson mise à sa disposition. S'il ne reconnut par le goût — légèrement amer et en même temps sirupeux — le jeune homme sentit une chaleur dans sa gorge qui trahissait la présence d'alcool.

Fort de son expérience en première période, lorsque le jeu reprit le jeune homme cerna mieux le sens des actions entreprises par les joueurs. Les attaquants testaient les défenseurs, n'utilisaient pas la pleine puissance de leurs propulseurs afin de subir des chocs modérés lors des premiers contacts — inévitables — avec les boucliers. Lorsqu'ils pensaient avoir estimé les réglages adverses, l'affrontement pouvait réellement commencer.

Ce sport qui lui avait semblé d'une violence insoutenable au départ se révélait dans toute sa complexité. Bien des qualités brillaient davantage que les muscles dans sa pratique : il fallait gérer les distances, l’espace, faire preuve d'agilité, montre de ses réflexes...

L'écart se creusa encore, atteignant douze à quatre alors que le final approchait. À leur crédit, les Verts ne lâchaient rien.

Alors qu'il ne restait plus que quelques secondes, Lily menait encore une incursion dans le camp adverse. Face à un barrage, elle transmit une passe millimétrée à son coéquipier en attaque. La balle se joua des boucliers des Ogres pour atteindre sa cible, elle les traversait comme s'il n'existaient pas.

Face au second ailier des Aigles, seul le capitaine opposé, Grégor, demeurait capable d'intervenir. Les braillements du public saluèrent la performance de Lily, mais Chris se retint de les imiter. Il craignait de s'embarrasser aux côtés de Sélène, qui ne s'était pas laissée emporter une seule fois pendant le match.

L'attaquant tenta une feinte qui fonctionna à merveille :  Grégor fonça vers la paroi du terrain, toute proche. Le colosse parvint cependant à prendre appui sur celle-ci pour revenir à la charge. Il fut esquivé, mais parvint à aggriper la cheville de l'ailier qui armait son tir. Puis le joueur des Aigles décolla d'un coup : son armure frappa de plein fouet la bordure de la sphère, juste au-dessus de lui, tandis que son adversaire reculait de manière bien plus maîtrisée.

Aussitôt, le public hurla de rage.

— Que s'est-il passé ? s'étonna Chris.

— Le capitaine des Ogres a activé son bouclier en étant au contact, c'est une faute, expliqua madame Duverne avant de prendre une gorgée de sa boisson.

— Pourquoi ?

— S'il y a contact physique direct entre deux joueurs lors de l'activation du bouclier de l'un d'eux, ce dernier ne peut pas complètement se déployer. Tu peux voir l'énergie du bouclier comme un amas de petites particules : celles qui ne peuvent pas prendre leur place sont directement transmise à l'adversaire. Le choc est beaucoup plus violent que lors d'une collision conventionnelle.

« Cette fois c'est terminé ! » annonça le commentateur du match, dominant le chahut. « Les Aigles s'imposent douze à quatre et gardent une petite chance d'accéder au titre ! Les Ogres, quant à eux, ont doublement perdu avec la suspension probable de leur capitaine pour les prochaines rencontres. C'est tout pour aujourd'hui, à très bientôt ! »

Il y avait déjà du mouvement dans les gradins, de nombreux spectateurs quittaient les lieux. Le regard de Chris s'attarda à l'intérieur de la sphère, Les Aigles ne semblait pas pressés de fêter leur victoire. Les joueurs étaient déjà concentrés autour de leur ailier, qui tardait à se redresser. Deux des défenseurs finirent par le soulever et se dirigèrent avec lui vers les plateformes centrales, qui remontaient. Chris voulu se servir de l'écran de la loge des Duverne pour zoomer sur le blessé, mais Sélène attrapa sa main au vol.

— Que dirais-tu d'aller féliciter Lily dans les vestiaires ? proposa-t-elle en se levant.

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