Chapitre 13 : États d'âme

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Les lendemains de match, les Aigles avaient pour habitude de pratiquer une course d'endurance au travers du Quartier martial. Chris accueillit particulièrement bien cet exercice, qui lui donnait l'occasion de se recentrer, de se vider l'esprit. Il avait grand besoin de faire le point.

Le groupe attaché aux pas de Lily, qui dictait l'itinéraire, le jeune homme emprunta des allées qu'il ne connaissait pas encore, passa devant des bâtiments dont la fonction ne sautait pas aux yeux, mais il n'y accorda pas beaucoup d'attention. Ses pensées revenaient constamment aux évènements de la veille.

Où est-ce que j'en suis maintenant ? Qu'est-ce que je prétends faire en m'impliquant ainsi dans l'équipe ? En allant jusqu'à me mettre en danger sur le terrain ? Et Lily...

Tellement plongé dans ses pensées, il ne remarqua pas la racine de Lumineas qui émergeait du sol au beau milieu de la chaussée. Jake le rattrapa juste à temps pour lui éviter de s'étaler de tout son long.

— Hé ben, t'as pas l'air très en forme ce matin, souffla l'aîné de l'équipe. Ça va ? C'est le contrecoup de ton numéro d'hier ?

— Non, non, tout va bien. Lily m'a donné une crème très efficace, je ne ressens presque plus de gêne, affirma le jeune homme.

Quelques passants s'écartèrent pour leur laisser le passage. L'un d'eux les salua en criant un enthousiaste « Salut Canon ! ». Celui visé par ce surnom ne faisait aucun doute, ce n'était d'ailleurs pas la première fois que Chris l'entendait depuis leur départ. Il jeta un œil derrière lui, vers Jess qui lui adressa un sourire faussement innocent. Elle se mit à hauteur des deux garçons, mais ne lui laissa pas le temps de la questionner.

— T'as presque pas décroché un mot depuis qu'on est partis, t'as du mal à suivre la foulée ? attaqua-t-elle pour changer de sujet sans s'en cacher.

Ces mots menèrent inconsciemment le regard de Chris vers Lily. Ce que sa coéquipière ne manqua pas de remarquer.

— Elle est encore fâchée ? T'inquiètes pas, ça lui passera. T'as assuré hier, tu sais ? Sans ton coup de génie, on ne s’en serait jamais sortis ! Elle sera bien obligée de l'avouer.

Jake approuva en ajoutant un petit coup dans l'épaule du jeune homme, mais Chris ne parvenait pas à partager leur bonne humeur. Il s'efforça de leur adresser un sourire crédible, puis s'avisa qu'ils sortaient de la zone résidentielle.

— On va où ?

— L'étape préférée de Lil', le pic du diable ! annonça Jess.

— Le quoi ?

— C'est encore un de ses surnoms idiots, commenta Jake. Regarde devant toi. Et garde des forces, tu vas en avoir besoin.

Devant eux, un pont modeste sur pilotis reliait la plaque centrale de citée à un îlot rocheux isolé, qui émergeait du lac souterrain, comme une stalagmite géante. En s'attardant sur sa circonférence, Chris remarqua que la roche avait été taillée, aménagée. Un chemin étroit tournait autour du cône pour en permettre l'ascension.

Loin d'être intimidé, le jeune homme allongea ses foulées. La pente se révéla abrupte, mais pas suffisamment pour le pousser dans ses retranchements. Les derniers mois l'avaient transformé physiquement. Il apprécia cet effort simple, ainsi que le fait de distancer sans mal ses partenaires. Chaque jour, il apprenait à les connaitre davantage, à les apprécier, mais le problème se situait justement là.

Arrivé largement premier au sommet, sur une plateforme artificielle, Chris y découvrit un petit monument. Il s'agissait d'une grande sculpture — très ouvragée — qui représentait une foule de petits personnages soulevant une grosse pierre. Passionné de mythologie, le jeune homme y vit une réplique d'Atlas soulevant le globe terrestre, où le géant se voyait remplacé par l'humanité. Ce qui l'amena à regarder autour de lui.

Moins haut que sur les structures suspendues aux piliers géants, le pic offrait tout de même un panorama impressionnant. La zone résidentielle s'étendait entre la base visible des piliers, avec sa multitude de couleurs et son mélange de styles architecturaux. Plus loin, des bâtiments imposants et géométriques s'appuyaient sur les tours elles-mêmes. Il s'agissait des usines qui procuraient à la population les matériaux de base dont elle avait besoin. Une industrie traitait les ressources récupérées à la surface — comme le bois — pour éliminer la contamination de l'artefact. D'autres structures se chargeaient de la transformation. L'industrie agro-alimentaire, les cultures comme les élevages d'insectes, se concentrait dans d'autres secteurs de l'Arche. Chaque jour, des habitants du Quartier martial empruntaient le monorail pour y travailler.

Chacun a son rôle à tenir. Chacun apporte sa pierre à l'édifice, ce qui permet à l'humanité de perdurer en dépit des difficultés.

Lorsque le regard de Chris revint sur la sculpture, il s'avisa que le reste du groupe avait atteint le sommet. Les joueurs semblaient en conciliabule autour de Lily, mais avant que Chris ne se soit décidé à les rejoindre, il les vit s'éloigner, repartir vers la ville. Seule Lily demeura au sommet. Elle se tourna vers lui et approcha.

Le regard de Chris s'attarda sur les cheveux dorés de la jeune femme, légèrement secoués par un petit courant d'air. Son front couvert de sueur et la coloration de ses joues lui remémora malgré lui le visage de la jeune femme au moment de leurs ébats. Il s'ébroua, tâcha de chasser ces pensées de son esprit tandis que Lily se postait à ses côtés. Elle accompagna un moment son regard silencieux vers la ville en contrebas. C'était la première fois qu'ils se retrouvaient seuls depuis, depuis qu'il s'était endormi contre le corps chaud de son amante d'un soir pour se réveiller sans personne à ses côtés.

Et maintenant, on fait quoi ? Peut-être compte-t-elle agir comme si rien ne s'était passé ?

Cette idée blesserait un peu son amour-propre, mais il s'agissait assurément de la meilleure option. Il partirait bientôt, dès que possible. Il retournerait à son époque et oublierait ce cauchemar.

Un cauchemar, vraiment ?

S'il était si sûr de lui, pourquoi avait-il tant de mal à se retenir de la prendre dans ses bras pour l'embrasser ?

— J'ai dit aux autres de partir devant, annonça calmement Lily. On doit se retrouver cet après-midi, pour parler du prochain match.

Chris attendit qu'elle continue, fasse un geste qui trahirait son état d'esprit, mais elle se mura à nouveau dans le silence. Après avoir encore hésité un instant, il finit par lui saisir maladroitement la main, puis retint un souffle. Elle referma ses doigts sur les siens, mais continua d'éviter son regard.

— Je suis désolée, murmura-t-elle. Je n'avais pas le droit de... Tu es perdu, coupé de ton monde. Je n'ai fait que rendre les choses encore plus compliquées.

Chris tourna sa tête vers elle, mais Lily garda obstinément son regard droit devant elle.

— J'ai aussi ma part de responsabilité, lâcha-t-il doucement.

— Tu veux juste rentrer chez toi, reprit la jeune femme comme s'il n'avait rien dit. Et je t'ai promis de t'y aider.

En entendant ces mots, Chris inspira longuement. Lily attendit.

— C'est vrai. Je ne viens pas de ce monde, asséna-t-il enfin.

La main de la jeune femme, dans la sienne, trembla légèrement. Elle resta pourtant obstinément droite, comme si le paysage accaparait toute son attention.

— Tu sais, je ne suis personne. Vraiment. Un individu dans la foule, un grain de sable dans l'univers. Ma vie, je n'en ai jamais rien attendu de particulier. Pas de grandes ambitions, pas de véritable but à atteindre. J'espérais un travail ordinaire, gagner assez d'argent pour vivre une vie confortable. M'acheter une voiture, une maison. Fonder une famille et voir grandir mes enfants, peut-être ?

Chris tira légèrement sur la main de Lily pour l'obliger à se tourner vers lui. Lorsqu'elle posa enfin sur lui ses beaux yeux pourpres, son visage trahissait son trouble.

— Tu n'es pas "personne", le corrigea-t-elle. Face à l'inconnu, tu n'as pas perdu tes moyens, tu ne t'es pas recroquevillé comme beaucoup l'auraient fait. Tu as affronté la vérité sans faiblir, tu n'as pas ménagé tes efforts pour te reconstruire physiquement, puis tu as accepté de te fondre dans notre société sans perdre de vue ton objectif de rentrer chez toi. Tu as fait preuve de caractère, voire d'une forme d'héroïsme.

— Peut-être... je ne pense pas mériter tant d'éloges. Mais pour la première fois de ma vie, j'ai vraiment la sensation d'être utile. Dans ce monde où chacun a sa place, j'en ai trouvé une exceptionnelle. Ces gens, dans la rue, qui me saluent avec une telle passion dans les yeux... ici, je peux me donner à fond pour rendre les gens heureux. C'est tout nouveau pour moi, Je n'avais jamais connu ce sentiment. Je ne pense pas que je pourrais le retrouver dans le monde d'où je viens. Et je n'ai même pas envie de penser à ces histoires d'élu.

— Chris, qu'est-ce que tu veux dire ?

— Je pense... je réfléchis à voix haute, en fait. Et je crois que je viens de prendre une décision. Il faut que j'avance. Je dois arrêter de regarder en arrière. Bien sûr, ma famille et mes amis me manquent, mais je dois apprendre à voir plus loin. D'ailleurs, je n'ai même pas à chercher pour voir ce qu'il y a de plus beau dans ce monde.

En achevant sa phrase, il se sentit rougir jusqu'aux oreilles. Il se sentait si ridicule ! Pour un peu, il se serait jeté du haut du pic pour plonger dans l'eau froide du lac !

Lily le fixa un instant, le temps de comprendre, puis ses beaux yeux s'agrandirent. Le jeune homme craignit un instant qu'elle ne recule, au lieu de quoi ses traits s'apaisèrent enfin. Elle lui sourit, lui prit l'autre main et l'attira vers elle.

Le baisé qu'ils échangèrent, en haut de ce pic désolé, fut le plus beau et le plus profond qu’il ait pu rêver. Lorsque Lily se laissa glisser tendrement dans ses bras, il lui rendit son étreinte. Les deux amoureux restèrent longuement ainsi.

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