Le roi de la sylve

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Il était le gardien de la harde. À chaque nouveau cycle, lorsque les lunes s’alignaient, il affrontait les jeunes mâles qui tentaient de lui ravir ses femelles. Il chargeait de toute sa puissance et fracassait ses huit cors contre les bois ridicules de ses concurrents. Certains ne survivaient pas au choc. C’était la loi de la sylve. Et il en était le roi, régnant sans partage.

Du moins le croyait-il.

Cette nuit-là, les lunes étaient hautes et pleines. La pluie était tombée tout le jour, puis un vent frais venu des montagnes blanches, là-bas, au nord, au pays des chimères volantes, avait chassé les nuages. L’herbe mouillée exhalait son parfum tendre et piquant. Le troupeau broutait, sous la surveillance vigilante du grand mâle à huit cors, le maître de la sylve.

Soudain, ce dernier releva la tête, les narines frémissantes. Il avait senti quelque chose. Une odeur inconnue, mais que son cortex le plus ancien identifiait comme un danger imminent. Fuis, lui intimait ce dernier. Mais quelque chose, dans son schéma comportemental figé par l’habitude, l’empêchait de donner l’alarme. Il n’y avait pas prédateur dans cette sylve. Toutes ses créatures le savaient.

L’attaque le prit de court. Il le vit enfin, noire silhouette aux yeux rouges, apparition fantastique arborant presque autant de bois que lui, bardée de griffes et de crocs, au pelage luisant et aux muscles puissants. Pendant un bref instant, il le prit pour un rival revenu du pays des morts pour l’affronter. Puis, dans une illumination de pure terreur, il identifia enfin son odeur musquée. Sang et fumée, la marque d’un mangeur de chair crue. Il fallait fuir ! Mais c’était déjà trop tard. Le prédateur était déjà sur lui.

La masse du gros mâle heurta la sienne de plein fouet, et il couina de désespoir lorsque les griffes acérées s’enfoncèrent dans son dos. Fou de douleur, il s’élança droit devant lui, tentant de se débarrasser de ce qui le tuait à coup de ruades, braillant pour avertir la harde. Car le monstre n’était pas seul. Il avait amené ses femelles avec lui. Les silhouettes fantomatiques, évoquant ses rivaux disparus avec leurs cornes et leurs visages d’os, étaient en train de saigner le troupeau. Les biches couraient dans tous les sens, les petits hurlaient. C’était la débandade.

Lui, l’adrénaline l’empêchait de sentir la souffrance. Il allait se battre contre ce prédateur qui arborait sans vergogne la dépouille d’un de ses ancêtres. Mais déjà, les crocs du monstre fouillaient son cou, cherchant l’artère. Il lui volait sa vie. Et il s’écroula en pleine course, terrassé.

C’était fini. La sylve avait trouvé son nouveau maître.


                                                                                        *


Naryl resta un moment à la gorge de sa proie, s’assurant qu’il était bien mort. Puis, il se releva. Plus loin, les chasseresses finissaient de massacrer le troupeau. C’était une belle prise.

Des trilles de joie s’élevèrent, marquant la fin de la chasse. Le massacre avait été aussi bref que brutal. Les ædhil embusqués avaient fondu sur la harde comme la lave sur la forêt, n’épargnant qu’une femelle et son petit, ainsi que le voulaient les lois de la chasse. Content de son début de nuitée, Naryl s’ébroua.

Sirath s’affairait déjà sur le corps du daurilim. D’un coup expert de ses longues griffes, elle ouvrit la poitrine du mâle et plongea sa main dans l’entaille pour en extraire le cœur.

— Tiens, fit-elle à Naryl en lui tendant l’organe encore chaud.

Naryl ne refusait plus. Les chasseresses lui offraient le cœur de la plus prestigieuse des proies dès qu’il menait la traque : si au départ il s’en offusquait, il avait fini par s’y habituer.

Si seulement Mère était là, songea-t-il en mordant dans le myocarde juteux.

Un soir, en s’éveillant, Naryl avait réalisé qu’il avait oublié l’odeur de sa mère. Bien des lunes étaient montées au firmament, accomplissant leurs courses éternelles. Mais Naïhryn n’était jamais revenue. C’était pour remplacer l’une des meilleures chasseresses que Naryl avait été incorporé dans la guilde.

Le visage encore maculé de sang, Naryl se retourna vers les femelles, qui attendaient derrière lui. Elles quittèrent immédiatement la posture de repos vigilant qu’elles adoptaient pour s’économiser dès qu’elles le pouvaient, dans l’attente de son signal. Naryl le leur donna. Aussitôt, elles se précipitèrent sur les proies, prenant leur part avant de se mettre à les dépecer. Sirath, qui agissait désormais comme sa seconde, s’approcha pour lui lécher le visage. Là encore, Naryl se laissa faire : il savait par expérience qu’il ne servait à rien de les empêcher.


                                                                                     *


Depuis le départ de Naïhryn, Naryl avait acquis le statut trouble du mâle dominant de la harde de femelles : un ard-ael qui chassait avec elles, accomplissait les rites et protégeait le territoire, mais ne les saillissait pas. Plus aucune des membres du clan ne se méfiait de lui, désormais. En le voyant identique en apparence à un mâle adulte, grand et découplé, arborant le panache et la chevelure du plus beau des chasseurs, elles avaient définitivement intégré l’idée que Naryl n’était pas soumis aux fièvres. La regrettée Naïhryn ne les avait pas trompées : son fils était bel et bien impuissant, tout en possédant toutes les qualités des mâles. Il ne se passait pas une nuit sans qu’elles remercient en leur cœur la chasseresse solitaire de leur avoir amené cet atout précieux pour le clan.

Naryl faisait régulièrement le tour du territoire. C’était même sa première tache, juste après son réveil. Il sortait du khangg de Yuja avec le faux-singe Pecco sur son épaule et partait inspecter les abords du gîte, cherchant la trace d’éventuels envahisseurs. Il avait continué sa route, comme il l’avait promis. Si une créature menaçante s’approchait de la caverne, Naryl partait à sa rencontre. En général, sa seule vue dissuadait les intrusions. Mais parfois, il devait montrer les dents, et même, combattre. Depuis sa rencontre avec Eshm, il craignait de voir débarquer les sans-clan. Mais le Rêveur ne l’avait pas trahi.

Une fois son devoir accompli, Naryl rendait compte de ses observations à Nivi, la guerrière qui protégeait le clan du haut de son arbre, puis, ensemble, ils allaient voir Awhem, la matriarche.

Ensuite, les chasseresses venaient le chercher, pour qu’il coure la sylve à leur tête. Leur procession était un rite sauvage et mystérieux, qui glaçait les sangs de toute la sylve. Naryl ne revenait à la grotte qu’au petit matin, les sens affolés. Il se couchait auprès de Yuja et Pecco, tentant de calmer les battements de son cœur. Yuja, qui n’avait pas été initiée au sein de la guilde de chasse, le léchait tendrement, heureuse de récupérer enfin son ami.


                                                                                      *


Yuja ne voyait plus Naryl que le jour, ce qu’elle regrettait. Les chasseresses lui avaient volé son ami. Pire encore : de temps en temps, Naryl partait dormir avec Nanal. Cette dernière n’était pas chasseresse non plus, mais elle était experte dans d’autres domaines, et laissait Naryl lui sucer les mamelles. Ce qu’elle obtenait en échange rendait Yuja folle de jalousie. Aussi jeune qu’elle fût, la jeune femelle savait à quoi pouvait servir le panache des mâles. D’après ce que lui avait confié Taryn avant d’être enlevée par les Sans-Clan, la fourrure à l’extrémité de l’appendice caudal pouvait s’ouvrir sur une bouche douce et frétillante, qui, d’après la légende, donnait aux femelles beaucoup de plaisir. Les ard-ællonil les plus attentionnés s’en servaient pour récompenser leurs femelles les plus dévouées : c’était un privilège qui ne se distribuait pas à la légère. Et Naryl, lui, en faisait profiter cette peste de Nanal !

Yuja aurait bien aimé partager avec Naryl l’intimité qu’il avait avec Nanal, mais ce dernier ne s’intéressait pas à elle. La jeune femelle incriminait son absence de lait. C’était un cercle vicieux : tant qu’elle n’aurait pas de lait, Naryl l’ignorerait. Et tant qu’il l’ignorerait, elle n’aurait pas de lait.

Yuja regrettait de perdre Naryl au profit des femelles adultes. Elles avaient toutes quelque chose qu’elle ne possédait pas. Même Taryn, pourtant de son âge, avait changé… Depuis sa capture et le calvaire qu’elle avait vécu aux mains des sans-clan, Taryn était considérée comme une adulte. Sa mère l’avait fait initier au sein de la guilde, et elle avait été proclamée chasseresse solitaire, un peu comme l’avait été Naïhryn, la mère de Naryl. Exemptée des corvées, elle était libre d’aller et venir à sa guise. On ne la forçait ni à chasser avec Naryl et les ellith initiées, ni à rester à la grotte avec les jeunes et les vieilles, à faire la cuisine ou arranger le gîte. À une époque pas si lointaine, Taryn avait été sa meilleure amie. Maintenant, c’était une inconnue, muette, aux mœurs étranges. Quelque part – et tout en sachant que c’était mal – Yuja la jalousait.

Aussi, la veille du jour où Naryl prépara ses affaires pour son traditionnel séjour de chasse solitaire – il avait toujours refusé qu’on l’accompagne, gardant farouchement son endroit secret – Yuja décida de le suivre. Il suffisait d’observer le ciel nocturne pour savoir quand il allait partir : c’était toujours la veille d’une lune rouge. Trois nuits avant que l’astre commence à saigner, Naryl se levait à la fin du jour et quittait discrètement la grotte, sans rien dire à personne. Il avait toujours fait ça. Personne ne le questionnait, ne cherchait à savoir où il allait. Jusqu’à cette fois-là.

La veille encore, Naryl avait déserté le khangg pour dormir avec Nanal, laissant Yuja seule avec Pecco. La jeune femelle, troublée par les gémissements qu’elle entendait sortir du khangg de Nanal, n’avait pas pu fermer l’œil de la nuit. C’était donc ainsi, lorsque la tribu avait un ard-ael ? Que pensaient les autres femelles de la harde lorsque le mâle partait satisfaire l’une d’entre elles ?

C’en était trop. Yuja avait pris sa décision : elle aussi, comme Naryl, elle partirait. Elle le forcerait à choisir entre elle et le clan… ou le quitterait pour toujours.

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