Dans la fumée du luith

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Les lunes croissaient et décroissaient, et les épisodes de fièvres pourpres s’enchaînaient, tous plus violents les uns que les autres. Au fil des cycles, Naryl avait aménagé une véritable tanière dans sa grotte de rut. Il y passait de plus en plus de temps. Morowë et Nanal ne le lâchaient pas, toujours derrière lui, à l’observer en silence, et sa mère était en train de devenir une étrangère. Naryl redoutait le jour où les femelles furieuses réaliseraient la supercherie. Cela devait difficile de vivre avec le clan : sans Yuja, il serait probablement parti.

Au crépuscule de cette nouvelle lune rouge, Naryl se préparait à sa période de rut. Il avait pris l’habitude de se rendre à la grotte quelques nuits plus tôt, afin de ne pas être pris au dépourvu. De la même façon, il prenait toujours soin de revenir seulement quelques jours après la fin, pour ne pas laisser penser qu’il ne chassait qu’à la lune. Parfois, il partait même en dehors de ces périodes.

Il déposa son nayan et ses flèches à l’entrée. Pecco, qui le suivait toujours, en profita pour descendre le long de son bras. Naryl se dirigea vers une alcôve naturelle, où il cachait sa réserve d’oreilles d’arbre. Il voulait être sûr d’en avoir une provision suffisante pour tout le cycle. Les champignons le plongeaient dans une douce torpeur, qui soulageait la douleur. Il en consommait en infusion tout le long des fièvres.

— Mieux vaut les fumer, tu sais, fit soudain une voix grave.

Naryl se retourna vivement. Ses griffes glissèrent hors de leurs étuis, prêtes au combat. Une silhouette se découpait à contre-jour dans l’ouverture de la caverne, sombre sur la lumière rosâtre de la lune.

— Tout doux, murmura l’intrus en ouvrant les mains. Je viens en paix.

Pecco, qui avait imité son ami en feulant, grimpa le long du bras que lui tendait Naryl, pour venir se percher sur son épaule.

— Qui es-tu ? Et qu’est-ce que tu viens faire ici ? C’est ma grotte, mon territoire. Va t’en chercher un autre.

L’intrus laissa échapper un rire grave.

— Ton territoire ? Tu as bien changé, dis-moi ! Tu es devenu un vrai mâle. À vrai dire, c’est ton odeur épicée qui m’a attiré ici. Je l’aurais reconnue entre mille.

Naryl gonfla son panache.

— On se connaît donc ? Dis-moi qui tu es, et révèle tes intentions ! somma-t-il en montrant ses crocs.

À la vue de la bête aux yeux rouges, toute hérissée de noir, l’intrus recula.

— Je viens en ami. Je suis celui qui t’a offert la flèche de l’amitié, le rêveur des Sans-Clan.

La tension redescendit d’un cran. Naryl savait qu’un chasseur ne pouvait revenir sur sa parole après avoir tiré cette flèche.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? répéta-t-il tout de même. Tu es bien loin de chez toi.

Le rêveur entra dans la grotte, échappant à l’écran de lumière de la lune. Naryl reconnut ses longs membres, son panache rayé et son visage fin, à la peau dorée.

— J’ai quitté le groupe. Comme toi, j’erre dans la sylve.

Naryl se garda de lui apprendre qu’il avait trouvé un clan. Tout « ami » fut-il devenu, le rêveur pouvait venir s’imposer dans la harde de femelles sans mâles.

— Et la lune rouge va bientôt se lever, ajouta-t-il en s’accroupissant. Je me cherchais un abri pour m’y réfugier…

— Celui-là, c’est le mien, murmura Naryl avec réluctance.

— On peut partager. J’ai une bonne provision d’oreilles d’arbre, bien plus fraîche que la tienne. Et je t’assure que les fumer décuple leurs effets. J’ai aussi de la viande. Tu en as ?

— Je m’apprêtais à partir chasser, répondit Naryl.

— On peut y aller ensemble. Je t’assure qu’à deux, tout est plus facile.

Naryl réfléchit. Le rêveur avait sans doute raison. Il était plus expérimenté que lui.

— D’accord. Mais ne touche pas à Pecco ! Si tu lui fais du mal, je te tue.

Le rire chaleureux du rêveur emplit la grotte.

— Tu es devenu un véritable ard-æl ! Ne t’inquiète pas : je ne ferais rien à ton petit compagnon. Et je repartirai tout de suite après. J’ai senti le sillage de femelles non loin : j’essaierai de leur proposer mes services une fois la lune de sang couchée.

Naryl fit de son mieux pour cacher son trouble.

— Tes services ?

— Mes services de rêveur, d’interprète des songes. Rien de plus, sauf si elles me le demandent.

Naryl haussa les épaules. Au mieux, les ellith de son clan le chasseraient. Au pire, elles le mettraient à mort.

Pendant la chasse qui s’ensuivit, le rêveur se révéla une aide utile. C’était un meilleur tireur que Naryl. Il l’aida à perfectionner ses techniques de chasse, et à dissimuler son odeur avec le sang du daurilim.

— C’est utile, pour passer inaperçu dans la sylve en période de chaleur.

Naryl acquiesça. Il testa immédiatement la formule, s’enduisant de sang tandis que le rêveur, assis par terre, rognait la carcasse en le regardant d’un air approbateur.

— Plus personne ne pourra te suivre à la trace. Au fait, comment tu t’appelles ?

— Naryl, avoua le susnommé en relevant la tête.

Sa chevelure, très longue, dégoulinait de sang. Il la tressa rapidement et rejeta la tresse dans son dos.

— Moi, c’est Eshmatu. Mais tu peux m’appeler Eshm.

Naryl acquiesça en silence.

La compagnie de Eshm se révélait plutôt plaisante. Il lui apprit de nombreuses choses, que seul un autre mâle pouvait lui apprendre. Il lui révéla notamment que les fièvres le mettaient en grand danger, et qu’il devait faire son possible pour tout « évacuer » durant cette période.

— Je te montrerai comment, lui assura-t-il.

Lorsque la lune monta, Naryl se sentait à la fois plus anxieux et plus rassuré que d’habitude. Il n’était plus seul. Un autre ædhel connaissait son secret, et pouvait lui procurer une aide. Et puis, c’était le premier mâle avec qui il se liait.

Pendant la première nuit, Naryl se confia. Il raconta à Eshm son errance, la façon dont il avait chassé par un mâle étranger qui oppressait sa famille. Il garda pour lui la présence de sa mère, ainsi que celle du clan : il voulait d’abord être sûr de pouvoir faire entièrement confiance à Eshm.

— Je n’ai pas connu ça, lui raconta Eshm en retour. J’ai été abandonné dans la sylve par ma mère, sûrement une jeune femelle violée par un mâle sans clan comme ceux qui m’ont recueilli. Ce sont des êtres cruels, sans foi ni loi, mais je leur dois la vie. Mais je n’ai jamais croisé la route d’un véritable ard-æl, protecteur attitré d’un clan, comme ton Asvgal.

Naryl rumina. Ce n’était pas « son » Asvgal.

— C’était celui de ta mère, en tout cas, ajouta philosophiquement Eshm. Les femelles qui se soumettent à un ard-æl ne peuvent plus se passer de lui. Il paraît même que ce sont elles qui les invitent dans le clan : Rhan m’a dit un jour qu’aucun mâle ne se risquerait à s’imposer à une harde entière de chasseresses. Il faut que les femelles lui aient manifesté de l’intérêt pour qu’il se propose. C’était tout le problème de Rhan et des autres : il n’y avait aucune femelle pour les désirer.

— Jamais ma mère n’aurait accepté Asvgal de son plein gré, gronda Naryl. Elle aimait mon père ! Je le sais à la façon dont elle parle de lui.

— Elle t’en parlait beaucoup ?

Naryl garda un silence éloquent. Non. Elle lui en avait très peu parlé.

— Mais ta mère ne t’a pas suivi, n’est-ce pas ? demanda habilement Eshm.

Naryl dut se faire violence pour ne pas répondre que si. Mais il arriva à se retenir.

— De toute façon, ajouta Eshm en étendant les bras derrière la tête, même si elle t’avait accompagné – cela se peut, après tout : tu es jeune – elle aurait fini par retourner auprès de son mâle. Surtout si c’était l’as ellyn, la favorite, maîtresse du clan… et plus elle aurait attendu, plus aurait été élevé le risque de se voir supplantée par une autre. Sans parler des chaleurs…

Naryl se retourna vivement.

— Quelles chaleurs ?

Eshm lui jeta un regard amusé.

— Les femelles aussi ont leurs fièvres, tu ne le savais pas ? D’une façon moins visible, car tout se passe à l’intérieur. Même celles qui étaient capturées par Rhan et son clan vivaient cela. Une fois par cycle, elles se roulaient sur le dos en geignant, et exhalaient une odeur qui rendait fou. Aucun mâle ne pouvait y résister.

Naryl songea à sa mère. Ces derniers temps, il lui avait trouvé une odeur, également. Un parfum suave, à la fois fort et doux. C’était sans doute pour cela qu’elle l’avait mis dehors. Puis l’image de Nanal s’imposa. Il la revit se tortiller et haleter, supplier pour qu’il la caresse de sa queue de fourrure. Les fièvres femelles… ça devait être ça.

Et Yuja ? Vivait-elle ça, elle aussi ?

— Je vois que ce que je te dis te rend songeur, plaisanta Eshm. On dirait bien que tu sais de quoi je parle ! Parfois, j’envie les hënnil innocents comme toi. Des délices s’offrent sous leurs yeux, et ils les ignorent !

Naryl laissa son regard errer sur les étoiles. La fièvre commençait à monter. Il avait de plus en plus chaud, et l’impression que son sang bouillonnait dans ses veines.

Eshm s’était déjà lancé dans la préparation des champignons à fumer. Il les introduisit ensuite dans un long tube, auquel il mit le feu. Il s’agissait d’aspirer la fumée ainsi produite. Fasciné, Naryl le regarda tirer la première bouffée et fermer les yeux de contentement. Il avait de longs cils, un regard à la fois doux et effilé.

— Tiens. Ça fait vraiment du bien.

Naryl prit le tube que Eshm lui tendait. Il tenta de l’imiter, mais se mit à tousser. La fumée était forte.

— Tu vas t’habituer, lui sourit Eshm en reprenant le tube. En attendant, je vais t’apprendre comment charmer une femelle, et la forcer à t’ouvrir sa bouche.

— Sa bouche?

— Sa bouche du bas, celle aux petites dents. Si tu ne l’ouvres pas, elle reste fermée, et peut même te mordre !

Naryl se remémora les cuisses écartées de Nanal. Il n’avait jamais eu aucune difficulté à y faire glisser le dard de son panache. Et elle ne l’avait jamais mordue.

— Si un jour une femelle te laisse l’aborder, expliqua Eshm en se rapprochant de lui, il faudra la flatter avec des caresses, la convaincre d’accepter l’accouplement. La plupart des femelles se débattent, même lorsqu’elles sont en chaleur : elles font ça pour tester la force et le savoir-faire des mâles. Si tu échoues à cette épreuve, elles peuvent t’attaquer vraiment sérieusement.

Naryl regardait Eshm sans comprendre. Jamais il n’avait vu Asvgal lutter pour obtenir ce qu’il voulait.

— La clé, c’est le luith, lui apprit Eshm en agitant sa queue de fourrure rayée. Ça les rend réceptives. Tu sais comment subjuguer une femelle avec ton luith ?

Naryl secoua la tête. Non. Il ne savait pas. Il ne s’était même jamais posé la question.

Eshm afficha un sourire ravageur, carnassier.

— Comme ça… fit-il en gonflant son panache.

Il le frotta entre ses jambes, sous ses vêtements, puis l’agita dans l’air. Une odeur capiteuse envahit alors les sens de Naryl. Le jeune ellon crut défaillir sous cette pluie de phéromones sexuelles, qui le faisait cligner des yeux et ouvrir grand les narines. Il eut l’impression de les voir, ces molécules magiques, comme un nuage de poudre scintillante à l’odeur divine. La tête lui tournait. Il s’allongea.

— Voilà. Et ensuite, tu les caresses… avec ton panache, et tes mains, aussi.

Eshm balaya le corps de Naryl de sa fourrure odorante. Ce dernier se sentit pris dans une douce torpeur, étrangement apaisante. Il réagit à peine lorsque les longs doigts de son compagnon se refermèrent sur son pénis déjà dur.

— Puis tu les goûtes… à l’endroit le plus sensible.

Lorsque la langue de Eshm effleura son gland, Naryl ferma les yeux. Il se sentit tour à tour aspiré, puis délicatement butiné par quelque volatile malicieux. C’était divin.

— Tu les laisses s’ouvrir progressivement… n’hésite pas à vérifier de tes doigts, souffla Eshm en remontant le long de son ventre.

Sa main était passée derrière son panache. Naryl se laissait faire, inconscient de ce qui se tramait.

— Puis, lorsqu’elles sont prêtes, tu leur saisis le cou.

Les crocs de Eshm transpercèrent sa jugulaire. Naryl gémit, balançant ses hanches vers l’avant, à la rencontre de l’autre.

Lorsqu’il aperçut le membre engorgé de son aîné, c’était trop tard. Ce dernier l’avait déjà glissé dans l’antre caché derrière sa queue. Naryl voulut se dégager, mais l’autre lui saisit de nouveau le pénis, et redoubla ses suçons sur sa gorge. L’odeur musquée du luith s’épaissit. Elle envahit ses sens, paralysa ses peurs.

— Tu vois, ça ne fait pas mal, murmura Eshm d’une voie rendue fébrile par la passion.

Naryl devait convenir que c’était vrai. Il ne sentait rien du tout, si ce n’est le plaisir que lui procurait Eshm en stimulant son sexe.

Les deux mâles continuèrent ainsi tout le reste de la nuit. Lorsqu’il se sentit plus à l’aise, Naryl grimpa sur Eshm et ils échangèrent les rôles. Pour la première fois, il goûta le sang d’un autre ædhel. Mordre son partenaire, en y associant un autre type de pénétration, était si bon qu’il crut qu’il allait mourir. Lorsque le jour se leva enfin, ils s’endormirent, l’un dans les bras de l’autre.

Avec une telle compagnie, la période du rut se passa comme dans un rêve. Naryl la vécut dans une sorte de torpeur, sans cesse baigné dans le luith de Eshm et la fumée des champignons hallucinogènes, qui servaient de support aux récits incroyables qu’il lui racontait. Dans ses rêves, Eshm avait voyagé dans de nombreuses contrées. Il se disait même capable de quitter la sylve, et de voler dans l’éther, plus haut encore que les hurleurs noirs, ces ædhil pourvus d’ailes, là-bas, dans le nord.

— Toi, murmura-t-il dans l’oreille de Naryl en ondulant au-dessus de lui, tu dois être l’un d’eux. La nuit chante dans tes cheveux, comme une sirène dans une mare noire. Un jour, tu déploieras tes ailes et tu t’envoleras.

Naryl était conquis par son nouvel ami. Son cœur était encore celui d’un hënnel, prompt à s’attacher. Lorsqu’il s’éveilla un matin pour découvrir son khangg vide, ce fut la panique.

— Eshm ! appela-t-il en sortant précipitamment. Eshm !

Il le chercha partout, au désespoir. Mais il était parti.

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