Le secret

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Lorsque Naryl s’éveilla la nuit suivante, le clan était déjà en effervescence. Sa mère avait quitté le khangg depuis longtemps et une agréable odeur de viande délicatement braisée flottait dans l’air.

Naryl renifla, tâtonnant autour de lui. Il était seul.

— Pecco ?

Le jeune ellon se redressa, soudain pleinement réveillé.

— Pecco !

Un piaillement sonore lui parvint, étouffé par la sacoche dans laquelle le petit faux-singe avait élu domicile. Naryl se laissa retomber sur sa couche en soupirant.

— Tu m’as fait peur, idiot ! grogna-t-il avant d’ouvrir le sac de cuir. J’ai cru que ces chasseresses t’avaient mangé.

Pecco en sortit en roucoulant, puis vint s’emmitoufler dans sa crinière. Naryl émit un gloussement entrecoupé de ronronnements.

— Arrête, Pecco ! Tu me chatouilles.

La porte du khangg s’ouvrit à la volée. Le visage pointu d’une ædhelleth apparut dans l’ouverture, les yeux immenses et les oreilles dressées. Naryl s’empressa de rouler sur son compagnon pour le soustraire à la vue de la femelle curieuse. C’était Yuja, la jeunette qu’on lui avait présentée hier.

— Tu es réveillé ? L’ard-ellyn nous a chargé d’aller pêcher des lunes de rivière. Les ellith de la guilde sont parties chasser.

Naryl acquiesça en grommelant. Il serait bien resté un peu au lit, en attendant que sa mère vienne lui apporter un quartier de viande, mais visiblement, le clan n’acceptait pas les tire au flanc.

Lorsque le jeune mâle sortit du khangg, les conversations s’arrêtèrent. Les ellith en plein préparatifs du repas le fixèrent en silence, leurs yeux luisant dans les ténèbres de la grotte comme des éclats d’opale. Naryl émit un timide salut de la tête à leur intention, mais il ne reçut aucune réponse. Comme il restait planté là, Yuja lui prit la main.

— Viens.

La jeune femelle le tira vers le petit feu foyer au milieu de la caverne, qui crépitait sans émettre ni fumée ni cendres. Un beau morceau de daurilim ronronnait sur les flammes bleues, dispensant son fumet suave en appétissantes volutes.

Naryl ignora les murmures des ellith sur son passage. Il avait trop faim.

— Tiens, prends-en un bout, l’encouragea Yuja.

Naryl tendit la main vers le morceau de viande, mais Yuja fut plus rapide. Sortant un petit poignard en diamant de sa tunique, elle entreprit de découper un bout, qu’elle donna ensuite à Naryl.

Ce dernier remercia en silence et commença à manger. Autour de lui, l’assemblée des femelles ne le quittait pas des yeux.

— Où est ma mère ? demanda-t-il ensuite à sa nouvelle compagne.

— Elle est partie avec les chasseresses. Elle reviendra plus tard.

Naryl jeta un coup d’œil aux ellith à la dérobée. Il n’en connaissait aucune, sauf Nanal, qui vint le voir, avenante.

— Salutations, Naryl, susurra la femelle en écartant sa chevelure de feu pour dévoiler ses plantureuses mamelles. J’espère que la journée t’a été douce. Tu as soif ?

Naryl laissa trainer son regard sur les tétons offerts une seconde de trop. Derrière lui, un grognement sourd et bas. Le feulement d’une femelle en colère.

— Ne les écoute pas, murmura Nanal en prenant la main de Naryl pour la coller sur son sein. Tâte-les. Ils sont pleins et me font mal : tu me rendras service en me prenant du lait.

Naryl soupesa le sein. Sous ses doigts, la mamelle était douce et chaude. Il retira précipitamment sa main.

— Je peux pas, souffla-t-il sans la regarder. Je dois aller pêcher avec Yuja.

— Plus tard, alors.

Avec un dernier sourire, Nanal s’éloigna, son opulente chevelure dansant sur ses chevilles. Naryl déglutit.

Pourvu que Mère revienne vite, pensa-t-il en regardant son khangg.

Puis, se rappelant de la mission qu’on lui avait confiée, il chercha Yuja des yeux. Celle-ci avait disparu.

Naryl sauta dans son khangg pour prendre sa sacoche et son sigil, puis il sortit de la grotte. La lune, très haute, le frappa de ses rayons blancs.

— Yuja !

La jeune femelle était déjà à l’orée de la forêt, une longue lance au bout du bras. Elle avançait à pas vifs, tout auréolée d’un nuage de colère.

— Attends !

Naryl tendit la main et lui prit le bras.

Lorsque Yuja se retourna, il crut qu’elle allait le griffer. Mais elle n’en fit rien. Elle se contenta de se dégager d’une secousse.

— Je te déconseille de boire le lait de Nanal, finit-elle par lui asséner. Cela rendra les autres femelles jalouses.

Naryl haussa les sourcils.

— Jalouses ? Pourquoi ?

Yuja lui glissa une œillade en coin.

— Parce qu’elles n’ont pas de petits. Nanal n’est pas la seule à subir les chaleurs !

— Les quoi ?

Naryl regretta d’avoir posé la question aussitôt qu’elle eut franchi ses lèvres. La veille encore, Naïhryn lui avait conseillé d’éviter toute remarque inconsidérée.

— Laisse tomber, grogna Yuja. T’es encore un vrai bébé, tu sais !

— Je n’ai que quelques cycles, protesta Naryl. Mais je suis grand pour mon âge !

Yuja franchit un tronc couché d’un saut leste.

— Justement. Ça fait illusion, et on croit à tort que tu es presque adulte.

Naryl haussa les épaules.

— Et toi ? T’as quel âge ?

— Quatorze cycles, fit Yuja fièrement. J’ai eu mes premières chaleurs lors de la dernière lunaison : les ellith ont promis qu’elles m’initieraient bientôt.

— À quoi ? s’enquit Naryl, légèrement inquiet.

À cet âge, ses sœurs avaient déjà été saillies par le mâle. On les offrait à l’ard-æl dès la première lune, alors qu’il revenait de la sylve après sa longue période d’isolement loin du clan. Le cri des malheureuses résonnait encore à ses oreilles.

— À la chasse, pardi ! C’est pour ça que je dois ramener beaucoup de poissons. Allez, dépêche-toi. Je t’emmène dans mon coin secret.

Rassuré, Naryl lui emboita le pas de bon cœur. Yuja avait quasiment son âge, et c’était la seule qui ne le traitait pas comme un paria. Il n’avait aucune envie qu’elle disparaisse pour entrer dans quelque obscure guilde féminine, ou pour devenir la concubine d’un ellon cruel.

La voûte végétale de la forêt laissa la place à un ciel constellé d’étoiles. Devant eux s’ouvrait un horizon immense, barré au nord par des cônes immaculés. Les Marches Blanches. Alors que Naryl restait béat, le regard fixé sur cette contrée lointaine, Yuja le bouscula.

— C’est pas ça qu’il faut regarder, idiot !

Naryl se retourna. Le rugissement de la cascade, omniprésent, ne lui parvenait que maintenant. Or, il se trouvait au bord d’une grande étendue d’eau, au sommet d’un véritable mur qui se déversait plusieurs centaines de tuyal en bas. Le petit étang tranquille devant lequel ils étaient dormait d’un calme trompeur, avant de se déverser en mugissant dans le sillon qui crevait la forêt en contrebas.

— C’est magnifique, observa Naryl.

Yuja lui retourna un sourire fier.

— C’est mon coin. Les autres femelles ne le connaissent pas. Tu es le seul, Naryl. J’espère que tu te montreras digne de cet honneur !

— Tu as ma parole, répondit-il en posant la main sur son cœur.

Yuja lui répondit par une œillade malicieuse. Puis elle sauta lestement sur un rocher. Ses longues jambes gainées de cuir s’élevaient avec grâce de bond en bond, alors que ses pieds effleuraient souplement la pierre. Sa chevelure de neige, ornementée d’une tresse simple et à peine décorée, scintillait sous la lune comme les montagnes enneigées au loin. Naryl se fit la réflexion qu’elle était vraiment belle.

— Alors ? Tu viens ?

Naryl sortit de sa contemplation. Il se sentait vraiment heureux.

— J’arrive !

Le jeune ellon la rejoignit en quelques sauts nettement moins gracieux. Lorsqu’il arriva de l’autre côté, son lourd panache effleura Yuja. Cette dernière le toucha du bout des doigts, timidement.

— C’est doux, observa-t-elle.

Naryl hocha la tête rapidement. Il voulait vite changer de sujet et aborder celui qui lui tenait à cœur : il avait décidé de lui parler de Pecco.

— J’ai un secret à te confier, moi aussi…, commença-t-il.

Les yeux lumineux de Yuja se mirent à briller comme des astres. Elle se rapprocha, le souffle court.

— Lequel ?

— Eh bien… D’abord, promets-moi de ne le dire à personne.

— Je te le jure, Naryl, lui promit Yuja d’une voix grave et solennelle.

Elle s’était encore rapprochée de lui. Naryl lui octroya un rapide sourire : il était sûr qu’elle n’allait jamais deviner.

— Eh bien…

Yuja était désormais si proche de lui qu’elle le touchait presque.

— Regarde.

Naryl ouvrit précautionneusement sa sacoche. Pecco pointa sa petite face plate, sous le regard étonné de Yuja.

Si la jeune femelle sembla déçue au premier abord, cette déception ne dura pas longtemps. Elle tendit ses longs doigts munis de griffes acérées et saisit le jeune faux-singe, qui se laissa faire sans se méfier.

— Oh, merci Naryl ! Je les adore.

Naryl sourit en retour, sans comprendre ce que voulait dire Yuja. Il changea d’expression en la voyant ouvrir grand la bouche. Ses traits s’étaient transformés, dessinant le faciès cruel d’un prédateur en chasse.

— Non !

D’un geste vif comme l’éclair, le jeune ellon récupéra la petite bête glapissante. Elle était toute tremblante. Yuja le fixait, interdite.

— C’est mon ami, expliqua Naryl en serrant le marmouset apeuré contre lui. Il s’appelle Pecco.

Le visage de Yuja se radoucit.

— Ton ami ?

— Oui. C’était le seul survivant de sa portée et je l’ai recueilli. Il m’a tenu compagnie lors de mon errance dans la sylve, alors que je cherchais ma mère. C’est lui qui m’a aidé à m’enfuir de ce clan de jeunes mâles qui avaient capturé Taryn.

Yuja baissa la tête.

— J’ignorais tout ça. Ainsi, les sans-clan t’ont capturé, toi aussi.

— Heureusement, ils ne m’ont rien fait, précisa Naryl. Mais j’ai vu des choses horribles. Taryn…

Yuja détourna le regard.

— Les chasseresses seront bientôt de retour. Nous devons ramener du poisson. Tu crois que Pecco va nous aider ?

Naryl afficha un large sourire.

— Bien sûr !

La pêche se révéla fructueuse. Pecco n’était pas très efficace, mais il participait, à sa manière. Lorsque le panier de Yuja fut bien rempli, la jeune elleth se releva, les mains sur ses hanches graciles.

— Je crois qu’on a fini pour aujourd’hui.

— Je crois aussi, sourit Naryl, assis dans l’herbe avec Pecco.

La jeune femelle lui jeta un petit regard, puis elle se pencha pour boire, croupe en l’air. Naryl ouvrit des yeux ronds comme ceux des poissons lorsque la jupe de cuir qui couvrait l’entrejambe de Yuja glissa sur le côté, dévoilant une petite fente lisse. Comme toutes les ellith nées dans ce clan sans mâle, elle était vierge.

Le jeune ellon tourna la tête, ennuyé. Son organe s’était réveillé alors qu’il n’avait rien demandé. Cela arrivait souvent ces derniers temps. Qu’est-ce que ça ferait, de glisser son pénis engorgé dans ce petit sillon de chair pourpre ?

Une gerbe d’eau fraîche le tira de sa rêverie érotique. Yuja s’était débarrassée de la tunique de cuir qui cachait ses appâts. Elle batifolait dans l’eau avec toute l’innocence d’une elleth ignorante des horreurs que pouvaient lui faire subir les mâles.

— Tu viens te baigner ? l’invita-t-elle. Je crois qu’on l’a bien mérité !

Les yeux posés sur les bourgeons roses de ses tétons, Naryl secoua la tête rapidement. Inconsciente de l’effet qu’elle provoquait sur son compagnon, Yuja se laissa flotter sur le dos, battant de ses jambes bien écartées.

— Vas-y, lui lança-t-il. Je surveille les alentours pendant ce temps-là.

— Surveiller ? De quoi ?

— Il pourrait y avoir des orcneas, répondit Naryl sans la regarder.

Un jeune femelle, une fois, avait été surprise loin de la tribu par des orcneas en rut. Les monstres l’avaient prise à tour de rôle toute une nuit, avant de la relâcher. Elle était revenue la fente ensanglantée et le ventre plein. Quelques lunes plus tard, elle avait donné naissance à une portée de semi-orcs que l’ard-ael avait mis à mort immédiatement. Cette jeune femelle avait quitté le clan, meurtrie et humiliée.

— Non, répliqua Yuja. Les Matriarches ont choisi cet endroit précisément pour ça. Les orcneas ne viennent pas par ici.

Naryl releva ses yeux noirs sur elle, vif comme un oiseau de proie.

— Pourquoi ?

— On est trop près des Marches Blanches.

Le jeune ellon fronça les sourcils.

— Les Marches Blanches ? C’est encore loin d’ici. Et quand bien même ?

— C’est le territoire d’un clan terrible, que même les orcs craignent, lui apprit Yuja en continuant à nager sur le dos. Pour cette raison, ils ne s’aventurent jamais ici.

— Et vous ? Vous ne le craignez pas ?

— Notre matriarche a gagné le droit d’être là.

— Comment ça ?

— Je ne peux pas t’en dire plus.

Yuja barbota encore un peu, puis elle surgit de l’eau, offrant son corps nu au regard de Naryl. Ce dernier oublia de tourner la tête. Il garda les yeux fixés sur la peau imberbe, et le sillon mince qui la creusait.

— Si les ellith décident de t’initier toi aussi, elle te parlera de tout ça, statua Yuja en ramassant sa tunique.

Naryl leva les yeux sur les siens.

— Et si elles refusent ?

Yuja le fixa en silence. Ses yeux miroitants luisaient sous les rayons lunaires.

— Tu seras tué, finit-elle par dire.

Elle fit une pause.

— Mais j’espère que ça n’arrivera pas. Je t’aime bien, Naryl.

Le susnommé hocha la tête lentement.

— Moi aussi, je t’aime bien, Yuja. J’apprécie d’être ici. Je souhaiterais faire partie de votre clan.

— Le clan décidera à la prochaine lune rouge. Si tu leur prouves que… (Elle hésita). Si tu leur prouves que tu n’es pas vraiment un mâle, alors, tu seras des nôtres.

La lune rouge. Pendant cette période, les mâles nubiles se changeaient en monstres, à l’appel de leur nature. Leur sang devenait noir et bouillant, leur personnalité disparaissait pour laisser place à celle d’un tyran cruel, avide de violence.

Mais Naryl se sentait différent. Il se savait capable de résister à l’envie de chair et de sang.

— Quand cette lunaison aura-t-elle lieu ? s’enquit-il.

Yuja l’observa avec attention.

— Lorsque le disque d’argent que tu vois là aura décru, la lune rouge se lèvera. Elle sera pleine dans quelques nuits, autant que j’ai de perles à mon collier, Naryl.

Naryl les compta. C’était pour bientôt.

Qu’importe. Il était prêt. Il l’avait toujours été. Des lunes rouges, il en avait déjà vécu. Comment cela pourrait-il mal se passer, maintenant que le seul mâle, c’était lui ?

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