Un nouveau territoire

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Après les horreurs de la grotte des sans-clan, Naryl s’était résigné à ne jamais revoir sa mère. Il espérait qu’elle avait pu rejoindre les leurs sans encombre. Le jeune ellon avait attendu deux nuits, puis il avait entamé l’ascension des monts de quartz, sur lesquels se reflétaient les rayons des deux lunes. Il était impatient de mettre le plus de distance possible entre lui et les jeunes mâles qui l’avaient attaqué. En outre, quelque chose lui disait que Naïhryn n’était plus dans les environs.

Deux lunes. Très bientôt, la troisième serait visible : la lune rouge, celle qui rendait les mâles assoiffés de sexe et de sang. Tous quitteraient leur abri et erreraient en quête de proie, possédés par une envie de détruire et de se répandre. Pendant ces périodes, hormis les femelles en chaleur, toute la sylve se cachait.

Mais je serais déjà loin, se promit Naryl avec détermination. Loin des sans-clan, loin d’Asvgal. Loin de la loi des mâles.

Arrivé au col qui permettait de voir de l’autre côté de la barrière de cristal, Naryl s’arrêta. Un nouveau territoire s’étendait devant lui, immense et vierge. D’après ce que lui avait raconté sa mère, Asvgal avait rencontré peu d’ædhil lors de son exil vers le Sud. Sinon, pourquoi aurait-il continué ? Il s’était arrêté là où il avait trouvé un mâle à défier et un clan à conquérir : c’était ce qu’il cherchait en quittant le sien. La forêt continuait encore sur de longs rayons, coupée seulement par un fleuve scintillant qui serpentait dans une étendue émeraude, puis laissait la place à une toundra clairsemée. Au loin, très loin, une plaine de verre. La dernière terre avant les monts immaculés. Le jeune ellon porta ses yeux perçants vers l’immense mur blanc qui se dressait au fond de ce paysage désolé. Les Marches de Glace. C’était de là que venait Asvgal. Un territoire gelé, au-delà de ces montagnes.

Mais, lui, Naryl, il se serait trouvé une grotte bien avant d’y parvenir.

La descente lui avait pris plusieurs nuits de marche. Il arriva émerveillé dans la forêt sombre et odorante. Les immenses conifères au parfum de cade entremêlaient leurs branches au-dessus de lui comme dans la nef d’un sanctuaire secret et paisible. On pouvait entendre le chant et le bruissement de nombreuses créatures : la sylve était prospère. Il avait plu il y a peu, car de l’eau gouttait le long des branches délicates comme des gemmes transparentes.

Naryl chassa un peu, satisfait de trouver des proies nombreuses et faciles à attraper. Il utilisait la grande flèche que lui avait offerte le rêveur comme lance, et ne pouvait prendre que du petit gibier, mais pour l’instant, cela lui suffisait. Après s’être sustenté et avoir emballé ses restes, Naryl se dirigea vers la rivière qui chantait non loin sous la lune pour se laver.

Pecco était toujours avec lui. Le faux-singe logeait dans un panier de fortune que Naryl avait tressé à la va-vite, et qu’il portait autour du cou. La nuit, il dormait : Naryl le réveilla, lui donna quelques morceaux de viande et de fruits, puis le fit sortir du panier, avant de lui montrer la rivière. Le marmouset sauta sur son épaule au moment où il entrait dans l’eau.

Naryl fit quelques brasses, puis il se laissa dériver dans l’eau, sur le dos. Pecco, qui aimait moins l’élément liquide que lui, s’était perché sur son front, ce qui obligeait Naryl à garder son troisième œil fermé. Il fixa le ciel parsemé d’étoiles, le trouvant drôlement plat, sans l’appréhension quadridimensionnelle apportée par cet organe sensoriel. Les astres paraissaient étrangement fixes, comme s’ils étaient là, juste au-dessus de lui, à portée de main.

Qu’y avait-il, là-haut ? Le ciel ressemblait à une étendue d’eau inversée. S’il se concentrait, Naryl était presque certain de se voir reflété là-haut.

— Qu’en penses-tu, Pecco ? demanda-t-il au faux-singe, qui s’était enfin décidé à sauter dans l’eau.

Naryl le recueillit dans la paume de ses grandes mains. Pecco s’excitait dans le bassin formé par Naryl, on aurait même dit qu’il riait. Gagné par son hilarité, Naryl se mit à rire aussi, et à lui lancer de l’eau.

Son jeu fut interrompu par un son aigu. Un chant… Immédiatement, il s’accroupit dans l’eau, se tassant sur lui-même. Les yeux écarquillés dans la pénombre, il fourra Pecco dans son panier, qu’il remit autour du cou.

Il y avait un autre ædhel dans le coin. Une femelle. Son odeur ne tarda pas à flotter aux narines de Naryl, qui se surprit à lécher ses babines. Cette femelle sentait bon. Il sortit de l’eau rapidement, et, sans faire le moindre bruit, s’enroula dans son shynawil, dont il rabattit la capuche sur sa tête.

Naryl s’enfonça dans les buissons, en direction de la voix et de l’odeur. Elles s’éloignaient. Pourtant, il savait qu’elle était encore tout près. Sentant qu’il allait la perdre, le jeune ellon accéléra le rythme, passant au pas de course. Le chant se tut. La femelle devait l’avoir repérée… avant qu’elle ne puisse s’enfuir, Naryl bondit dans un arbre. De son perchoir, il aperçut une queue couleur de sable, qui s’enfonçait dans un buisson. Elle s’enfuyait ! Sans réfléchir, Naryl sauta. Il atterrit juste derrière elle : encore un bond, et il était sur elle.

— Attends ! l’interpella Naryl en tendant la main pour attraper sa queue.

Se sentant rattrapée, l’elleth couina. Son cri, une série de feulements aigus, résonna dans les hautes cimes des arbres.

Soudain, elle se retourna. Naryl eut juste le temps de reconnaître l’une des jeunes femelles qu’il avait sauvées de la grotte des sans-clan, cette petite hënnelleth qui s’était tant défendue. Son coup de griffe lacéra le visage de Naryl. Ce dernier fit un bond en arrière, pour aller heurter une forme chaude et solide. Encore, ce parfum envahissant, entêtant. Une femelle. Il venait de tomber sur une autre elleth.

En se relevant, Naryl constata qu’il était cerné. Plusieurs ædhil portant des armes et des masques de chasse l’encerclaient : c’était sûrement des membres du clan de cette petite femelle qu’il avait poursuivi. On allait l’accuser d’avoir voulu lui faire du mal… une fois de plus, il s’était fourré dans une situation dangereuse !

Le chasseur juste devant lui, le plus grand et le plus imposant, fendit les herbes d’une foulée déterminée pour venir à sa rencontre. Il portait une arme longue et acérée, à laquelle pendaient plusieurs trophées. Il n’avait pas de panache, l’ayant probablement perdu lors d’un combat contre un autre ard-æl.

Naryl se soumit immédiatement. Il s’allongea au sol, hésitant entre s’étaler de tout son long ou présenter son ventre. Il pouvait aussi soulever son panache, mais c’était trop humiliant… d’autant plus que ce mâle allait probablement accepter sa soumission en urinant sur lui. S’il ne le faisait pas, c’était mauvais signe.

Mais le chasseur ne fit rien de cela. Il pointa sa lance sous son menton, et le força à relever la tête.

— Un jeune ellon, dit-il enfin. Sûrement l’un de ceux qui ont fait tant de mal à ma fille !

Naryl s’accroupit, surpris. C’était une voix rauque, mais femelle. Le chasseur n’était pas un mâle. Mais elle n’en était pas moins dangereuse.

— Tes viscères décoreront les arbres, le menaça-t-elle. Quant à tes roustons, ils seront la dernière chose que tu mangeras, et tes dents serviront de collier à Taryn !

— Eëv, attends !

Les oreilles dressées, Naryl se releva complètement. Ce timbre, il le connaissait. Sa mère !

— Reste couché ! grogna la chasseresse en le repoussant avec sa lance.

Naryl la repoussa de la main avec un mouvement d’humeur. Naïhryn ! Où était-elle ?

Il la vit boitiller vers lui au moment où Eëv le repoussait au sol avec un rugissement. Naïhryn vint couvrir le corps de son fils du sien, empêchant la femelle enragée de le pourfendre.

— C’est mon petit, Eëv ! Celui dont je vous avais parlé.

— Tu nous avais dit que c’était une hënnelleth, siffla Eëv. Tu nous as menti !

Toujours pressée contre son fils, Naïhryn soutint le regard de la chasseresse, défiante.

— Je n’avais pas le choix. Si je n’avais pas dit qu’il s’agissait d’une femelle, vous ne seriez pas restées !

— C’est vrai. Mais tu connais notre loi : tous les mâles doivent être mis à mort. Tu le sais, Naïhryn !

— Non ! Pas lui. Il n’est pas comme les autres !

Le cercle des femelles s’était resserré. Elles étaient quatre, en comptant la petite à la queue sable, qui restait à distance prudente. Toutes porteuses d’un masque de chasse. La plus agressive, Eëv, continuait à darder sa lance sur Naryl.

— Mon fils a été chassé de la harde par notre ard-ael, plaida Naïhryn. Mais il est encore jeune. C’est pour le protéger que je suis partie.

La femelle inconnue tendit son cou, cherchant à voir derrière sa mère. Derrière le masque, son regard exprimait la méfiance.

— C’est la voie des mâles. Si ton ard-ael l’a chassé, c’est qu’il a déjà eu ses fièvres.

— Non ! s’empressa de répondre Naïhryn. Il ne les a pas.

On ne la croyait pas. Une femelle de grande taille, aux tresses ornées de coquillages, portant un masque aux cornes élégamment enroulées, s’approcha de lui sûrement dans le but de l’examiner.

— Quel âge il a, ce mâle ? fit-elle.

— Douze cycles…

— Grand ou petit soleil ?

— Le grand.

— Il doit être mûr pour l’accouplement, alors. Et il est plutôt grand… Ah, d’accord.

La femelle baissa sur lui un regard méprisant.

— Il est blessé, c’est ça ? Incapable de chasser, de combattre et de saillir.

Naryl baissa le nez. Son panache se resserra contre son corps recroquevillé, accentuant son air misérable.

— On ne peut pas le garder, statua l’aïeule. Même blessé, il sera excité par l’odeur des femelles à chaque lune rouge, et son luith attirera vers nous d’autres mâles, qu’il sera incapable de combattre. Sans compter celles d’entre nous qui y seront sensibles, et iront se perdre dans la forêt, enivrées ! Il mourra plus vite si on le prend avec nous.

— Je reste avec lui, décida Naïhryn sans l’ombre d’une hésitation.

— Tu es bête. Les sans-clan n’hésitent pas à venir rôder à la lisière de ce territoire… Avec ta jambe cassée, ils auront vite fait de te capturer et de te ramener dans leur harde. Ton fils, lui, sera tué, de toute façon.

— Alors, prenez-le avec vous. Il est inoffensif. C’est un bon chanteur de bois…Il tresse bien les cheveux et construit de jolies choses. Et vous n’avez pas entendu la musique qu’il produit ! Sa présence sera un atout pour votre clan.

— Il aura tout de même ses fièvres. C’est trop dangereux. On ne peut pas courir ce risque.

Alors, Naïhryn décida de jouer le tout pour le tout. Après avoir jeté à son fils un dernier regard, elle se força à mentir :

— Notre ard-ael l’a castré. C’est pour cela qu’il est blessé. Naryl ne sera pas une menace pour vous : il ne produira jamais de luith.

Les trois femelles adultes se figèrent. Celle aux tresses ornées de coquillages se tourna à nouveau vers lui, et elle le renifla rapidement.

— Il ne sent rien, confirma-t-elle.

— La lune est blanche, objecta la plus âgée. Et les très jeunes mâles ne sentent pas tout le temps : il faut attendre avant que le luith noircisse leur sang et parfume leur chair. Qu’il nous montre ses parties absentes !

Naryl recula, non sans avoir jeté un regard inquiet à sa mère.

— Il n’a jamais eu ses fièvres, intervint Naïhryn. Il est aussi innocent qu’un hënnel ! N’humiliez pas plus mon petit.

Eëv le regarda en silence. Puis, son verdict tomba.

— C’est bon, fit-elle avant de se retourner. Il peut venir avec nous. Mais à la moindre trace de luith…

— C’est nous, qui le castrerons ! termina la femelle aux coquillages.

La petite à la queue sable avait rejoint Eëv, contre qui elle se serra. De nouveau, Naryl chercha le regard de sa mère. Mais cette dernière s’évertuait à l’ignorer. Empressée, elle se hâta d’emboîter le pas aux quatre femelles, en route vers leur cache. Naryl dut suivre.

Le voyage dura plusieurs nuits. Pendant la journée, le groupe se réfugiait dans un arbre, et les chasseresses se relayaient pour monter la garde. Naryl se sentait surveillé. Il restait près de sa mère, en silence. Naïhryn lui raconta ce qui s’était passé : pendant sa dernière chasse, alors que Naryl l’attendait à leur abri, elle avait fait une mauvaise chute dans un trou et s’était brisée la jambe. Ce trou était un piège installé par les sans-clan, comme celui qui avait pris Naryl peu après. Heureusement, Eëv, qui était partie en excursion derrière les montagnes pour retrouver sa fille, enlevée par les sans-clan, l’avait trouvée avant eux. Elle l’avait sortie de là, puis l’avait soignée. Naryl, en s’échappant, avait donné l’opportunité à Taryn de s’enfuir et rejoindre sa mère. Ainsi, tout le groupe avait pu quitter les lieux sans se frotter au clan des mâles. Naïhryn les avait convaincues de rester dans les environs pour attendre Naryl, en leur racontant qu’il était femelle.

— Ils m’ont capturé, expliqua Naryl à sa mère.

— Je sais, répondit sa mère en l’inspectant sous toutes les coutures. T’ont-ils fait du mal ?

Naryl secoua la tête. Non. Ils n’en avaient pas eu le temps.

Naïhryn le serra contre elle. Elle sortit sa mamelle de sa protection pectorale, pour le réconforter. Mais Naryl la refusa. Il n’en avait plus envie. Son regard alla se poser sur Taryn, dont le regard vide fixait la lune, là-haut.

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