Les sans-clan

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Naryl s’éveilla la nuit suivante, transi de froid. À côté de lui, la fourrure de daurilim était vide.

La main froide de la peur étreignit le cœur du jeune ellon.

— Mère !

Un vagissement strident l’empêcha de paniquer. Le faux-singe. Il était réveillé.

Naryl se tourna vers la fourrure sur laquelle il avait couché la petite créature la veille. Une chance qu’elle ne se soit pas échappée ! Pour le moment, elle vagissait à s’en décrocher les poumons, inarrêtable. Le jeune ellon se pencha sur elle.

— Qu’est-ce que tu veux ? Tu as froid ? Faim ?

Le faux-singe sembla se calmer lorsqu’il le prit dans ses mains. Naryl le contempla en silence, songeant qu’il ne faudrait qu’un geste malencontreux pour éborgner ou même tuer cet animal si faible. Comme ses mains paraissaient grandes, et ses griffes coupantes, près de ce petit être !

Mû d’une impulsion subite, Naryl le serra contre lui. Ainsi, ça le réchaufferait.

— Là, le calma-t-il en caressant ses drôles de cheveux. Je vais voir ce qu’on peut te donner à manger.

De quoi se nourrissaient les faux-singes ? Naryl tenta de lui donner un doigt de lompe, mais la créature le refusa.

Du lait, comprit-il. Il veut du lait.

Sa mère était allaitante : ses mamelles ne s’étaient pas encore taries. Elle accepterait sûrement de nourrir cette petite proie pour la rendre plus dodue et plus apte à la consommation. Comme sa chair serait juteuse après avoir été arrosée de bon lait d’elleth ! Naryl en salivait d’avance.

Seulement, Naïhryn n’était toujours pas revenue.

Naryl attendit toute la nuit. Lorsque la faim se fit sentir, il croqua un lompe, accompagné d’un fruit de Lomë et de quelques baies. Machinalement, il donna quelques quartiers du fruit rouge et bleu au petit marsupial, qui l’accepta.

— Elle va revenir bientôt, le rassurait-il en lui caressant la tête. Tu auras du lait.

Mais Naïhryn ne revenait pas.

Naryl se décida à quitter le gîte au petit matin. Il était arrivé quelque chose à sa mère, il en avait l’intuition.

Elle a peut-être été rattrapée par Asvgal, pensa-t-il.

L’ard-ael avait pu changer d’avis, et les poursuivre pour récupérer sa femelle. Naïhryn était sa favorite, celle qu’il préférait saillir. Lorsque le nombre d’ellith gestantes était trop élevé pour qu’il puisse les ignorer, il se détournait d’elle à regret, le temps d’inséminer rapidement les autres. Mais même dans ces moments-là, il quittait rarement la grotte sans faire un détour par le khangg de Naïhryn.

Le panache se tortillant au sol comme un serpent à qui on aurait coupé les ailes, Naryl se remémora l’un de ces épisodes.

Trois yeux rouges à la prunelle verticale luisant dans les ténèbres : c’était tout ce qu’on voyait de l’ard-ael dans l’ombre, tant sa chevelure et son panache, dans lesquels il s’enroulait, étaient noirs.

Puis l’injonction fusait, toujours la même :

— Naryl. Sors.

Voilà ce que lui disait Asvgal, juste après avoir ouvert la porte du khangg. Il était chez lui.

Très souvent, sa mère elle-même le poussait dehors, pour le protéger de la colère du mâle excité. Parfois, dans ses cauchemars, Naryl se disait qu’elle attendait cette visite avec impatience. Cela arrivait bien sûr, pendant ses chaleurs, lorsque l’œstrus gonflait la bouche entre ses jambes et répandait un arôme qui rendait fous les mâles. Une fois, après être descendu du khangg, Naryl l’avait vue se positionner à quatre pattes et lever les fesses, poussant sa fine queue sur le côté pour laisser la voie libre à Asvgal. Ce dernier s’était une fois de plus comporté en propriétaire : il avait posé ses grandes mains à six doigts sur la croupe offerte, l’avait caressée et humée avec passion, répandant son opulente chevelure de nuit sur elle. Puis il avait sorti son organe tumescent de sa cache et l’avait glissé entre les jambes déjà dégoulinantes d’humidité de Naïhryn. Voir Asvgal lui attraper les hanches et la pilonner en mordillant son cou comme une monstrueuse bête noire avait horrifié Naryl. Entendre sa mère crier de volupté encore plus.

Le piaillement du faux-singe tira Naryl de ces souvenirs fâcheux. Au moins, maintenant, ils étaient libres : plus jamais il n’aurait à subir ça.

Lui, en tout cas.

La révélation tomba sur lui comme une illumination soudaine. Sa mère ne voulait pas quitter le clan. Asvgal ne la poursuivait pas. Si elle y était repartie, c’était de son plein gré. Ses petits l’attendaient, ainsi que son mâle, à qui elle se livrait sans jamais montrer le moindre signe de lassitude ou de colère.

Elle avait accompagné Naryl jusque-là… puis elle l’avait laissé. Cela ne servait à rien de l’attendre ou de la chercher.

De nouveau, le faux-singe couina. Agrippé au genou de Naryl, il le regardait avec l’air d’attendre quelque mouvement de sa part, ses grands yeux bruns fixés sur lui.

Naryl tendit son doigt griffu vers la petite créature pour la caresser. Toute trace de peur avait disparu de ses yeux. Parce qu’il l’avait nourri et soigné, le faux-singe se raccrochait à lui comme à un parent.

— Moi aussi, je n’ai plus de mère, lui dit Naryl. Elle m’a abandonné pour retourner avec l’assassin de mon père, et les petits qu’il lui a faits… Je suis comme toi, seul au monde.

Le faux-singe piailla de nouveau : peco, peco. C’était le seul son qu’il savait émettre.

Naryl sourit brièvement.

— Pecco. C’est ton nom ?

Seul le silence de la grotte lui répondit.

Le jeune ellon poussa un soupir. Il finit d’emballer ses affaires et chargea arc et panier à provisions – lesté du faux-singe, qu’il avait donc baptisé Pecco – sur son dos. Puis il quitta définitivement ce nouveau gîte.

La marche fut longue et solitaire. Le cœur ravagé par le chagrin, Naryl cheminait sans prudence. Lorsque Naïhryn menait leur marche, le pas se faisait silencieux et attentif. La chasseresse s’arrêtait régulièrement pour lire les signaux, observer les alentours, humer l’air. Naryl, perdu dans sa douleur, ne fit rien de tout cela.

C’est ainsi qu’il échoua à discerner le piège pourtant grossier que dissimulaient les taillis. Soudain, le ciel étoilé tournoya. Il se retrouva la tête en bas, tiré en l’air par un pied. L’assaut fut si rapide qu’il n’eut pas le temps de crier.

Une fois les battements de son cœur calmés, Naryl prit le temps de regarder autour de lui. Ses longues tresses pendaient à terre, effleurant le contenu de son panier renversé. Du coin de l’œil, il aperçut Pecco secouer la tête, groggy.

Un piège de chasse. Probablement d’origine ædhel, peut-être orcneas. Dans tous les cas, il ne pouvait pas rester ainsi, à la merci de tous les prédateurs qui hantaient ce territoire. Il avait encore moins envie de tomber sur les chasseurs qui avaient installé ce piège.

Naryl se redressa à la force de ses abdominaux pour tenter de délivrer sa cheville emprisonnée. Comme toutes les créatures de la sylve – et les ædhil en particulier – il possédait un corps agile et puissant : il n'éprouva aucune difficulté à se redresser. En revanche, il ne parvint pas à dénouer le lien qui emprisonnait sa jambe. Son poids faisait pression sur le nœud, qui cisaillait son pied et lui coupait la circulation.

Naryl abandonna momentanément ses tentatives de défaire le lien pour attraper son sigil. Mais ce dernier n’était plus à sa ceinture.

Il n’était pas prêt ! Naïhryn l’avait abandonné trop tôt. Et il allait mourir là, suspendu à un arbre sur un territoire inconnu.

Le jeune ellon tenta de calmer la panique qu’il sentait monter. Il prit une grande inspiration, ainsi qu’on lui avait instruit de faire à la chasse, pour réfréner son excitation et garder son calme. Un chasseur est avant tout maître de ses sensations, avait coutume de leur expliquer l’elleth qui s’occupait de leur instruction.

Une fois sa respiration calmée, Naryl balaya le sol d’un nouveau coup d’œil. Les rayons de la lune blanche firent scintiller le sigil de son père, qui brillait comme un éclat d’étoile. Naryl tenta de l’attraper avec sa queue, mais il ne réussit pas à l’atteindre : l’arme était trop loin. Il tourna alors son attention vers Pecco, qui s’était assis sur son arrière-train pour le regarder, ses grands yeux bruns humides et la bouche tremblante.

— Pecco ! l’appela-t-il en usant de forces mimiques pour l’attirer. Prends l’objet brillant et apporte-le-moi !

Mais la petite créature ne réagissait pas. Elle ne comprenait pas.

— Le sigil ! s’excitait inutilement Naryl. Amène-le-moi !

C’était vain. Aucun de ses bruitages pour attirer le petit ne fonctionna. Lorsque le faux-singe recula, Naryl perdit patience.

— Foutu faux-singe ! Tu ne sers vraiment à rien d’autre qu’à être mangé !

Comme s’il avait enfin compris ce que Naryl lui disait, le marsupial sauta en arrière et disparut dans les hautes herbes. Le jeune ellon glapit un juron de désespoir. Puis il se laissa retomber tête en bas, épuisé.

Il n’était plus seul. Devant lui, inversé comme les images des âmes tourmentées lors des rêves induits par les oreilles d’arbre, se dressait un torse nu, puissant et marqué de symboles rituels. Un chasseur du Peuple, mâle.

Naryl tenta de se redresser, regrettant de ne pouvoir saluer cet inconnu comme il le devrait. Mais lorsqu’il fit mine de bouger, le chasseur le saisit par sa chevelure d’une poigne brutale. Le jeune ellon sentit que d’autres mâles s’étaient rapprochés. L’odeur musquée des ædhil, et celle, plus âcre, de sa propre peur lui prit les narines.

Soudain, une main s’empara de sa queue de devant. Choqué, Naryl se dandina pour tenter d’échapper à cette prise, ce qui provoqua un rire sauvage et cruel dans le groupe.

Ils sont au moins quatre, comprit l’adolescent, de plus en plus effrayé.

— En voilà un beau panache ! ironisa une voix basse et moqueuse.

— Moi, c’est ce qu’il y a en dessous qui m’intéresse !

— Il s’agite comme une hënnelleth pilonnée par un orc ! Arrête de bouger, où je te les arrache.

La menace, accompagnée d’une ferme empoignade sur ses gonades, figea Naryl comme s’il était pris dans une congère.

— Un mâle presque mûr… fit une voix dégoûtée. Celui-là aura ses fièvres à la prochaine lunaison. Autant le tuer tout de suite ! Sa chair ne sera même pas bonne à manger.

— Si on lui enlève sa paire de noix, il restera tel qu’il est maintenant : docile et ronronnant, le sang rouge et clair.

Quelques bruissements de cuir, le sifflement d’une lame qu’on tire. Incapable de voir, mais sûr du sort qu’on lui réservait, Naryl resta muet de sidération.

Un feulement rauque répondit à cette terrible proposition. Un autre mâle était intervenu, en repoussant l’agresseur loin de Naryl. La collision violente entre les corps des jeunes mâles fit penduler sa corde, le basculant dangereusement, mais il fut rattrapé fermement par un troisième.

— Ne touche pas à cette proie, Yinü. Ce n’est pas la tienne.

— J’y touche si je veux ! rugit le mâle, frustré. Je vais le castrer maintenant, en profitant que tout le sang est en bas. Ensuite, je vais le saillir. Personne ne m’en empêchera, surtout pas toi, Eshm !

— Tu ne passeras pas le premier. Ce sera d’abord Rhan. Tu le sais. C’est la loi du clan.

Le cœur battant la chamade, Naryl réalisa qu’il était tombé entre les griffes d’une troupe de mâles errants. Lorsque les jeunes étaient chassés de leur clan, il était fréquent qu’ils se réunissent entre eux, sous l’égide d’un ellon plus fort, plus âgé ou expérimenté. De ce clan provisoire, ils organisaient des raids pour voler des femelles ou des jeunes impubères à d’autres clans, dont ils usaient pour calmer leurs fièvres en attendant de revendiquer leur propre harde. La soif de chair et le manque de partenaires réguliers les rendaient particulièrement agressifs et violents. Ces groupes de mâles indépendants et nomades, dits « sans-clan » étaient la hantise des hardes constituées.

Ce « Rhan » doit être leur ard-ael, devina Naryl.

Ce qui voulait dire qu’on ne lui ferait rien tant que ce mâle dominant n’aurait pas statué sur son sort.

D’un coup de dague habile, l’ellon qui avait tiré sa lame trancha la corde qui le retenait. Naryl tomba brutalement au sol. Il se releva péniblement au milieu des restes de ses possessions, un peu sonné par la chute. En relevant les yeux, il aperçut enfin ses ravisseurs : cinq mâles adultes, au visage dissimulé par la capuche de leur shynawil et leurs masques de chasse. Sous les capes tissées de façon à se fondre dans le paysage et les harnachements de cuir, leurs muscles puissants luisaient, ornementés de scarifications et de tatouages claniques. La plupart arboraient un pénis dressé et paré, dont l’extrémité pointait derrière le panache de fourrure replié entre leurs jambes. Leur odeur lourde et capiteuse représentait en soi un message suffisamment éloquent : ces mâles étaient tous en rut.

— Allez, le pressa celui qui semblait faire office de chef et arborait en guise de masque le crâne d’un daurilim à six cors. Lève-toi. On te ramène au camp.

L’ellon qui se tenait derrière lui lia solidement les mains derrière le dos. Puis il lui rabattit son capuchon sur la tête.

— Baisse la tête et avance ! lui ordonna-t-il avec une petite tape sur le crâne.

Naryl posa un dernier regard sur ses biens éparpillés dans les fourrés. Avec un peu de chance, sa mère ferait demi-tour, et…

Non. Il ne fallait pas qu’elle le retrouve. Jamais.

Résigné, Naryl tourna la tête pour regarder devant lui.

— Attends… Ce ne serait pas un nayan d’elleth, ça ?

Naryl sentit la froide caresse de la terreur sur son échine. Si Naïhryn n’avait pas encore regagné leur territoire… Ces mâles pourraient la prendre en chasse !

Le rictus froid du masque de mort entra dans son champ de vision.

— Il y avait une femelle avec toi ? Réponds.

Un coup brutal le mit à genoux.

— Non, répondit Naryl, ouvrant la bouche pour la première fois. Mais ma mère m’a donné son nayan le jour où j’ai quitté le clan…

Le rire des mâles bourdonna à ses oreilles.

— Oh ! Un cadeau de ta môman.

— J’parie que tu lui suçais encore la mamelle, hein ?

— Nous aussi, on aime sucer les tétines des ellith. À sang, et toujours en leur bourrant bien le ventre. Il y en aura bien une au gîte pour te donner une goutte, avec tout ce que Rhan leur met ?

— Et les hënnil ne te feront pas concurrence. Ils ne survivent pas plus d’une respiration, chez nous.

— C’est qu’il faut que la mère soit à nouveau disponible ! précisa cruellement un autre.

Naryl s’efforça de garder un visage impassible, de ne laisser aucune prise à leurs provocations. Ils étaient comme une meute de lompes affamées, qui s’excitaient avant la curée. S’il montrait sa rage ou sa peur, ils lui tomberaient tous dessus.

Il ne dit rien non plus lorsque l’un des mâles – celui qui avait menacé de le castrer – s’acharna sur son nayan, brisant le bois de wyrm patiemment sculpté par sa mère en mille morceaux épars. C’était tout ce qui lui restait de Naïhryn. Désormais, il lui faudrait l’oublier, et s’adapter à une nouvelle vie.

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