Le faux-singe

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Leur progression se déroulait sans incident. De nuit en nuit, Naïhryn instruisait son fils à la chasse, et le jeune ellon se fortifiait. Un matin, ils arrivèrent au pied des monts de cristal, pile au moment où les premiers rayons du soleil embrasaient le quartz qui hérissait la montagne. C’était si beau, qu’en dépit de la brûlure visuelle procurée par cette symphonie lithique, Naryl fut incapable de s’en détacher. Sa mère dut le tirer par son shynawil pour qu’il accepte de la suivre en quête d’un refuge pour la journée.

Naryl s’éveilla au crépuscule dans un état d’excitation intense. Finalement, il appréciait ce voyage ! Tous ces frissons, cette aventure que lui procurait cet exil… Pour l’heure, il n’avait qu’une hâte : voir de plus près les monts de quartz.

Naïhryn prépara le départ sans se presser. Toujours, elle avait les gestes mesurés d’une chasseresse, d’une meneuse de guilde. Le jeune ellon l’observait, accroupi et attentif, sa queue enroulée sur son épaule. En constatant qu’elle n’emballait pas leurs couvertures, il releva un œil interrogatif sur elle.

— On va rester ici une nuit de plus pour refaire nos provisions, Naryl, lui annonça sa mère. Il se peut qu’on manque de proies dans les montagnes. Pour gagner du temps, cette nuit, je vais chasser seule. Tu peux aller ramasser des lompes de ton côté et cueillir des fleurs.

Naryl fronça le nez. Sa mère le trouvait encombrant : elle ne voulait pas de lui à la chasse.

— Laisse-moi te suivre ! insista-t-il. Je serai silencieux.

— Tu n’es pas assez rapide. Et nous devons ramener le plus de proies possible : il convient donc de nous répartir les tâches. À toi la cueillette des lompes et des fleurs, à moi les daurilim.

— La cueillette… ce n’est pas de la chasse ! Où est le prestige, là-dedans ?

— Tu te préoccuperas du prestige quand tu feras partie d’une guilde de chasse.

La nuit s’étirait, calme et chaude. Après avoir bataillé vainement avec Naïhryn pour obtenir le droit de l’accompagner, Naryl s’était résigné à débusquer des lompes et cueillir des fleurs. Pour noyer sa frustration, il avait dévoré tout un nid de lompes jusqu’à s’en rendre malade. Progressant difficilement à cause de son ventre ballonné, il en déterra un deuxième sans le manger, se contentant de fourrer les petites bêtes dans son panier. Un petit lompe frais, à croquer pendant le voyage, rendrait ce dernier plus agréable.

Les fleurs, désormais. Il en ramassa plusieurs variétés, chacune connue pour accompagner à merveille telle ou telle viande. Il rafla trois nids pleins d’œufs de perfies chanteuses pour faire bonne mesure et recouvrit le tout de feuilles plates de tuyal, qui leur serviraient pour emballer la chair de daurilim. Quelques baies scintillantes complétèrent le tout. Sur son dos, son panier débordait de victuailles : estimant qu’il avait rempli la quête assignée par sa mère, Naryl prit le chemin du retour vers leur gîte provisoire.

Il était à mi-chemin lorsqu’un cri déchirant fit décoller tous les oiseaux nocturnes des arbres. Naryl se figea. Dans la sylve pourpre, les bruits de lutte pour la survie et autres hurlements d’agonie étaient aussi naturels que le chant des perfies : c’était la voix même de la vie, l’illustration sans cesse réactualisée de la loi immuable qui rythmait leur existence. Un être avait perdu contre un prédateur plus fort et, par l’offrande de sa chair, lui permettait de vivre plus longtemps. Tout ce qu’il y avait à lui souhaiter, c’était d’avoir fourni un beau combat final.

Le cri retentit une seconde fois. Naryl dressa l’oreille : jamais il n’avait entendu cette voix auparavant. Quel animal cela pouvait-il être ? Les oreilles pointées en avant et le panache curieux, Naryl abandonna son idée de rentrer au refuge pour se diriger vers la provenance du cri. Cette fois, il parvint à humer une odeur. Celle du sang, familière, le fit saliver, mais elle était mêlée à autre chose, inconnue. De plus en plus excité par ce nouveau mystère de la sylve, Naryl s’enfonça dans les taillis.

Il déboucha sur une clairière abritée au centre de laquelle se tenait un grand puval, un arbre au tronc épais qui servait souvent de refuge temporaire en période de chasse. Cette essence était également connue des rêveurs pour la qualité de ses oreilles d’arbre, particulièrement chargées en agents hallucinogènes. C’était celles-là qui servaient lors des grandes cérémonies, lorsque le Peuple avait besoin d’oracles et de prévisions concernant les cycles stables et chaotiques des trois soleils. La présence d’un grand nombre d’eyslyns scintillantes autour du puval était à elle seule un indice probant de son caractère sacré : il s’agissait d’un arbre-lige, qui marquait une frontière entre les mondes et aurait pu être choisi par un ard-ael comme épicentre de son territoire. Hennël non-initié, en temps normal, Naryl se serait tenu éloigné d’un végétal aussi prestigieux. Mais pour le jeune ellon, les limites de la normalité avaient été abolies lorsqu’Asvgal l’avait chassé du clan. Et le cri provenait de ce pulval, ainsi que l’odeur de sang.

Naryl s’approcha prudemment. D’épaisses lianes entouraient le tronc comme un rideau luminescent, qu’il écarta avec douceur. Puis il posa les yeux sur la chose responsable de ce cri strident.

C’était une jeune créature, visiblement tombée de son nid dans les hautes branches. Elle était couverte de sang : l’odeur provenait bien d’elle. Naryl resta un moment immobile à la fixer, comme hypnotisé. Jamais de sa courte vie il n’avait vu un être aussi beau et mignon. Surtout, jamais il n’avait contemplé de mets plus appétissant. Les pupilles réduites à de minces fentes verticales, il scruta l’être délicat qui vagissait faiblement devant lui. Quatre pattes imberbes à cinq doigts, une seule paire d’yeux, de petites oreilles aussi rondes qu’adorables, une touffe de crinière à la couleur étrange et une queue atrophiée. Naryl sut tout de suite ce que c’était : nombreuses étaient les légendes qui vantaient les mérites de cette proie prestigieuse, précieuse entre toutes. Il s’agissait de cet animal mythique que les siens appelaient « faux-singe ».

La première impulsion de Naryl fut de se jeter sur la créature blessée pour l’achever et la dévorer. Puis il se rappela sa mère, Naïhryn. S’il lui ramenait un faux-singe, elle le considérerait enfin comme un chasseur sérieux. Tandis que s’il dévorait ce jeune ici et maintenant, personne ne le croirait. Un faux-singe ! On en parlait avec respect et admiration, tant les capacités de la bestiole à se cacher et à tromper le chasseur étaient renommées. Qui plus est, il s’agissait d’une créature diurne, dont le rythme de vie était radicalement différent de celui d’un ædhel : c’était dur d’en trouver la nuit. On disait également leur vie plus éphémère et fragile qu’un flocon de neige.

Je dois le ramener, décida Naryl. Il constituera le clou de nos provisions, plus prestigieux encore que le plus beau trophée de chasse. Mère sera fière de moi : après ce fait d’armes, elle m’initiera dans sa guilde immédiatement.

Le jeune ellon passa à quatre pattes et s’approcha doucement, s’aplatissant presque au sol. De telles précautions s’avérèrent finalement inutiles : le faux-singe, en le voyant, se contenta de redoubler de hurlements. Ses tentatives de fuite renseignèrent Naryl sur sa blessure : sa patte était cassée. L’os ressortait de la peau rose, rendu encore plus blanc par le contraste avec le sang.

Naryl passa sa langue pointue sur ses lèvres. Le faux-singe allait-il mourir s’il mangeait sa jambe maintenant ? Probablement que oui : les contes décrivaient ces créatures plus fragiles encore que les ailes poudrées des eyslyns. En outre, sa mère le prendrait pour un glouton incapable de discipline. Le jeune ellon se pencha pour humer la créature : elle sentait aussi bon qu’elle était belle. S’il passait sa langue dessus, pour lécher le sang… Non. Rapidement, sans s’accorder une seule seconde de réflexion supplémentaire, Naryl saisit le faux-singe entre deux doigts et le fourra dans sa besace.

Ceci fait, il leva le visage vers le faîte de l’arbre. Le faux-singe – un bébé de toute évidence – était tombé du puval. Avec un peu de chance, le reste de la portée – les parents, peut-être ! – s’y trouvaient encore.

Naryl fut bien vite dans l’arbre. Il inspecta toutes les branches, tous les creux, avant de découvrir un trou contenant un lit de fougères fraîches. Hormis quelques traces de sang, il était vide. En reconnaissant une serre recourbée, Naryl comprit ce qui s’était passé : un grand prédateur volant avait découvert le nid et emporté toute la famille endormie, laissant tomber l’un des petits. Il n’y avait plus rien à faire : les proies avaient été mangées et emportées. Naryl redescendit et se mit en route vers son gîte, pensif.

Un hurlement le fit s’arrêter à mi-chemin. Cela venait de son panier ! Naryl le posa par terre et en vida le contenu sur le sol. Les lompes étaient en train d’attaquer le nouveau venu : estimant que ces petits carnassiers communs étaient moins importants que sa trouvaille, l’adolescent leur tordit le cou. Puis il prit la proie toute tremblante dans ses grandes mains.

— Tu as froid ? demanda-t-il en l’observant sous toutes les coutures. Tu as mal, sûrement. Attends. Au refuge, nous avons de quoi te soigner.

Naryl caressa la tête de la bestiole, s’étonnant de la trouver si douce. Puis il remit les lompes mortes dans son panier, avec les fleurs, les baies et les feuilles de tuyal. Il installa le faux-singe par-dessus et replaça son chargement sur son dos, avant de le couvrir avec l’extrémité de son panache. Ainsi, le bébé faux-singe n’aurait pas froid.

L’adolescent arriva dans un abri vide : Naïhryn n’était pas encore rentrée de la chasse. Naryl fouilla dans ses possessions et trouva le baume qu’on appliquait sur les blessures. Puis il sortit délicatement le faux-singe du panier et l’allongea sur une fourrure de daurilim. À nouveau, le petit être tenta de s’enfuir. Naryl le ramena vers lui et le maintint immobile pendant qu’il nettoyait sa blessure. D’une poussée mesurée du doigt, il replaça l’os dans le bon axe, ce qui fit redoubler de hurlements la bestiole. Pour la calmer, il cassa un morceau d’oreille d’arbre et le lui fourra dans la bouche. Puis il procéda aux soins. La petite créature s’endormit, épuisée.

Naryl ne tarda pas à l’imiter.

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