Les orcneas

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Naryl revenait de la chasse – plutôt infructueuse – lorsque des bruits inconnus le poussèrent à se figer à la lisière du bosquet entourant son gîte. Plus silencieux qu’un nuage, le jeune ellon gagna le faîte d’un arbre en trois bonds souples. Là, prudemment, il se tapit dans l’ombre des branches et observa la grotte.

Au bout de quelques respirations à peine, un orc imposant sortit de la caverne. Dans sa grande gueule munie d’une double rangée de crocs acérés, plus proches de défenses que de canines, il mâchonnait l’un des morceaux de viande que Naryl avait mis à sécher dans sa réserve. Ses petits yeux jaunes balayèrent les environs, puis il sortit son organe mâle et se mit à uriner, copieusement, tout autour de l’entrée de la grotte. Une puissante odeur fauve vint chatouiller les narines sensibles de de l’adolescent, qui plissa le nez de dégoût. Son refuge avait été souillé par des orcneas. C’était fini : il devrait s’en trouver un autre.

Soudain, un signal d’alarme s’alluma dans l’esprit du jeune ellon. Sa mère, Naïhryn ! Il était prévu qu’elle le rejoigne ici. Si elle tombait sur la horde d’orcneas en goguette… elle serait capturée, saillie et peut-être même mangée ! Il devait trouver un moyen de la prévenir, sans attirer l’attention de ces monstres ou les pousser à le suivre.

Que faire ? Toujours perché dans son arbre, Naryl regarda autour de lui. Il pouvait toujours revenir plus tard, lors de la sieste diurne des orcneas, et tracer le symbole de ces répugnantes créatures sur la paroi de la caverne, à un endroit qui serait visible de loin. En hauteur, de préférence : les orcneas, lourds et massifs, étaient de piètres grimpeurs.

Satisfait de sa solution, Naryl battit prudemment en retraite. Il reviendrait plus tard. Pour le moment, il lui fallait trouver un autre abri, et y déposer ses provisions. Il s’éloigna sciemment des environs du gîte de chasse envahi et poussa ses explorations plus loin encore que le premier cercle qui ceinturait la sylve d’Asvgal. Jusqu’ici, il n’avait pas trop osé s’en éloigner, tout en prenant soin d’éviter d’y entrer. La frontière du territoire interdit était marquée par les cadavres des intrus qui avaient défié l’ard-ael pour s’emparer de son territoire. Des dépouilles à tous les états de la décomposition et du dessèchement pendaient dans les arbres, macabres monuments à la toute-puissance du maître de la sylve. Pour Naryl, ils étaient surtout les marqueurs d’un lieu qui lui était désormais interdit. Le jeune ellon passa devant le squelette vitrifié d’un ædhel cloué contre un tronc de sapinaire, jetant un regard nostalgique sur le bosquet qui s’étalait derrière. Avec ses cavernes accueillantes et ses proies abondantes, ce territoire lui paraissait évidemment meilleur que l’entre-monde inconnu au sein duquel il évoluait maintenant.

À force d’explorations, Naryl dénicha une anfractuosité stratégiquement placée. Elle était petite, mais saine, sans infiltration d’eau ni souillure. Surtout, cette fissure située très en hauteur était hors d’atteinte des orcneas. Naryl y déposa ses prises de la journée – un jeune daurilim et quelques œufs de baobhan sith – puis contrôla la vue qu’il avait de ce nouveau gîte. Au loin, bien au-delà des limites de la sylve, il aperçut un cours d’eau et des collines. Il s’agissait des monts Shamutan, qui marquaient la frontière avec leur territoire de chasse étendu. Une fois qu’il les aurait franchies, il serait hors d’atteinte du grand mâle, dans un lieu totalement inconnu. Naryl resta un moment à observer les pics irradiants de quartz et d’hématite, ainsi que les grandes plaines qui s’étendaient au-delà. Puis il détourna le regard : il ne partirait pas sans sa mère.

Le jeune ellon, après avoir sécurisé son arc sur son dos et vérifié une fois de plus la présence de son sigil – pour l’instant, il ne pouvait s’en servir que comme une griffe, plus dure et longue que les siennes, puis il descendit le long de la paroi, silencieusement. Le petit soleil allait bientôt se lever. Habituellement, c’était l’heure où il regagnait son abri, après plusieurs heures de jeu et de festin. Il se glissait dans le khangg de sa mère et se blottissait contre elle, s’enivrant de son parfum si rassurant. Ces derniers temps, l’arôme musqué d’Asvgal s’était fait plus présent, et il lui arrivait de grimacer en cherchant à retrouver celui de sa mère, en s’enfouissant dans sa chevelure ou sous son bras. Maintenant, il aurait Naïhryn pour lui tout seul ! Et plus jamais elle ne porterait sur sa peau cette émanation si désagréable.

Avant de s’enfoncer dans la forêt, Naryl prit soin de revêtir le shynawil que sa mère avait tissé pour lui avec des fils de soie arachnide. Même si ce n’était que le petit soleil, les rayons de l’astre diurne pouvaient le brûler très sévèrement. Il rabattit la capuche et disparut sous les arbres, décidé à ne pas se laisser surprendre par l’une des trois étoiles qui ornaient leur ciel lorsqu’il se lèverait.

Arrivé dans une zone proche de la caverne, des cris stridents lui firent dresser l’oreille. C’était une femelle de sa race qui hurlait ainsi ! Le cœur brûlant de panique, Naryl franchit de quelques bonds la distance qui le séparait des environs du gîte de chasse. Parvenu en vue de la grotte, il décrocha le sigil de sa ceinture de cuir tressé. Si c’était sa mère, il la délivrerait ou mourrait dans l’entreprise !

Mais ce n’était pas Naïhryn. Deux orcneas traînaient une jeune femelle dans la grotte, cherchant à la faire entrer de force dans leur nouveau refuge avant le lever du soleil. Naryl la reconnut à sa superbe chevelure de mithrine : c’était Ithyl, une condisciple de Fasvyn que l’ard-ael n’avait pas encore réclamée. Que faisait-elle ici, en dehors du territoire et de la protection du clan, et à une heure si tardive ? Naryl devina qu’elle s’était peut-être enfuie pour éviter d’être déflorée par Asvgal… tout ça pour se retrouver à la merci des orcneas ! La malheureuse poussait des cris à fendre l’âme, des hurlements déchirants dont les notes aiguës éveillèrent les instincts protecteurs du jeune mâle. Or, il ne pouvait rien faire d’autre qu’assister, impuissant, à ce qui allait forcément suivre. Les oreilles plaquées au crâne, la colère lui brûlant les veines, l’adolescent se recroquevilla dans le bosquet. Ithyl n’était guère plus âgée que lui !

Jusqu’au plus petit hënnel, tout le monde savait ce qui arrivait aux ellith – et à certains ellonil impubères – capturés par les orcneas. Dans l’ombre de la grotte, ces créatures aussi répugnantes que brutales allaient labourer la jeune femelle toute la journée, lui déchirer le ventre et inonder sa matrice vierge de leur jus immonde, la souillant à jamais. Si elle survivait aux sévices imposés par ses geôliers et parvenait à s’enfuir, elle deviendrait une paria, exclue des clans, refusée par les maîtres de harde. Seule dans les territoires inconnus, elle mourrait de faim, ou serait capturée par des mâles errants ou d’autres orcneas.

Il ne fallut que le temps d’un battement de cœur à Naryl pour se décider. Cette fois, il ne resterait pas les bras croisés à voir une elleth innocente se faire malmener, comme il l’avait fait lors du viol de Fasvyn par Asvgal ! Tout à l’heure, il avait été prêt à mourir pour sauver sa mère… ne pouvait-il rien faire pour aider cette jeune femelle de son clan ?

Les flèches de Naïhryn. L’arc était une arme de longue portée. Il avait peut-être la possibilité de laisser une chance à Ithyl de s’enfuir en faisant diversion. Naryl se rapprocha de la grotte et grimpa dans l’arbre qui lui donnait la meilleure vue, cherchant le bon angle de tir. Il s’était entraîné assidûment ces dernières nuitées, mais restait peu adroit.

Dans la caverne, les orcneas, incapables de se retenir, avaient immobilisé la jeune femelle face au sol. L’un des monstres la tenait par les hanches, l’autre par les cheveux, tandis qu’un troisième lui arrachait shynawil et protections de cuir. Ses longues jambes fines furent écartées de force, ses poignets maintenus. Lorsque sa fente minuscule fut révélée, les orcneas poussèrent un beuglement d’excitation, projetant ondes sonores et bave sur les parois rocheuses. Ces mâles étaient en rut : leur envie de prendre la malheureuse surpassait celle de la dévorer.

Le premier monstre se saisit de son membre, une hampe veineuse qui fit glapir de terreur la pauvre femelle, puis le dirigea vers sa cible impuissante. Naryl n’attendit pas qu’il la pénètre pour agir. Sans chercher à ajuster son tir – il n’en avait plus le temps – il banda la corde et relâcha. Amarrigan, protectrice des femelles vierges et dispensatrice de la chance au combat, tenait l’arc avec lui, cette nuit-là : la longue tige de bois-de-wyrm empennée de noir vint se ficher dans le dos de l’orcneas, qui hurla et relâcha Ithyl. Naryl n’eut pas le loisir d’en encocher une autre. Fou de douleur, son adversaire s’était retourné, ses yeux méchants fouillant déjà les arbres pour identifier l’agresseur. Sur un geste de leur meneur, les deux orcneas s’élancèrent. Ils l’avaient vu !

Naryl tira sa deuxième flèche, mais cette fois, il rata sa cible. Un coup d’oeil rapide lui montra qu’Ithyl était hors de danger : elle se relevait, un peu sonnée, tenant ce qui restait de ses frusques dans une main. Sans attendre l’arrivée des orcneas, le jeune ellon sauta dans un autre arbre, cherchant à regagner le couvert de la forêt. Les orcneas ne savaient pas y grimper, mais ils étaient capables d’y mettre le feu, ou de l’y coincer toute la journée, à la merci des rayons brûlants du soleil. La seule chance de Naryl était de les semer dans la touffeur épaisse de la sylve.

Malheureusement, l’un des orcneas, plus malin que les autres, lui avait déjà coupé sa retraite. Naryl grimpa plus haut dans l’arbre, tandis que deux orcneas éructaient leur rage et leur excitation au pied du grand tuyal où il s’était réfugié. Le troisième, lui, retournait déjà vers la grotte pour intercepter Ithyl.

— Karakol sans ailes ! se moqua l’un des orcneas dans sa langue, qu’il avait dû apprendre au contact d’une captive de sa race.

Dans un ersatz de sourire, il dévoila ses défenses recourbées. Acculé, Naryl fit coulisser ses crocs hors de sa mâchoire, avant d’émettre le feulement le plus rauque que pouvait produire sa jeune gorge.

— Karakol qui miaule ! éructa l’orcneas, hilare.

Son comparse s’était déjà saisit du tronc, qu’il se mit à secouer avec la force d’une tempête solaire. Naryl planta ses griffes dans l’écorce et s’accrocha désespérément au tronc.

Paniqué, le jeune ellon poussa un nouveau cri de guerre. Mais cette fois, sa voix encore fluette fut doublée par le rugissement féral d’un gros prédateur. Une voix reconnaissable entre mille, puisque c’était celle de l’ard-ael de son clan !

Naryl releva ses yeux ambrés sur l’horizon. Asvgal affrontait déjà l’orcneas devant la grotte. Hors de leur gaine de peau, les lames de ses griffes fendaient l’air et les chairs dans les sifflements et les gerbes de sang. Son panache noir, auréolé de colère, s’érigeait comme les épines hérissées d’une carapace de borg.

D’un coup de taille bien placé, le grand mâle mit à mort l’impudente créature qui avait osé croire qu’il pouvait s’emparer de l’une des femelles de sa harde. Puis, sans marquer le moindre répit, il fondit sur les deux autres. La tête du second vola, et le troisième, déjà blessé, vit son ventre déchiré et ses intestins fumants se déverser au sol. Asvgal était un tueur de lions volants : il ne craignait pas les orcneas.

Une fois la menace éliminée, l’ard-ael se tourna vers la jeune femelle, qui quitta son refuge provisoire pour se réfugier dans ses bras. Asvgal recouvrit la silhouette tremblante d’Ithyl de sa noire chevelure, qu’il laissa choir sur elle comme une aile protectrice, la protégeant du soleil tout en répandant son odeur apaisante sur elle. Naryl assista à cette scène avec une stupéfaction teintée de respect, et l’impression d’assister à un mystère important. Ithyl devait être à l’aube de son cycle, ce qui l’avait poussé à fuir pour éviter cette première saillie que les jeunes femelles craignaient tant. Mais elle avait finalement succombé au luith du mâle dominant : nul doute que dès le lendemain soir, elle se laisserait couvrir sans rechigner. Dans les bras de son sauveur et maître, bien à l’abri dans son panache, l’ancienne compagne de jeu de Naryl disparut dans la sylve, les arbres se refermant sur eux comme un cocon protecteur. L’ard-ael n’était pas seulement le maître du clan, c’était aussi celui du territoire : la végétation, en intelligence avec lui, lui obéissait.

Naryl resta seul sur le lieu du massacre. Asvgal n’avait pas décelé sa présence.

Ou plutôt, il l’avait ignorée.

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