11. Śimrod : pour une poignée de gullgubber

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Ogentheow-wynnthrid n’avait encore rien mangé aujourd’hui. Dirigeant son balai avec la monotonie de l’habitude, il consacrait son temps de cerveau disponible à réfléchir à son retour au foyer, une fois son travail terminé. La Mère allait sûrement cuire le petit dernier de la portée, aujourd’hui encore. Ce ne serait évidemment pas lui qui serait choisi, puisqu’il était de corvée au temple. Mais il aimait bien son petit frère… enfin, il fallait bien manger.

Un grognement féroce tira le jeune sluagh de ses rêveries. Un ædhel s’était cogné dans son balai, laissé sans contrôle ! Heureusement, ce n’était qu’un mâle.

— Mille excuses, Seigneur, s’excusa le balayeur en frappant le sol de son front. Je ne vous avais pas vu.

Il se risqua à jeter un œil au grand mâle. Lorsque celui-ci rejeta la capuche de son shynawil en arrière, Ogentheow hoqueta de surprise : le mâle qu’il avait offensé était un semi-orc à la peau noire et aux cheveux blancs !

— Dix mille pardons, Vénéré Gardien d’Æriban. Je mérite la mort !

Śimrod regarda le sluagh se frapper la tête au sol avec un redoublement de ferveur. Il trouvait ces créatures aussi méprisables que pitoyables, mais elles ne valaient pas la peine qu’on les tue.

— Cesse tes simagrées, lui ordonna-t-il, agacé. Conduis-moi plutôt à la prêtresse.

Le sluagh se releva. Son front était aussi ensanglanté qu’un fruit écrasé.

— Mais la grande déesse Nineath n’est pas visible pour les mâles… ce n’est pas encore la période !

Śimrod découvrit ses crocs, mettant fin aux protestations.

— Elle le sera pour moi. Dis-lui que l’as sidhe veut lui parler. Elle se souviendra de moi.

Ogentheow lui répondit par un regard dubitatif, mais il obéit quand même. Śimrod le suivit dans les ténèbres fraîches du temple, plissant le nez sous les volutes d’encens.

Quelques fidèles – exclusivement des femelles – se prélassaient entre les colonnes, baignant leurs corps de marbre dans les bassins garnis de roses. Śimrod leur octroya un signe de tête respectueux, mais rapide, les abandonnant à leur surprise. Normalement, aucun mâle ne franchissait ces portes, en dehors des périodes d’accouplement sacré.

La représentante de la déesse vierge était elle aussi à son bain. Entourée de ses acolytes, elle s’ébattait dans un bassin rempli de nénuphars et de roseaux à plumeau, où s’égaillaient poissons multicolores et oiseaux chanteurs. Śimrod laissa le sluagh la prévenir, ce que le jeune balayeur fit avec un empressement rare. Il attendit à l’ombre d’une colonne, les bras croisés : il ne partageait pas le goût de ceux d’Été pour les étangs ensoleillés.

Le sluagh se pencha à l’oreille de la jeune prêtresse et la prévint d’un murmure rapide de l’intrusion du grand mâle à la peau noire qui attendait, adossé contre la pierre. Lorsque la femelle se retourna pour le regarder, Śimrod comprit que cette prêtresse-là n’était pas celle qu’il avait déflorée. Elle sortit pourtant de l’eau, ses suivantes faisant écran à sa nudité, et, couverte d’un shynawil de soie argentée, marcha vers Śimrod.

— Soyez le bienvenu en ces lieux, as sidhe, chanta-t-elle d’une voix coulante comme l’eau. Malheureusement, je ne peux accéder à votre désir aujourd’hui. Il vous faudra attendre la nouvelle lune pour me posséder.

Śimrod la scruta avec attention. Non, ce n’était pas la jeune perædhelleth qu’il avait connue le soir de sa victoire au barsaman. C’était une autre, qui lui dissimulait son visage. Il se sentit soudain gêné.

— Je n’ai aucune intention de ce genre envers vous, dame du croissant d’argent, répondit-il en utilisant l’une des nombreuses formules consacrées pour s’adresser à Nineath. Je cherche votre prédécesseuse. Celle qui était là avant vous.

Derrière son voile, Śimrod devina son sourire.

— Celle qui a ouvert les cuisses à Neaheicnë le soir du barsaman…

— Celle-là même.

Un chuchotement se fit entendre parmi les acolytes. Visiblement, Śimrod avait demandé quelque chose d’étrange, ou d’interdit.

— C’est moi, désormais, la nouvelle Nineath, répliqua enfin la prêtresse de sa voix cristalline. La Déesse doit rester vierge, l’avez-vous oublié ? La représentante n’est rien. Seul le principe qu’elle incarne compte.

Śimrod fronça les sourcils.

— Où est l’ancienne prêtresse ? Celle avec qui j’ai passé la nuit ?

Le rire de la prêtresse sonna comme une cascade d’aiguilles de cristal, des aiguilles aussi pointues et meurtrières que des dagues.

— Vous ? Un semi-orc à la peau noire, qui aurait passé la nuit avec la Déesse ? Vous plaisantez, j’espère. C’est le Dieu de la Guerre qui a sailli la Déesse, et nul autre. Revenez le mois prochain, si Neaheicnë-le-Puissant accepte encore d’utiliser votre corps comme véhicule !

Śimrod faillit répliquer, mais la prêtresse lui avait déjà tourné le dos. Dans l’ombre, il aperçut deux eunuques orcanides, prêts à intervenir en cas de besoin. Cela ne servait à rien de crééer un esclandre. Déterminé à rester discret, Śimrod salua brièvement et repartit.

Le sluagh le raccompagna dehors, sur le parvis. Après la fraîche obscurité et les patios ombragés du temple, Śimrod cligna des yeux sous le soleil impitoyable d’Ælda. Il rabattit sa capuche sur son visage, autant pour se protéger des rayons que des regards inquisiteurs.

— Merci de votre visite, as sidhe, le salua le sluagh avec une courbette. J’espère vous revoir à la prochaine lune, si le sort vous favorise encore.

Śimrod baissa son regard grenat sur lui.

— Comment tu t’appelles ?

Surpris, le sluagh faillit s’étouffer. Mais il s’empressa d’ôter sa capuche de lin rêche, dévoilant un petit visage chafouin et une paire d’yeux jaunes.

— Ogentheow-wynnthrid, Seigneur !

— Ogentheow, répéta Śimrod en fouillant dans les replis de son manteau. Moi, c’est Śimrod Surinthiel.

— Je connais votre nom, Seigneur ! Vous êtes l’as sidhe, le représentant de Neaheicnë dans ce monde.

— Pas tout le temps et pas pour tout le monde, on dirait, plaisanta Śimrod, le sourire sarcastique. Mais qu’importe. Cela fait longtemps que tu travailles au temple, Ogentheow ?

— Oh oui, Seigneur ! Plusieurs lunes.

— Tu étais donc là lors du dernier barsaman.

— Tout à fait ! C’est même moi qui ai nettoyé après que…

Le sluagh se tut, semblant réaliser son imprudence. Mais loin de le battre pour son insolence, Śimrod lui tendit un gullgubber, la monnaie que les ædhil avaient mise en place pour leurs échanges avec les peuples inférieurs.

— Si tu me dis où trouver la prêtresse qui officiait au temple cette nuit-là, je te donne cette pièce.

Le sluagh tomba sur ses genoux cagneux. De nouveau, il se frappa la tête au sol.

— Oh ! Seigneur ! Vous êtes trop bon !

— Relève-toi. Où est-elle ?

— Eh bien, je crois que le grand intendant l’a conduite au Marché à la Chair de Nud-ylva, où elle fut acquise par une maison des plaisirs contre six gullgubber…

La révélation ôta la voix à Śimrod. Vendue à une maison de plaisir comme une vulgaire esclave… C’était donc ce qui arrivait aux prêtresses, une fois leur service terminé ? Elles qui avaient représenté ce qu’il y avait de plus sacré chez les ædhil, étaient ensuite cédées pour presque rien !

Le sang échauffé par une colère qu’il comprenait mal, Śimrod saisit la petite créature par son manteau.

— Vous l’avez vendue ?

— C’est la prérogative de la Guilde des Intendants Sluagh, ainsi que le stipulent les termes du Pacte !

C’était donc ainsi. Les ædhil de sang pur autorisaient les sluagh à revendre les demi-sang sur le marché aux esclaves… personne n’était à l’abri, même pas ceux qui avaient servi au temple. Même pas lui.

— Où se trouve cette maison des plaisirs ? aboya Śimrod.

— Je n’en sais pas plus, Seigneur. Vous devez vous en enquérir auprès du grand intendant du Marché !

Śimrod le relâcha. Il n’était pas responsable. Lui, par contre, l’était un peu plus : c’était parce qu’il lui avait ôté sa virginité qu’elle avait été vendue comme putain.

J’aurais dû emmener cette jeune femelle avec moi, regretta-t-il. Il aurait été facile, ensuite, de la relâcher sur Ælba. Elle aurait même pu lui servir d’intermédiaire pour infiltrer les Enfants de Mannu !

Perdu dans ses pensées, Śimrod se tourna vers le monumental escalier qui descendait vers les rues pavées d’or.

— Béni soit l’as sidhe ! cria le sluagh dans son dos.

Śimrod ne se retourna pas.

Ogentheow fit sauter la pièce d’or. Ce soir au moins, son petit frère était sauvé !

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