Prologue 1 : le sacrifice I

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Le capuchon de son shynawil de tribut rabattu sur son crâne, Evaïa longeait les murs du Höll, comme si elle voulait se fondre dans les ombres. Le contact avec le bois et la pierre régulièrement arrosés de sang, avec son odeur ferrugineuse, la rebutait. Mais elle devait garder le silence si elle voulait réussir à passer inaperçue.

Cela ne faisait que trois lunes qu’Evaïa avait intégré le grand Höll d’Uppsal. De tous, on disait qu’il était le plus prestigieux. Considéré comme un lieu splendide, sinistre et étrange, le temple aux soupentes ornées d’or, entouré d’une immense chaîne et cerné d’arbres importés de la forêt sacrée d’Ælda elle-même, était celui qui prenait le plus de tributs. Le blót, la cérémonie de l’échange, se tenait trois fois par an solaire, à chaque équinoxe excepté celle d’hiver. Normalement, les prêtres ne réquisitionnaient pas de femmes pour le blót. Pourtant, Evaïa n’avait eu aucun mal à être choisie parmi les tributs volontaires. Son étrange peau brune, sa jeunesse, et surtout sa virginité, appréciée des Seigneurs, lui conféraient un prix immense.

En plus d’obtenir une dérogation spéciale de l’Althing, l’assemblée des anciens, Evaïa avait dû mentir sur son nom face au prêtre recruteur. Les convertis à la nouvelle religion n’étaient pas acceptés parmi les candidats au blót : pour convenir aux Seigneurs, il fallait des gens entièrement dévoués à leur cause, ce que ne permettait pas la foi en un Dieu unique. Evaïa avait donc prétendu s’appeler Eivar et être fidèle aux anciennes lois. Elle avait également prétendu être vierge. Heureusement, elle n’avait jamais été mise en présence de Steinvör, la gardienne du temple. Cette dernière était une perædhelleth : avec ses pouvoirs magiques, elle aurait décelé ses mensonges. On disait que son seidr était puissant, qu’elle avait la capacité de « voir » à travers le crâne des gens.

La jeune femme faillit trébucher sur les restes d’offrande que des pèlerins en provenance de Oseberg avaient amenés plus tôt dans la journée. Un os de renne rebondit sur les dalles froides, mais heureusement si enduites de sang et de miel qu’il n’émit aucun bruit. Elle se faufila sous les immenses statues à l’image de la Grande Reine, de son époux l’As Sidhe et de la Haute Prêtresse d’Ælda. En dépit de leur facture virtuose et de leur corps d’or pur, Evaïa avait toujours trouvé ces statues sinistres. La Grande Reine était plus effrayante que belle, avec ses yeux vides et son sourire denté. La Haute Prêtresse arborait une paire d’ailes, une queue de serpent et des serres à la place des pieds. Quant au seul individu mâle de la triade, le Gardien d’Æriban, il était tout simplement horrible, avec son pénis démesuré, sa peau noire, ses yeux rouges et ses quatre bras. Evaïa ne parvenait pas à comprendre comment les gens pouvaient être émerveillés par ces êtres abominables qui n’étaient ni humains ni animaux. À l’instar de tous les convertis à la Vraie Religion, elle savait ce qu’ils étaient réellement : des démons.

Après la glorieuse triade du pouvoir d’Ælda, venait le Hall du Souvenir. Ces effigies alignées derrière les trois dieux étaient tout ce qui restait des trente-trois tributs humains qui partaient chaque année dans le cadre du blót. Les prêtres disaient que les dieux leur conféraient l’immortalité. Le fait est que personne ne les avait jamais revus vivants : même la völva ignorait où ils étaient. « Quelque part entre les mondes, en Ælfheim, disait-elle. Là où la mort n’a aucune prise sur eux. »

Frère Ælfboerth, lui, disait autre chose. De par son origine semi-divine, il savait ce qu’il y avait derrière le voile, au-delà du portail de pierre du temple. « Les ylfes font des tributs leurs esclaves. Ils leur confèrent une demi-vie, une immortalité maudite, faisant d’eux des parias cachés à jamais du regard de Dieu. En leur faisant boire le nectar de l’immortalité et la pomme de la discorde, celle de l’Arbre du Péché, qu’ils ont volé au Créateur à l’occasion de leur exil d’Eden, ils transforment les volontaires à la damnation en esclaves heureux de leur sort, aptes à supporter les pires sévices, et à apprécier les plus odieux péchés. »

Et pourtant, le charismatique des Enfants de Mannu, ce prêtre béni de Dieu qui avait reçu le pardon du Tout-Puissant en dépit de son sang démoniaque, savait qu’il était nécessaire de sacrifier quelques-uns de ses disciples pour le salut du genre humain et l’établissement du royaume de Dieu sur Terre. Evaïa, nouvelle convertie ayant succombé au charisme impossible du jeune prêcheur à la chevelure d’or, s’était portée candidate. Quoiqu’il arrive, elle et les autres soldats de Dieu seraient des saints, montant directement au paradis après leur mort. Quoi qu’ils fassent, les ylfes n’auraient aucune prise sur elle, et ne parviendraient jamais à ravir son âme.

Evaïa était parvenue au bout de la grande salle. Par la porte de bois massif à demi-ouverte, l’air frais de l’automne parvint jusqu’à elle, chargé du parfum douceâtre des offrandes de chair. Si les tributs étaient volontaires, d’autres l’étaient moins : c’était les criminels, les parias et les étrangers que l’on éventrait et suspendait aux arbres sacrés afin de ravir les Seigneurs en visite. Evaïa avait entendu dire que l’un d’eux devait bientôt venir chercher les tributs, apportant son chaudron débordant de bienfaits en échange. C’était en préparation de ce jour que les tributs avaient été formés, et les victimes pendues aux arbres.

Pour le blót, les volontaires avaient dû venir au temple nus comme au jour de la Création. Ils avaient été soigneusement examinés, lavés et purifiés, nettoyés de toute trace de leur ancienne vie. Les Seigneurs étaient sensibles aux odeurs humaines, et ils détestaient particulièrement celles du feu et du fer. Comme les autres, Evaïa n’avait rien pu emporter de chez elle. Elle passerait la porte du Sidr sans rien d’autre que son enveloppe corporelle. C’était important.

Mais il lui faudrait alors survivre sans manger ni boire rien de ce que les ylfes lui offriraient. Pour cela, l’ingénieux Ælfboerth avait mis au point une médecine secrète. Lors de ses années d’esclavage en Ælfheim, il avait découvert, au prix d’innombrables et dangereuses expériences, une formule à l’alchimie subtile. Celle-ci conférait à qui la buvait la capacité miraculeuse de survivre dans l’autre monde sans manger ni boire. En revanche, le processus était irréversible. Une fois la médecine consommée, Evaïa et les autres candidats au martyre seraient à même de garder toute leur lucidité, voyant le monde des ylfes tel qu’il était réellement. Mais en contrepartie, ils ne pourraient plus jamais rentrer. « Personne ne revient jamais, de toute façon, avait statué Ælfbeorth de sa voix grave. Moi-même, tout semi-ylfe que je suis, j’ai laissé une partie de mon corps et de mon âme là-bas. Abandonnez tout espoir. Votre seul horizon, c’est le paradis ! »

Cette médecine devait être apportée à Evaïa ce soir même. C’était pour cela qu’elle avait quitté le dortoir des tributs et longeait les murs en silence.

Dehors, les arbres bruissaient doucement sous le vent, menaçants. À leurs branches pendaient des ossements, des restes humains ou des cadavres de chiens. Toutes ces macabres décorations cliquetaient, comme mues par un reliquat de vie. Evaïa frissonna.

— La nuit est fraîche.

La haute silhouette d’Ælfboerth émergea entre les arbres. Sous la lune, ses cheveux de blé blond paraissaient presque blancs.

— Frère Ælfboerth, souffla Evaïa.

Ælfboerth posa son doigt sur ses lèvres pâles, lui intimant de garder le silence.

— Tu ne dois plus parler. S’ils t’entendent, ils te couperont la langue. Les esclaves ne parlent pas.

— Les esclaves…

— Tu devras faire semblant d’en être une. N’oublie pas. Dieu tout puissant, l’Unique, t’aime. Il t’a choisie. Comme Notre Seigneur Jésus, mort pour nous sur la croix, tu devras boire le calice jusqu’à la lie.

Un rayon de lune, dévoilé par un nuage chassé par le vent, fit miroiter les pupilles surnaturelles d’Ælboerth. Il avait des yeux de loup. Il se pencha sur elle, et lui lui tendit une petite bourse de cuir.

— La médecine dont je t’ai parlé se trouve là-dedans. Ne la perds surtout pas. J’y ai adjoint un morceau de racine d’hellébore : si, une fois ta mission terminée, tu es découverte, prends-là. Cela t’évitera des souffrances inutiles.

Evaïa écarquilla les yeux.

— Je croyais qu’il nous fallait endurer le martyre, quoiqu’il arrive…

Ælfboerth posa sa grande main sur son épaule.

— Crois-moi, mieux vaut éviter d’être martyrisée de l’autre côté. Ils ne te tueront pas. Mais ils te tortureront jusqu’à l’éternité. Face à de tels ennemis, tu peux mettre fin à tes jours. De toute façon, ce sera une demi-vie impie, sacrilège. Tu es absoute.

— Et vous ? Qu’allez-vous faire ?

— J’endurerai le martyre ici, sur Ælba. Chacun doit tenir son rôle.

Evaïa baissa les yeux. Ils allaient donc mourir chacun de leur côté.

Si la jeune fille avait rejoint ceux qu’on considérait dans son village comme des dissidents, c’était précisément à cause du regard d’Ælfboerth. Ses yeux étaient comme deux miroirs. Dans son village, on disait les perædhil, fruit des amours entre un ylfe et un mortel, bénis entre tous. On n’en avait jamais vu, mais on connaissait les noms illustres des demi-dieux célèbres, dont les exploits étaient racontés à toutes les veillées. Beowulf, Sigurd, Helgi… tous étaient des perædhil. De leur illustre ascendant, ils avaient hérité de caractéristiques surnaturelles leur permettant de faire plier leurs ennemis et de susciter l’adoration des humains.

C’est ainsi que, le jour où elle avait vu le beau Ælfboerth prêcher, en dépit de ses frusques et de ses cheveux emmêlés, Evaïa avait senti son cœur s’emplir d’amour pour le Dieu nouveau qu’il représentait. Le prêtre mendiant s’identifiait à Jésus, lui-même mi-humain, mi-divin. Ainsi, Evaïa avait imaginé à son tour cet étranger mort sur la croix dans un lointain pays du sud à sa ressemblance. Lorsqu’elle était rentrée chez elle, les rituels quotidiens devant le seidhjhallr, le temple villageois, lui avaient paru fades, morbides et aberrants. Ce soir-là, justement, cela avait été son tour de nourrir le vieux dieu qui veillait sur leur hameau. Evaïa s’était rendue au temple à reculons. Une fois dans la forêt sacrée, face à l’arbre qu’il habitait, elle avait considéré avec dégoût les offrandes qui pendaient.

Dans l’arbre, le dieu attendait, affamé. Une fois l’an, on lui offrait une jeune fille, parfois, un jeune garçon. Lorsqu’ils revenaient le lendemain matin, les cuisses maculées de sang, les malheureux s’avéraient incapables de parler. On leur faisait rapidement quitter le village.

Lorsqu’elle était de service, Evaïa essayait de ne pas regarder. Le dieu sortait de son arbre, et s’avançait vers elle. Il l’enlaçait et collait sa bouche contre son cou. La douleur était fulgurante, mais brève. On tombait ensuite dans une sorte de torpeur, dont on s’éveillait, dans un état un peu brumeux, quelques minutes après. Petite, elle devait se contenir pour ne pas hurler de terreur. Puis elle s’était habituée à ne pas regarder. Ce soir-là, pourtant, Evaïa avait laissé traîner son regard sur la chose immense qui marchait à quatre pattes vers elle. Comment une créature aussi repoussante pouvait rivaliser avec un Jésus à l’image d’Ælfboerth ? Evaïa avait compris immédiatement dans quel chemin de perdition elle se fourvoyait. Alors, au moment où le démon s’était penché pour coller son horrible bouche pleine de crocs sur sa gorge, elle l’avait violemment repoussé, des deux mains. L’ylfe était vieux. C’était pour cela qu’il vivait ici, parmi les hommes. Il n’avait plus la force d’user du seidr pour se transformer ou traverser le Voile. Surpris, il avait glapi, mais bientôt, la rage avait remplacé l’étonnement. Il s’était jeté sur elle, l’avait lacérée de ses griffes. Puis il l’avait violée.

Le lendemain, Evaïa avait quitté le village. Se rebeller contre la volonté d’un dieu, qui répandait ses bienfaits sur le village, était un crime puni de bannissement. Ses parents ne l’auraient ni cachée ni soutenue. Elle s’était rendue sous le chêne où Ælfboerth prêchait. Lorsqu’il avait tendu la coupe, emplie de son sang, elle s’était agenouillée. « Ceci est mon sang », avait-il dit, et elle avait communié. Elle s’était convertie à la religion du Christ, reniant pour toujours les anciens dieux. Ælfboerth l’avait acceptée parmi ses disciples, les Enfants de Mannu. Mannu était le véritable nom du Créateur, qu’Ælfboerth avait découvert lors de ses années là-haut, dans les étoiles.

Comme tous les disciples d’Ælfboerth, Evaïa était morte pour le monde. Elle ne vivait que pour le paradis. Alors, lorsqu’il lui avait proposé cette quête… elle avait accepté. Elle était revenue au village, avait fait amende honorable. Avait prétendu expier son crime en intégrant la prochaine moisson du blót. Tout le monde avait paru soulagé.

Le prêtre l’avait laissé partir, sans se douter qu’elle n’était plus vierge. Le vieil ylfe ne lui avait apparemment rien dit. Lorsqu’elle s’agenouilla devant son arbre avant de partir, comme le voulait la tradition, il ne se montra pas. « Tu l’as gravement offensé, avait expliqué le prêtre. Pars, maintenant. Tu dois expier ta faute. Si tu changes d’avis en cours de route, ne reviens jamais ici. Tu n’y serais plus la bienvenue. »

Evaïa n’avait pas changé d’avis. Dieu – Ælfboerth – lui avait donné la force d’accomplir à bien sa mission. Elle allait franchir le Voile et devenir esclave. Là, elle briserait le pont qui reliait Ælfheim et Mannheim, leur monde. Uppsal, Osberge, son village… tout le Northland serait délivré des faux dieux. Et pendant ce temps, Ælfboerth pourrait répandre la foi en un vrai Dieu.

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