7. Śimrod : le marché à la chair

10 minutes de lecture

Śimrod supportait de plus en plus mal son statut de sidhe et la vie au temple. En moins d’un cycle, il avait éliminé plus de soixante-seize sí, mais l’absence perpétuelle des échelons les plus hauts l’empêchait de se sortir de l’esclavage volontaire dans lequel il était tombé. Le barsaman, cet affrontement prestigieux dans lequel les quatre-vingt-huit devaient se battre à mort, pourrait lui permettre d’en finir une fois pour toutes. Mais il n’était toujours pas annoncé.

Et en attendant, Śimrod s’affaiblissait.

L’intendante avait tenu parole : aucune elleth ne l’appela, et le seul soulagement aux fièvres pourpres passait par cette traite humiliante aux mains d’esclaves humains. Śimrod, comme les autres, avait appris à attendre la venue de son aslith avec une impatience honteuse. Comme les autres, il se laissait masser les parties en grognant, les yeux fermés. Au début, le jeune garçon avait eu peur de ce sidhe à l’allure féroce et à la sauvagerie plus évidente que les autres. Puis, il s’était habitué. À la fin, l’escorte ne venait même plus. Le rebelle était maté.

Plus de dix cycles s’étaient écoulés. Śimrod se voyait condamné à hanter Æriban pour l’éternité : seul l’as sidhe allait et venait à sa guise, et, dans une moindre mesure, les sí qu’on appelait pour les quêtes. Lui, personne ne le convoquait. L’intendante avait été claire : quelle elleth de sang-pur aurait voulu d’un semi-orc à la peau noire et aux trop longues dents ?

Quant à Ardaxe, son frère juré, son compagnon d’infortune, son ami de toujours… il semblait l’avoir définitivement abandonné.

La plus petite lune, celle qu’on appelait Nineath, finit par monter plus haut que ses deux sœurs. Cette prise de pouvoir annonçait le début d’un nouveau cycle trilunaire, une période particulière pour Ælda. Dans l’aire culturelle ultari, on marquait cette renaissance par une période de festivités, qui culminait lors de Vaal, la Fête du Renouveau. Toutes les Cours, y compris les plus périphériques, se sentaient investies d’une intense énergie en voyant les arbres-liges se parer d’une végétation nouvelle. Chaque ædhel le sentait dans son corps même. Śimrod, également, sentit la sève monter dans ses veines et le pétillement caractéristique dans son ventre. Au cours de la dernière fête, il se trouvait sur une colonie lointaine, accomplissant une quête bien plus noble que celle-là. Il se souvenait encore des glorieuses batailles, des compagnons fidèles et ardents avec qui il avait combattu. Lors des feux de Vaal, il s’était uni à une barde fougueuse, qu’il n’avait jamais revue depuis. Rien ne valait une femelle barde : libres comme le vent, elles couraient sur les champs de bataille, leur voix tour à tour rauque ou cristalline couvrant le fracas des armes et le chant des mourants. Connaissant la valeur de la vie comme de la mort, ces filles d’Amarriggan se donnaient aux plus valeureux guerriers avec une générosité qu’aucune elleth de Cour n’aurait comprise. Avec ces femelles, les mâles étaient sur un pied d’égalité. Un mâle pouvait montrer son intérêt à une femelle sans honte, même si c’était toujours elles qui avaient le dernier mot. Śimrod se remémorait avec émotion de cette sublime chanteuse, qui avait traversé la salle de banquet pour le consacrer d’une couronne de feuilles tressées... Comme il était libre et fier, alors ! Mais ce temps était révolu. Maintenant, il était ici, enfermé sur Æriban, à la merci des Hautes Dames d’Ælda, de leurs accouplements stériles et de leurs lois stupides. Et une fois de plus, il tombait sous le coup de l’une d’elles.

Pour la fête du Renouveau, les nouveaux sí étaient présentés aux ellith lors d’un marché à la chair de qualité supérieure, afin d’être utilisés au cours de la nuit d’orgie qui s’ensuivait. Pour la plupart des mâles « vendus », cet « achat » serait la première union avec une femelle de leur espèce, et la seule nuit de relative licence sexuelle dont les malheureux bénéficieraient.

Śimrod n’était pas de ceux-là. Il avait connu quelques aventures, à l’époque où il écumait l’Autremer avec l’Aleanseelith. Des filles de l’Amadán, toujours. Des parias comme lui, libres et farouches, faciles d’accès, mais sinueuses et malicieuses comme des eyslyns. Jamais les dames des Cours qu’ils avaient traversées n’avaient daigné poser leurs yeux hautains sur lui. Pour ces châtelaines aux longues chevelures et aux ongles laqués, il n’était qu’un semi-orc, que la peau de nuit reléguait dans l’ombre.

Aujourd’hui, c’était différent. Toutes ces dames de haute condition n’avaient d’yeux que pour lui. Et il détestait ça. Debout sur l’estrade de la place du Marché à la Chair de Tyraslyn, un mors de cuir oblong entre les dents, bouclé bien serré dans sa nuque par une entrave qui y maintenait ses poignets dans la position de soumission des esclaves, les coudes levés bien haut, Śimrod attendait le bon vouloir de sa future acquéreuse. Seule partie de son corps à bénéficier d’un semblant de liberté, sa chevelure déliée se déployait sur sa peau noire jusqu’en bas des fesses. Sa verge avait été soigneusement ointe, ses muscles huilés. La bouche entrainée d’un aslith l’avait mise au garde-à-vous au préalable, juste avant de paraître sur la scène.

— Un sidhe d’une force exceptionnelle, un organe puissant, des plus empressés, capable d’une endurance considérable, récita le héraut sluagh en tapotant la chose en question de sa badine.

Śimrod déplaça ses pupilles incandescentes sur la créature en livrée. Comment un sluagh osait-il traiter ainsi un ædhel ? Mais cela faisait partie du jeu. Pendant la fête du Renouveau, les mâles étaient livrés aux femelles, et les guerriers les plus redoutés des Vingt-et-un Royaumes présentés comme de vils esclaves.

Quelques murmures appréciateurs s’élevèrent dans la foule. Le héraut joua de la badine sur ses gonades, puis frappa fermement ses fesses, tout en tirant sur sa laisse pour le faire se retourner.

— Admirez cette croupe superbe, la courbe splendide de ces reins sculpturaux ! La taille de sa cicatrice caudale indique un panache qui fut visiblement d’une taille considérable, avant la coupe, détailla l’insolent sluagh en pressant sa maudite badine sur le sillon fessier de Śimrod. Un mâle de premier choix, assurément ! Laquelle d’entre ces Majestés honorera-t-il cette nuit ?

La voix pointue d’une riche ëwenel s’éleva. Du coin de son œil luisant de rage, Śimrod aperçut une main fine, signant une série de chiffres à toute vitesse. D’autres suivirent. L’air s’emplit de l’odeur de la compétition ; celle que les femelles se livraient entre elles pour s’attirer les faveurs du plus beau mâle.

— Deux coffres de mithrine pur ! Un bosquet encore vierge d’occupation humaine sur Ælba ! Dix carcadann ! Six esclaves ! Magnifique ! Qui dit mieux ?

Les enchères fusaient, toutes plus extravagantes les unes que les autres. Soudain, une voix familière s’éleva, figeant le sang de Śimrod dans ses veines. Ce timbre plaisant et doux, ni aigu ni grave, il le reconnaitrait entre tous.

— J’offre mon cair de guerre, la Nef de toutes les mers, et tout son équipage d’esclaves adannath, pour une seule nuit avec ce superbe sidhe.

Śimrod baissa les yeux vers la voix. Au milieu de l’assemblée de femelles outrées, un seul visage mâle. Ardaxe d’Urdaban.

— Adjugé ! hurla le héraut de sa voix de crécelle.

Les femelles étaient furieuses : la nuit de Vaal constituait leur unique chance de se payer un reproducteur d’Æriban. Mais pendant cette nuit spéciale, même des mâles avaient le droit de louer un sidhe du temple. Et aucune marchandise ne pouvait égaler le prestige d’un cair. Ces mystérieux véhicules étaient trop rares, et les rumeurs les disaient trop précieux. Pour une fois, alors, sans savoir à quel redoutable joueur elles avaient eu affaire, elles acceptèrent cette concession à l’ancienne loi.

Ardaxe ne fit pas conduire son acquisition dans la sylve de Narda, la forêt du temple. Il le fit livrer dans l’une de ses retraites secrètes à Tyraslyn, l’Auberge du Champignon Hilarant. Śimrod y fut emmené, attaché et harnaché, avec les mille précautions dont on entoure un mâle en rut, dangereux et récalcitrant. Ardaxe attendait au milieu de la pièce, hiératique dans sa livrée pourpre. Derrière lui s’étalait un large lit ouvert. À portée de main s’étalait toute une batterie de potions aphrodisiaques et autres instruments dédiés aux arts amoureux.

— Salue ton nouveau maître, sidhe ! cracha le sluagh qui le menait, se délectant particulièrement de son rôle de petit chef. Cette nuit, ta vilaine queue d’orc ne plongera pas entre les cuisses humides d’une femelle en chasse. Tu serviras de fourreau à l’épée de Sa Seigneurie Ardaxe d’Urdaban !

Śimrod lui jeta un regard acéré. Deux rubis dans l’oreille gauche, un glyphe de la Cour d’Ælfhæm sur la joue… il le reconnaitrait.

— Laisse-nous, ordonna Ardaxe en cachant son sourire. Voilà pour ta peine, mon brave.

Trois cailloux brillants apparurent dans sa paume noire. Le sluagh s’en empara d’un air avide, puis recula avec force courbettes.

— Que votre nuit soit délice, Excellence. Bonne fête de Vaal !

Une fois la porte refermée, Ardaxe s’attela à détacher les entraves de son acquisition. Il l’avait à peine libéré que Śimrod le saisissait par la gorge.

— Je devrais te briser la nuque, ici même, grogna Śimrod. Donne-moi une seule raison de ne pas le faire !

Imperturbable, Ardaxe continuait d’afficher son petit sourire crâne. Son regard s’était juste fait plus brumeux.

— Tu dois m’honorer d’abord, sidhe, murmura-t-il. C’est la règle.

— Au néant, la règle ! Et tu n’es pas une de ces foutues femelles.

— Certes non. Mais je te désire autant qu’elles.

Śimrod le fixa un instant, les pupilles incandescentes. Pour toute réponse, Ardaxe écrasa sa bouche contre celle de son amant. Śimrod répliqua aussitôt.

— Tu m’as manqué, grogna Ardaxe en sentant les mains puissantes de son partenaire lui broyer les fessiers.

— Toi aussi, admit Śimrod en le poussant sur le lit.

La suite fut rapidement menée. Privé de coït depuis des lunes, son désir sans cesse entravé, Śimrod avait le ventre aussi plein qu’une vierge lors de la Nuit des Supplices. Il se déversa abondamment entre les reins d’Ardaxe, grognant de plaisir à chaque assaut. Leurs crocs se heurtèrent, leurs langues se mêlèrent comme deux serpents enfiévrés. Puis Ardaxe le calma d’habiles caresses, mieux que ne le parviendrait jamais l’esclave préposé aux traites d’Æriban. Śimrod le monta à nouveau, insatiable. Ce n’est qu’au terme de brutales et nombreuses empoignades que les deux amants se séparèrent, enfin repus. Ni l’un ni l’autre n’eut besoin de dire à quel point ces étreintes leur avaient manqué.

Les premières effusions passées, Ardaxe se leva pour servir une coupe de fumée à son amant.

— Tiens. Tu l’as bien mérité.

Śimrod huma le parfum d’un trait. Ils n’étaient pas autorisés au temple, sauf lors d’occasions exceptionnelles.

— Une nuit sans lune, froide, dans une sylve noire, murmura-t-il les yeux fermés.

— Comme nous les aimions, ajouta Ardaxe avec un fin sourire.

— Où as-tu trouvé ça ?

— J’ai un très bon alchimiste qui me les fabrique, sur Ælba. Un semi-humain.

— Mhm, grogna Śimrod en sortant le nécessaire à fumer d’Ardaxe de la tunique qui trainait au sol.

Ce dernier leva l’un de ses sourcils finement arqués, regardant le mâle ombrageux qui allumait son tabac.

— Quoi, mon ami ?

— Tu sais ce que j’en pense !

— La même chose que les semi-orcs, j’imagine ? le taquina Ardaxe. Ou les semi-khari ?

Śimrod soupira. C’était vrai. Qui était-il, pour juger de la pureté du sang et de la valeur des gens ?

Ardaxe s’approcha de lui.

— Tu mérites un peu plus d’évasion qu’un flacon de parfum, mon frère, lui dit-il en posant sa main sur son épaule. Je sais à quel point ton fardeau est dur à porter…

— Non. Tu ne le sais pas.

— Oh si, crois-moi. Chaque respiration passée loin de toi est une torture, Śimrod.

Ce dernier se retourna, les yeux écarlates.

— Alors pourquoi m’as-tu envoyé dans ce repaire de perfies chanteuses ?

— Ce n’est pas moi qui t’y ai envoyé.

— Ah oui ? Qui, alors ?

— L’Amadán.

Śimrod laissa échapper un soupir sonore.

— Un nouveau déguisement pour ton esprit fantasque !

Ardaxe fit sonner le doux carillon de son rire.

— Crois-tu ?

— Je le crois, oui, bougonna Śimrod en lui jetant un regard par en dessous. L’Amadán n’existe pas. C’est une… comment dit-on déjà ? Une métaphore, voilà.

Son visage austère fut bientôt caché par un nuage de fumée. Ardaxe passa une main tendre sur sa chevelure blanche.

— J’ai dit que tu avais besoin de changer d’air. De te sortir un peu de l’air sucré et vicié de complots de Tyraslyn… que dirais-tu de franchir le Voile pour Ælba ?

Le regard aigu de Śimrod fusa.

— Ælba ? Qu’irais-je faire là-bas ?

— Redevenir le chasseur que tu es, pour une fois !

— Je ne veux pas chasser. Ce n’est pas le sport qui manque, à Æriban, ironisa-t-il. Et pour la chasse, il y a des colonies plus intéressantes.

— Je ne parlais pas de ce type de chasse là. Mais de la chasse aux adannath.

— Je n’ai que faire de proies faibles. Et je ne peux emmener d’esclaves personnels à Æriban. Le règlement l’interdit. Tout ce que je capturerai cette nuit, je devrais le relâcher au matin.

— Et que dis-tu de proies femelles, aux tendres et étroits appâts ? sourit Ardaxe. Des femelles soumises, qui tremblent devant le mâle et gémissent sous ses assauts… des femelles mortelles et consentantes, éperdues devant ceux de notre race !

Śimrod recracha sa fumée en silence.

— Les humains ne m’attirent pas. Ils empestent la boue et le fer. Ceux qui s’accouplent avec ces sous-créatures ne sont que des faibles, incapables de se mesurer à une femelle digne de ce nom.

Ardaxe afficha un sourire indulgent.

— Je ne sais pas, je ne regarde que les mâles… mais courir après des adannath pourrait te changer les idées, mon ami. Leur viande est réputée.

Śimrod se mordit la lèvre. Ardaxe, capturé par des esclavagistes d’Urdaban alors qu’il était encore un hënnel, ne possédait plus d’organes mâles. On l’avait castré très jeune, comme on le faisait des orcs.

— Je ne voulais pas t’insulter…

— Tu ne m’insultes pas. Mais je m’inquiète pour toi, Śimrod. Je pense que tu as besoin de sortir un peu d’Ælda.

— D’accord, obtempéra-t-il en reposant son tube à fumer sur la coupelle réservée à cet effet. Allons chasser l’adannath sur Ælba.

Ardaxe sourit.

— Tu ne le regretteras pas.

— Je l’espère bien ! C’est ma seule nuit de liberté pour au moins dix lunes. Autant en profiter !

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0