Avec le temps...

de Image de profil de Valerie  MUSSETValerie MUSSET

Apprécié par 2 lecteurs
Image de couverture de Avec le temps...


          Contre toute attente, j'ai fini par atteindre l'âge canonique de quatre-vingt-dix neuf ans. Je dois t'avouer que j'en suis la première surprise, car on ne peut pas dire, et tu seras sûrement d'accord avec moi, que j'étais une fervente adepte des séances de remise en forme dans ma jeunesse et cela n'a guère changé par la suite. Certains, parmi les résidents, disent même que mon extrême longévité est tout à fait injuste, compte tenu de mes nombreux débordements passés, qui sont aussi les tiens par la même occasion. Pure médisance ! Mais une chose est certaine, il va falloir comme moi, que tu freines sur l'alcool, le tabac, le sucre et le gras. On a malgré tout l'âge de nos artères, et ce mélange est un vrai cocktail détonant, une grenade dégoupillée, susceptible d'exploser à tout moment. Crois en mon expérience, à ton âge on imagine toujours que cela n'arrive qu'aux autres, et pourtant...



           Pour « fêter l'événement », nos enfants, petits-enfants et même arrière-petits-enfants, sont venus me rendre visite à la maison de retraite : « La Résidence Longue Vie ». Tu te souviens, tu as assisté à sa construction, en bord de mer, sur la côte atlantique, bercée par le cri des mouettes. On y est relativement bien. La fenêtre de ma chambre donne sur la plage, c'est un bon point d'observation, surtout l'été. Car l'hiver il n'y a que des pêcheurs et à force de les regarder embarquer et débarquer sans cesse sur le rivage, j'en ai presque le mal de mer. Je te conseille vivement de réserver ta place au plus vite, car j'ai dû patienter de longues années avant de pouvoir goûter à la tranquillité du lieu. Et n'oublie pas l'indispensable paire de jumelles pour les beaux jours, ta contemplation n'en sera que plus truculente ! 


           Donc je te disais, ils étaient tous là, réunis autour de moi, dans un brouhaha affreux. Je ne t'ai encore rien dit, mais tu vas être l'heureuse grand-mère de trois petites filles, qui vont te donner six arrière-petits-enfants. Et dieu sait qu'ils sont turbulents ! J'avais pourtant éteint mon sonotone, comme à chaque fois que l'amplitude sonore prend des allures d'orchestre symphonique, mais on entendait qu'eux, surtout les cris aigus des petits qui jouaient aux cow-boys et aux indiens en se courant après. Heureusement un des seuls bénéfices de l'âge, est de pouvoir s'isoler en toute tranquillité sans vexer personne ni même avoir à se justifier. 


          Enfin bref, ils semblaient tous si fiers de me voir franchir ce cap, que je n'aie pas eu le courage de leur gâcher ce plaisir. Je me suis prêtée au jeu des sourires entendus, alors qu'ils ne l'étaient plus, opinant du chef d'un air solennel et digne dès que l'on me posait une question, comme la vieille pleine de sagesse que je suis devenue, faute de ne pouvoir faire autrement. Tu me trouves un peu désabusée ? C'est que, vois-tu, depuis dix ans, je suis clouée dans un fauteuil roulant. Un accident bête et malheureux qui aurait pu être évité, si seulement j'avais eu la tête moins dure. 


          C'est arrivé au plus fort de l'hiver, alors que je tenais à aller acheter du pain frais au village, malgré le vent et les routes verglacées. Tu es bien placée pour savoir que rien ne nous freine, quand on a la santé. J'avais pourtant pris la précaution d'arrimer mes crampons anti-verglas à mes bottines, peine perdue. J'ai eu tort de m'entêter de la sorte. J'ai glissé sur le sol gelé, la chute a été brutale, mon fémur ne s'en est jamais remis. Depuis, je suis dans cette chaise, du matin au soir. Avant, je trouvais que le temps passait trop vite, aujourd'hui je le trouve extrêmement long. Par la force des choses, tu auras compris que mes impatiences n'en sont plus vraiment. Malgré ce handicap, nos enfants semblent rassurés d'avoir une presque centenaire dans la famille, j'imagine qu'inconsciemment ils espérent hériter de mes gènes de longévité. 


          Cependant, si j'avais pu choisir, j'aurais préféré m'éteindre il y a dix ans, lorsque j'étais encore « en beauté » et libre de mes mouvements. Car la santé nous donne cette liberté que nous chérissons tous et dont dont réalisons la perte, une fois que celle-ci  n'est plus. Aujourd'hui tu me vois lasse de mon poste de sentinelle, mais voilà, on ne choisit pas et quand l'heure sonnera, je ne pourrais être qu'au rendez-vous, que cela me plaise ou non. J'aimerais cependant tenir un an de plus, histoire de me voir décorée de la médaille du centenaire, je l'ai bien méritée comme disent nos petits-enfants ! D'ailleurs ils l'attendent avec impatience cette décoration, mais ce sont les seuls. Les plus grands, zieutent déjà mon héritage, ils vont être déçus. N'oublions pas que nous sommes de la « race » des cigales. 


          Si seulement je pouvais revenir en arrière et tout recommencer avec ce que la vie m'a appris, je ferais sûrement un parcours sans faute. Mais toi, tu peux encore changer les choses. Pourquoi ai-je attendu que mon existence soit sur le point de s'achever, pour réaliser que je n'en avais qu'une ? Toute cette énergie dépensée à travailler d'arrache-pied, jour après jour, en quête d'une promotion illusoire, qui ne m'apportait au bout du compte qu'un plaisir ponctuel mais qui m'obligeait à m'investir deux fois plus, au détriment de ma famille, de mes enfants que je n'aie pas vu grandir et de mes amis, engluée dans le train-train quotidien de mon existence. 


          Et l'amour ? À chacune de mes histoires, il me semble n'avoir jamais eu le courage d'exprimer mes sentiments véritables, était-ce la crainte de mettre mon coeur à nu et que l'autre puisse y voir une faiblesse d'âme ? Si seulement tu pouvais t'inspirer un tant soit peu de ce que je te dis aujourd'hui et lâcher prise, sans pour autant t'oublier dans ta relation, tu serais plus heureuse. N'attends pas de devenir impotente ou grabataire pour réaliser tes rêves, si petits soient-ils. Donne-toi les moyens d'y parvenir. Ta vie sera demain en fonction de tes choix d'aujourd'hui. Il t'est offert une deuxième chance, saisis-là. Ton destin est entre tes seules mains. 


          La dernière chose que je peux te souhaiter et peut-être la plus importante, c'est d'être follement aimée comme j'aurais pu l'être. 


ChroniqueContemporainScience-fictionTemps
Tous droits réservés
1 chapitre de 4 minutes
Commencer la lecture

Table des matières

En réponse au défi

Conversation avec moi-même à 99 ans

Lancé par AttrapeReves
Inspiration du Défi 100 jours,

C'est un exercice à faire, et j'y ai trouvé beaucoup de plaisir, je le partage donc avec vous ce soir.

Vous allez avoir une conversation avec "Vous à 99 ans", ou plutôt cette personne va parler.

Imaginez-vous à 99 ans, un soir d'hiver, près de votre cheminée, dans un rocking-chair, un thé à la menthe dans les mains… Vous avez atteint la maturité, vos yeux pétilles de toute la sagesse accumulée au long de votre vie. Maintenant fermez les yeux et imaginez la scène...

Commencez par répondre à la question « qu’aimerais-tu me dire ? » et laissez votre plume glisser sur le papier ou plutôt vos doigts sur le clavier.

Aucune contrainte.

Amusez-vous.

Commentaires & Discussions

Avec le temps...Chapitre17 messages | 7 ans

Des milliers d'œuvres vous attendent.

Sur l'Atelier des auteurs, dénichez des pépites littéraires et aidez leurs auteurs à les améliorer grâce à vos commentaires.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0