Je suis toujours en colère. Il y a toutes sortes de bonnes raisons de l'être. Mais il n'y a jamais de bonne raison de l'exprimer.

Ma colère se voit en négatif. Je suis d'ordinaire une personne d'humeur joviale et légère. Mais dans ces moments-là, je me ferme. Mon visage perd toute expressivité. Ma parole se limite au strict minimum. Et je fuis, le débat ou la situation. Le combat est intérieur et doit le rester. Je ne dois pas me laisser déborder. Il y a des incendies qui peuvent être évités si on étouffe les premières braises.

Car je me connais bien. Je vis avec moi-même depuis des dizaines d'années. Je sais lequel de mes genoux grince. Je sais là où je dois éviter de me gratter le dos sans risquer de mauvaises rencontres. Je connais même personnellement les poils qui ont tendance à pousser dix fois plus vite que les autres. Et je sais surtout à quel point mes paroles ou mes actes peuvent toucher au cœur, là où c'est le plus douloureux. 

Ma colère est donc comme un archer, la cible dans la ligne de mire. Elle tend son arc, lentement. Elle retient la corde jusqu'à bloquer sa respiration. Elle doit alors décider si elle libère sa flèche. Décision importante. Car une fois lâchée, impossible de la rattraper. Seuls la distance et le temps la séparent de la cible. L'une et l'autre se réduisant inexorablement sans que l'archer ne puisse rien y faire. De la simple physique. Car ce que nous pouvons dire ou faire sous le coup de la colère sont ainsi : rien ni personne ne pourra les faire oublier, on ne retourne pas dans le passé. De la simple physique aussi. 

Si la colère est incontrôlable, alors elle inspire une dernière fois en fermant les yeux, elle expire en les rouvrant. Tout son corps se relâche. C'est une sensation agréable. Puis elle libère sa flèche. 

La flèche part.

La flèche touche.

La flèche tue.

Et l'archer est toujours là.