La chapelle du diable

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Il était une fois un jeune charpentier prénommé Goulven. Il était très amoureux d’une jeune fille qui l’aimait du même amour depuis leur plus tendre enfance, et qui répondait au doux prénom de Marie.

Le jour de ses vingt ans, Goulven décida de demander la main de sa bien-aimée. Il avait choisi d’y aller seul, contrairement à l’usage de l’époque qui imposait d’être accompagné du fameux messager d’amour, le Bazvalan. Tous ces cérémonials de Basse-Bretagne lui paraissaient d’un autre âge, il voulait faire les choses simplement, à l’image de leur amour.

Ainsi, il parcourut à pied les deux-cents mètres qui séparaient leurs deux maisons, et frappa à une lourde porte en bois. Un petit homme, courbé par le poids des ans, lui ouvrit.

Goulven se lança d’un trait, avec un sourire qui masquait tant bien que mal son anxiété.

  • Bonjour, Monsieur Le Guyader. Comme vous le savez, j’aime votre fille et votre fille m’aime en retour. Avec elle je veux me marier. Y consentez-vous ?

Cette demande, il se l’était passée en boucle dans sa tête, il la connaissait par coeur, il l’avait peaufinée pour la rendre la plus claire et efficace possible.

Le regard du vieil homme se voila, et il y eut un long silence. Goulven ne s’était pas attendu à cette réaction, et ne sut trop quoi dire. Ils restèrent ainsi sans se parler, quand Goulven se décida à prendre les devants.

  • Petra zo, aotroù Le Guyader ? Mat an traoù ? (Que se passe-t-il, Monsieur Le Guyader ? Est-ce que ça va ?)

L’homme soupira, puis répondit enfin :

  • Ah… Mon petit Goulven. Je t’aime bien, et tu le sais. Je te connais depuis que tu es sorti du ventre de ta mère. Malheureusement, je ne peux pas te donner la main de ma fille.
  • Mais… pourquoi?
  • Depuis quelque temps, le diable a mis le pied dans notre maison. Tu le sais, notre grange a pris feu, l’été dernier. Il y a deux mois, toutes nos vaches sont mortes sans raison. Et encore récemment, les récoltes de blé noir ont été gâtées par la vermine. Cela ne peut plus durer. Nous n’avons plus d’argent, Dieu nous a abandonnés, et le Cornu a pris ses quartiers ici. J’ai donc pris une lourde décision : Marie ira au couvent des Ursulines, dans la grande ville de Vannes. Ainsi, Dieu pardonnera certainement les péchés de notre famille et nous accordera sa grâce. Et puis, on s’occupera très bien d’elle, là-bas, et elle aura le gîte et le couvert.
  • Mais… Ce n’est pas possible, elle sera malheureuse, et moi aussi !
  • Je n’ai pas d’autre choix, Goulven.

Goulven tâcha de maîtriser la colère et l’incompréhension qui montaient en lui. Il respira un bon coup pour se calmer et une idée lui vint immédiatement.

  • Et si je construisais une église, pour vous?
  • Toi, seul? Mais tu es fou, mon pauvre Goulven !
  • Je suis charpentier, je connais la maçonnerie, et j’aime Marie de toutes mes forces ! Je peux le faire !
  • Bien, si tu le dis. Marie doit entrer au couvent dans un mois. J’ai donné ma parole. Si tu as construit une chapelle d’ici un mois, je consentirai à te donner ma fille et je m’arrangerai avec le couvent. Je dispose d’un champ, entre Langlazik et Kerviglouz. Tu le connais, c’était là qu’on amenait les vaches pour les abreuver à l’étang avant qu’elles ne meurent. Tu as un mois.

Goulven déglutit. Un mois, pour bâtir une église ! Quelle folie ! Il ne se démonta pas et assura qu’il réussirait. Le Guyader leva les yeux au ciel, referma la porte, et laissa Goulven seul face à cet impossible défi.

Il ne fallait pas se laisser abattre, entrer directement dans l’action. Alors il se rendit au champ pour réfléchir.

“Dibaot hent kaer na vez meinek. Ha gwenodenn na vez dreinek.” (Rare la route qui ne soit caillouteuse ni le sentier qui ne soit épineux.), se dit-il. La main de Marie, il fallait la mériter, même si le chemin pour y mener n’était pas aussi droit qu’il l’avait pensé !

Il sortit de sa besace un cahier et un crayon, puis entama des croquis. Les choses devenaient plus concrètes avec des dessins. Il noircit ainsi des dizaines de feuillets, puis il délimita au sol les dimensions de l’ouvrage, à proximité de l’étang. Une fois que ce fut fait, il partit au Vilin Kozh (le vieux moulin) qui se situait non loin de là. C’était un moulin sans âge, abandonné depuis des années. Il y avait sur cette ruine, beaucoup de pierres à récupérer (certains ne s’en étaient pas privés pour réparer leur maison), peut-être pas assez pour construire une petite chapelle, mais c’était un bon début. Ainsi, il fit des allers et retours incessants entre le moulin et le champ, jour et nuit, se donnant entièrement à sa tâche. Puis il commença à édifier les premiers pignons. La chapelle sortait de terre, enfin.

Mais trois jours avant que le mois ne soit écoulé, il était bien loin d’en avoir terminé. La charpente en coque de bateau renversée venait juste d’être commencée. Il restait encore beaucoup à faire. Goulven contempla l’ouvrage, dépité, puis décida de rentrer chez lui.

En marchant, le long du chemin creux, il passa à côté d’un vieil homme assis par terre, recouvert d’une pelisse rouge, qui l’interpella.

  • O yaouank, tu as des soucis ?
  • Eh oui… C’est un peu compliqué, mais pour faire court : si je veux me marier avec ma belle, je dois construire une chapelle.
  • Hmmm, je veux bien t’aider...
  • C’est bien gentil à vous. Mais il ne reste que trois jours pour achever l’ouvrage, et vos mains ne suffiront pas.
  • Méfie-toi des apparences, je suis bien plus puissant que tu ne le penses.


Et d’un coup, le vieil homme joignit la parole au geste. Il se leva, grand, et fort, dévoilant de belles dents bien blanches et brillantes. C’était le Kornik (le diable), en personne. Goulven sentit ses jambes se dérober sous lui, mais tenta de garder bonne figure. Il avait entendu de nombreuses légendes à propos du diable, et il savait que l'on pouvait se jouer de lui, avec un peu d'astuce et d'espièglerie.

  • Non, tu ne rêves pas. Je suis celui que les hommes redoutent. Je peux t’aider à construire ton église. Mais tu peux comprendre que cela me coûte beaucoup… Une oeuvre dédiée à Dieu, créée par le diable… Je vais devoir mordre sur ma chique ! Donc, je propose un pacte.
  • Dites toujours.
  • Je construirai ton église, mais en échange, pendant ces trois jours, si tu prononces une seule fois le nom de Dieu ou d’un de ses saints, ton âme sera à moi.

Goulven réfléchit. Un pacte avec le diable, ce n'était tout de même pas anodin. Le danger était réel. Mais cette promesse de ne pas prononcer le nom de Dieu ou d'un de ses saints ne semblait pas trop difficile à tenir, il suffisait de faire attention à ce que l'on dit. Ce pacte ne paraissait pas trop malhonnête. Et puis, il n'avait pas vraiment le choix : d'ici 3 jours, Marie deviendrait inaccessible à tout jamais s'il ne faisait rien. Il se lança.

  • C’est d’accord.

Ils scellèrent le pacte par une poignée de main et le diable se mit à l’ouvrage, sous les yeux ébahis de Goulven. Après quelques heures à sculpter des gargouilles dans les poutres, il s’adressa au jeune homme, l’air faussement naïf.

  • Goulven, mon ami, je vais construire des statues pour orner l’église. A quel saint souhaites-tu la dédier?

La ficelle était grosse. Goulven répondit.

  • Choisis ceux que tu veux, il y en a des milliers, je te fais confiance !

Le diable bougonna, et se remit à l’ouvrage. Puis il demanda à Goulven d’aller lui chercher la scie posée au bord de l’étang. Goulven y alla, mais trébucha sur un rocher - le diable est partout, même dans les cailloux - et tomba dans l’eau. Heureusement, Goulven n’avait pas l’habitude d’utiliser des jurons blasphématoires, il avait reçu une bonne éducation à coups de fessées et de martinet.

Il jura tout de même, mais de façon acceptable, sans prononcer le nom de Dieu ou de ses saints.

  • Koc’h lutun ! (crotte de lutin !)

Une fois de plus, le diable marmonna et se remit au travail. Il avançait fort vite. Au bout de deux jours, la chapelle était presque finie, il ne restait plus qu’à y ajouter la cloche. Une fois posée, Goulven serait libéré de sa promesse…

Mais c’est sans compter que le diable a de la ressource. Il n’aime pas que les hommes se jouent de lui.

Goulven entendit un bruit, derrière lui. Il se retourna, et vit une silhouette passer, plus loin, dans la brume du matin. Etait-ce possible que…

  • Marie, c’est toi ?

La silhouette s’approcha lentement, en glissant, comme si elle ne touchait pas le sol. Arrivée devant Goulven, elle retira alors le voile de mousseline qui lui couvrait le visage et éclata d’un grand rire. C’était bien évidemment le diable qui venait de lui jouer un tour. Il éructa :

  • Tu as prononcé le nom de Marie, la sainte mère de Dieu ! Ton âme est à moi !

Tout à coup, la chapelle s’écroula. Goulven poussa son dernier cri et disparut à tout jamais.

Aujourd’hui, si on passe à côté des ruines de la chapelle de Goulven, on peut y voir un reflet dans l’étang. Mais ce reflet est très particulier. C’est celui d’une magnifique chapelle, parfaitement intacte. Et si l’on regarde un peu plus attentivement, on peut y voir ce qui n’a jamais pu avoir lieu : deux jeunes gens en habit de mariage, souriants et heureux.

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La chapelle du diableChapitre7 messages | 6 mois

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