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Kyta Mantir

Kyta Mantir
C'est l'avant-veille de la rentrée et Nathan compte bien profiter de ses derniers moments de liberté dehors, avec les copains.
L'enfant brave l'ordre de sa mère de garder ses gants, malgré le froid et la fragilité de sa peau.
Lorsque le soir-même, une vilaine crevasse en forme de bouche se forme sur l'un de ses doigts, Nathan ne se doute pas encore qu'une Grande Gueule parasite est née pour lui pourrir la vie...
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Kyta Mantir

— N’entrez pas dans la pièce où tout est jalousie !
— Excusez-moi ?
— Pardon, je voulais dire, la pièce entièrement murée de panneaux à jalousies.
— Étrange d’avoir conçu pareil endroit. Pourquoi ne doit-on pas y pénétrer ?
— Eh bien, l’agent immobilier réfléchit une demi-seconde avant d’entamer sa routine verbale habituelle, celle que personne n’écoutait, cette pièce est sans cesse humide. Nous avons bien demandé à plusieurs experts de nous fournir une explication mais personne n’arrive à se mettre d’accord sur la source du problème. L’air n’y est pas très sain, n’allez pas vous y abîmer les bronches. Je vous conseille de faire comme les précédents locataires, ne vous occupez pas de cette pièce. Je vous déconseille également d’y stocker des affaires : elles moisiraient avec le temps.
Sandra et Paul échangèrent le regard qui déplait à tout vendeur désireux de conclure une affaire. Les laisse pas ruminer.
— De toute manière le reste de la demeure est bien assez vaste, enchaîna-t-il tout sourire. Et n’oubliez pas que la maison possède une belle grande cave ainsi qu’un garage aménageable. Vous verrez, cette maison fera votre joie.
— Oui sans doute, concéda Paul.
Et blablabla. Tout ce que je comprends c’est que tu veux me refourguer une baraque utilisable à quatre-vingt-quinze pour cent. N’empêche, la pièce où tout est jalousie, quel drôle de nom…
— Si vous voulez bien me suivre, je vais vous montrer les deux chambres. La vue y est imprenable !
Et blablabla.
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Kyta Mantir

Aujourd’hui ils m’ont emmené dans le bureau rose. Ils disent que c’est l’ultime recours pour m’aider à écrire des histoires plus sympa, plus positives.
Sauf que ça m’a donné envie de dégobiller des arcs-en-ciel et de défoncer le crâne de la pauvre préposée au café qui ne m’a pourtant jamais rien fait. D’ailleurs aujourd’hui, j’y ai pas droit, au café. Elle m’a apporté un énorme bol de chocolat chaud avec des tonnes de petites guimauves qui flottaient dedans. J’ai fait la gueule à cette pauvre fille qui m’aime bien, je crois. Quand elle a refermé la porte à clef derrière elle, j’ai fait un gros doigt à la caméra au-dessus du bureau et j’ai bu en prenant un air dégoûté.
En fait j’adore ça, le chocolat chaud mais je veux garder ça secret. Ça ne les regarde pas.
Du rose à gerber partout et du chocolat délectable, ils sont malins.
Chaque bureau est designé pour t’inspirer à écrire tel ou tel type d’histoire, selon les demandes. L’Organisation existait déjà avant le Grand Changement et on trouvait toutes sortes de bureaux pour tous les types d’histoires possibles. Quand le Grand Changement est arrivé et a propulsé l’Organisation seule dirigeante de l’État, cette dernière a décidé qu’on condamnerait à jamais les bureaux à dominante noire, grise et rouge. Les nuances foncées des autres couleurs sont passées à la trappe quinze jours après le Grand Changement. Sam Neill, un vieux de la vieille qui fait partie de ces murs depuis leur fondation, m’a affirmé un jour que ces bureaux n’avaient pas été détruits.
« Tu te fous de moi, Grand-père ! Pourquoi ils prendraient un tel risque ? »
Sam m’a regardé comme si je venais d’émerger d’entre les cuisses de ma mère, a ri en rallumant son mégot et m’a lancé :
« Et toi petit, dis-moi pourquoi ils prendraient le risque de nous garder en vie ? »
Je me suis promis de méditer la question et l’ai laissé poursuivre son histoire sans plus l’interrompre.
« J’ai fait partie de ceux qu’on a chargés de condamner les trois premiers bureaux, les plus dangereux selon l’Organisation. On devait sceller la porte avec du ciment mais avant on y a stocké tous les livres jugés déviants. Pratiquement toutes les littératures classiques du monde entier y sont passées. Personne ne sait où sont les bureaux, même pas moi. Les bouquins étaient déjà devant les portes des bâtiments quand on est arrivé sur place. Et Dieu sait combien de ces foutues prisons pour livres il y a dans ce monde ! »
Le vieux Sam sanglotait sans s’en rendre compte. Aujourd’hui encore, je ne sais pas si je dois le croire, mais sa question continue de me faire douter.
Des bureaux de presque toutes les couleurs, aux décorations variées et moi, j’ai pris la décision de n’écrire que ce que je voulais. C’est-à-dire des histoires qui ne leur plaisent pas, qui ne les arrangent pas. « T’es maso ou t’es pas net, petit », m’a déclaré Sam Neill, son éternel mégot au bec. J’ai rigolé. C’est une excellente défense le rire ! En plus, ça les fait chier.
De ce fait, j’ai vite appris à connaître Grand Salaud, le surnom affectueux que tous les prisonniers — pardon, les auteurs — lui donnent en cachette. Lui le sait très bien et je crois que ça lui plaît. La première fois que je l’ai rencontré, c’était à la fin de ma première semaine ici. Le directeur, un petit bonhomme tout sourire dont je m’attendais presque à voir couler du miel, est venu gentiment me prévenir que si je persistais à vouloir écrire de telles horreurs, il lui faudrait prendre de désagréables mesures.
« Il serait regrettable d’entamer votre séjour parmi nous de manière aussi fâcheuse, mon cher. »
Son sourire dégoulinant de bonnes intentions s’est fissuré au moment où je lui ai rigolé au visage, l’invitant à, je cite, se porter volontaire pour une pénétration anale. Deux gardes m’ont trainé du bureau vert où je devais écrire à celui de Grand Salaud. Il mesure près de deux mètres, tout en muscles, chauve avec une moustache style années quatre-vingt. J’ai rigolé encore plus en le voyant. Je savais que la trempe m’attendait mais c’était plus fort que moi. Et je me suis marré à m’en faire éclater les tripes quand j’ai entendu l’os de mon bras gauche — je suis droitier, évidemment — craquer comme un épais morceau de bois sec. Mon ventre me faisait bien plus mal que mon bras et je ne parvenais pas à m’arrêter de rire.
Rien n’y fait, j’écris ce que je veux. Et rien des bons ou mauvais traitements ne me convaincront du contraire.
C’est pour ça que je suis aujourd’hui dans ce bureau qui est plutôt une chambre rose. Je ne sais pas dans quel centre ils m’ont emmené mais ça doit être loin de ma cellule : ils m’ont réveillé à trois heures du matin, m’ont cagoulé et on est arrivé dans cette chambre à huit heures et demie. Il y a une grosse horloge Hello Kitty à droite du bureau pour m’indiquer le temps qu’il me reste avant le coucher du soleil. Il est interdit d’écrire la moindre ligne quand la nuit arrive. Le nœud papillon rose du célèbre chat égrène les secondes. Un coup à droite et un coup à gauche, tic et tac. L’horloge m’informe aussi du temps qu’il me reste à pouvoir jouer au con sans que rien ne m’arrive. Quand l’auteur se met à sa table de travail, rien ni personne ne doit venir le perturber. Traduction pour moi : je me paie leur tête autant que je peux. Ouais je sais, c’est puéril. En plus mes bleus et contusions me rappellent au moindre de mes mouvements ce qui m’attend une fois la nuit tombée.
Dix heures et demie et je n’ai toujours rien écrit. Je tourne sur mon fauteuil et vois au-dessus du lit estampillé Mon petit poney, un grand poster d’encouragement. Il y en a toujours un, quel que soit le style du bureau. Celui-ci est un poème tracé avec une écriture scolaire. Le fond est rose pale et l’écriture bleu ciel. Les points des i sont des papillons mauves.
Des choses heureuses vont arriver
Écris le joli, tout va bien se passer
La liberté est dans le contrôle
À toi de te choisir le beau rôle
Sans intérêt. Par contre le lit juste au-dessous m’a l’air parfait pour une petite sieste. Depuis trois heures du matin debout, le tic-tac de l’horloge, la quantité de sucreries que je me suis avalée. En plus il fait bien vingt-cinq degrés et ce grand lit semble si moelleux. Je vais m’y reposer quelques instants, ça va faire du bien à mon corps meurtri.
Je soulève l’épaisse couette toute douce qui sent si bon l’adoucissant à la lavande. Oh putain le délice ! Je me glisse dans ce lit fait pour abriter sans peine trois personnes bien portantes. L’oreiller gigantesque a été fabriqué avec de doux nuages parfumés. J’y enfonce le visage et hume de tous mes poumons. Je voudrais mourir maintenant et faire de ce lit mon paradis personnel.
C’est marrant, d’ici je n’entends pas les secondes qui s’écoulent du nœud papillon de Hello Kitty. Tant mieux, je préfère penser qu’on me laissera vivre dans ce lit et je me fiche bien de savoir que je suis dans une chambre de chialeuse. Tant qu’ils ne m’obligeront pas à quitter cette incarnation du vrai confort, je leur pondrai toutes les histoires qu’ils veulent, y aura qu’à demander. Eh bien tiens ! je vais écrire tout de suite en gage de bonne foi. Mais non, ce n’est pas possible : je n’ai rien sous la main, tout est resté sur le bureau. Attends, je dois m’extraire de ce merveilleux coussin pour jeter un œil sur la table de nuit. Rien, mince ! Et dedans ? Toujours rien.
Comment faire ? Je n’ai aucune envie de quitter ce lit. J’ai trop peur de perdre mon flux. Je pourrais essayer d’attirer l’attention de l’objectif qui me suit automatiquement mais ça ne servira à rien. Ils ont fini par prendre le pli de mes pitreries et se contentent de remplir leur feuille de rapport qu’on me lit tous les soirs avant ma séance de massage avec Grand Salaud.
Je rassemble tout mon courage pour bouger sous la couette. Elle est à la fois lourde et légère. Elle enveloppe mon corps comme une mère le ferait pour cacher son enfant des méchants. Le bruissement de mes cheveux sur ce tissu de tendresse me chuchote :
« Ne pars pas. Dehors il fait froid et c’est plein de mauvaises choses. Je te protègerai pour toujours. Quelqu’un finira bien par t’apporter de quoi écrire de merveilleuses histoires en mon sein.
— Mais je dois d’abord leur prouver que je suis digne de rester auprès de toi. Je dois écrire aujourd’hui. Ou bien ils nous sépareront pour toujours et je ne pourrai jamais les satisfaire. Et ils continueront à me torturer. C’est sans fin. » J’étais maintenant en pleurs.
L’espace d’un instant j’ai cru sentir que la couette se faisait moins lourde. J’en ai profité pour bondir hors du lit. Ça m’a fait mal dans tout le corps mais ce n’était peut-être dû qu’à mes fréquentes raclées. Je me suis précipité sur le bureau pour y attraper mes crayons et mon carnet quand mon regard a croisé celui d’Hello Kitty. Ses deux points noirs qui lui servent d’yeux correspondaient au trois et au neuf de l’horloge. Je me suis souvenu de l’époque où j’ai appris à lire l’heure. Maman m’interrogeait.
« Quand la petite aiguille est sur le trois et que la grande est sur le neuf, il est quelle heure ? »
Et moi, tout fier d’avoir rendue fière Maman qui m’avait appris quelque chose :
« Trois heures moins le quart, Maman ! »
Sérieusement ? J’ai vraiment passé près de quatre heures dans ce lit sans m’en rendre compte ? Eh mais attends ! J’ai sérieusement pensé à écrire tout ce qu’ils voulaient à la seule condition de pouvoir rester dans ce lit au milieu de cet immonde décor rose ?
Je me suis retourné vers la couette Mon Petit Poney. Des vagues de chaleur aromatisées de lavande fraîche parvenaient à mon visage. On se serait cru en Provence en plein été. Le soleil m’attendait sous ces draps…
Je me suis forcé à détourner le regard. C’était ce lit. J’ai repensé avec un frisson d’angoisse, à ce qui se serait passé si j’avais trouvé de quoi écrire dans la table de chevet. Ils ont trouvé une faille et j’ai failli me faire avoir comme un débutant. Voyons le bon côté des choses, c’est rassurant de se rappeler que ça faisait bientôt deux ans que la Milice de la Censure m’avait cueilli dans mon trou à rats. Et c’était seulement maintenant qu’ils avaient bien failli me coincer.
Il est dix-sept heures cinquante-cinq et je n’ai toujours rien écrit. Je reste immobile sur la chaise rose du bureau rose, dos au merveilleux lit rose qui n’attend qu’un regard de moi. Je suis épuisé. Ils viendront me chercher dans une trentaine de minutes et une longue route dans le noir m’attend. Mais je ne dormirai pas dans ce lit.
Je vais m’en tenir à mon plan. J’attends le moment propice pour agir. C’est bien, les coups m’endurcissent, j’en aurai besoin pour le jour du Grand Contre-Changement. J’ai réussi à rassembler quelques compagnons d’infortune dont Sam Neill. Il sera précieux pour la stratégie. Et mon premier acte symbolique sera de faire mijoter Grand Salaud à petits feux dans cette chambre rose, au son du nœud papillon rose qui décidera de l’heure de sa mort.
Kyta Mantir
Savigny, octobre 2019
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