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Sabine Charlesbois

2
œuvres
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défis réussis
2
"J'aime" reçus

Œuvres

Sabine Charlesbois

La cigarette se consumait au rythme du whisky. Anne avait la peau pâle et transparente des femmes qui dorment peu, légèrement enveloppée, à force de boire, elle ressemblait à ces flans tremblotants incolores et fades qu'on achète dans les boulangeries. Ça faisait maintenant plus de quinze jours qu'elle tenait ce rythme infernal... elle ne dormait plus, et quand elle tentait de reprendre une vie ordinaire, elle se réveillait en sueur au beau milieu de la nuit, avec un pincement au coeur qui la dévorait d'angoisse et lui arrachait des larmes douloureuses.
Samuel était parti. Il ne reviendrait plus. Au début, elle se berçait de la douce illusion que la distance lui ferait réaliser à quel point elle est une femme extraordinaire ; mais cette fois-ci, ça ne marcherait plus : le fil était rompu pour toujours.
Elle rêvait de lui, son image la hantait partout où elle allait, son coeur battait la chamade quand elle croisait n'importe quel individu de taille moyenne, châtain : le français moyen, normal, ordinaire. C'était son Sam, son étincelle, sa drogue. Oui ; elle le savait maintenant, elle pouvait voir les choses en face : elle était tombée dans le piège de l'addiction. La drogue de la dépendance affective, la plus cruelle, meurtrière, autodestructrice.
Et peu à peu, sans s'en rendre compte, Anne était partie à la dérive, devenant de plus en plus obsessionnelle, de plus en plus destructrice, malade de possessivité, elle avait poussé le vice jusqu'à le pousser dans les bras d'une autre, juste pour tester sa fidélité, sa dépendance. Mais Sam était parti, tombé amoureux de cette autre ; "cette autre" murmura Anne, la mâchoire crispée de colère, la gorge nouée et douloureuse. "Cette autre..." C'était ce nouveau mot, il remplaçait pour ainsi dire l'image de Sam. "Cette autre", c'était devenu son péché mignon, son cilice, sa croix. "Cette autre..." murmura-t-elle encore avec une souffrance jouissive qui la faisait sourire de désespoir. Elle avait envie de rire maintenant, de rire hystériquement, à gorge déployer, de tuer.
Ah ! tuer quelqu'un, quelque chose, n'importe quoi, tuer l'objet de sa souffrance ! C'était pour elle la seule échappatoire.
"Voilà !" ajouta-t-elle fièrement, pleine d'orgueil, en regardant d'un oeil malsain et satisfait son verre rempli de whisky à ras-bord. "Ah ! un whisky, mais pas n'importe lequel : le plus cher, bien sûr, le Laphroig dix ans d'âge, car tant qu'à souffrir, autant se saigner jusqu'au bout !"
Maintenant, Anne ne ressemblait plus du tout à ce demi-bout de femme moitié-vivante moitié-morte, mais à une Jézabel, une pécheresse dans toute sa puissance, la personnification du diable fait femme. Son sourire faisait mal à voir, ses yeux, injectés de sang, brillaient de mille éclairs de jais, mauvais, terribles, fous. Sa carnation avait rougi, brusquement, sous l'effet de l'alcool et de l'excitation. Ses doigts jaunis par cette cigarette - qui n'était plus qu'un pauvre mégot au bout de ses lèvres frémissantes, s'accrochaient nerveusement au rebord de la table ; comme si le bois était vivant et donnait à ce pauvre corps de femme les dernières gorgées de vie, l'ultime transfusion de sève qui lui permettront de tenir.
"C'est tout. Il faut tenir. Voilà pourquoi j'écris", dit-elle en scrutant l'amoncellement de feuillets sur la table tachée d'encre qu'elle n'avait plus quittée depuis des jours ; "finalement n'est-ce pas la finalité de nos petites vies minables : tenir ? Pourquoi toutes ces questions ? "
Alors Anne, soudain, laissa échapper un premier soupir, doux, fragile, comme le souffle d'un petit enfant qui se découvre ; et des larmes inondèrent son visage abîmé. C'était un ange : toute trace de mal s'était effacée de son regard, sa bouche était tendue dans un ultime effort pour vivre.
"Seigneur. Ayez pitié de moi."
Épuisée, les muscles fatigués, les yeux las, elle laissa échapper sa plume de sa main droite, et sa cigarette de ses lèvres, et elle tomba dans un profond sommeil.
Le lendemain, quelqu'un vint frapper à la porte, et entra doucement dans le petit appartement mansardé de la jeune femme. C'était Samuel, qui venait demander pardon. Une odeur âcre de tabac froid, d'alcool et de cendres provoqua chez lui un mouvement de recul.
Il vit Anne, de dos, affalée sur sa petite table de bois, une main pendant à son côté.
Il s'approcha prudemment, afin de ménager son sommeil ; en arrivant devant elle, Samuel poussa un hurlement de terreur ! Anne n'avait plus de visage, la cigarette avait tout dévoré : sa poitrine de femme, ses feuillets : son oeuvre et l'oeuvre de Dieu. Les deux étaient partis, ensemble, main dans la main.
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Défi
Sabine Charlesbois

"Oh ! ne me parlez pas ainsi !" dit-elle en se relevant brusquement sur sa paillasse. Tilde transpirait abondamment, elle avait froid. Ses cheveux blancs comme la neige étaient dressés sur sa tête, ce qui faisait un drôle d'effet, car, à la verticale, Tilde pouvait marcher sur sa chevelure tant elle était longue.
Elle descendit les petites marches du lit, et s'agrippa à ce qui pourrait être une corde invisible, et se laissa glisser vers le plafond. Alors, d'un geste vif, elle se déposa lestement sur ses mains, légère comme une poussière, avant d'effectuer une pirouette virtuose, et de se retrouver les pieds au plafond, ou plutôt, au sol. Ses cheveux retombèrent brusquement avec un bruit mat : Tilde était de nouveau à l'endroit.
Mais il est temps d'expliquer au lecteur l'incongruité de cette situation ; il faudra pour cela remonter au temps de son enfance.
Tilde n'a jamais connu ses parents. Elle a été recueillie bébé chez une dame généreuse qui logeait à la campagne, et que tout le monde dans la contrée surnommait "Moulinette", car sa maison était un ancien moulin, et elle avait élevé des poules dans ses ailes, et vendait ses oeufs très chers, car, soutenait-elle, "y'a d'la fraicheur dans l'air, d'la douceur dans l'foin, d'la tendresse chez les poulettes !"
Elle avait confectionné un petit lit à l'abris dans le moulin pour l'enfant, mais en grandissant, Tilde a commencé à dormir à l'air libre, sur une aile du moulin, suspendue par les pieds...
"Ah !" dira le lecteur, incrédule. Et pourtant Tilde n'était pas folle, et ne l'a jamais été. Bien au contraire, elle s'est forgée très tôt un goût pour les sciences de la logique ; au commencement, elle passait ses journées avec de vieux livres qu'elle récupérait à la fin des marchés du dimanche où elle accompagnait Moulinette vendre ses oeufs. Comme toutes les jeunes filles souffrant de solitude, elle trouvait dans ses lectures un réconfort presque vital : elle se nourrissait de romans français, de littérature russe et de théâtre...
Mais un soir après le marché, en fouillant dans le bac des livres abandonnés, elle fût surprise de sa lassitude. Elle avait tout lu, toutes les histoires, et maintenant, elle se sentait presque écoeurée, comme si sa propre vie avait été absorbée dans les histoires des autres. Aucun ouvrage ne retenait son attention... elle allait partir, quand son pied buta contre un objet : elle le ramassa et le regarda attentivement. C'était une boîte de la taille d'un gant, tapissée de courtes étoffes de soie de différentes couleurs ; elle était abîmée par la pluie, mais sur le petit mécanisme d'ouverture, on pouvait voir, gravé dans le vermeil, une drôle d'inscription. Tilde ne parvint pas à la déchiffrer ce soir-là, mais elle fût hautement intriguée, et rapporta chez elle son nouveau trésor ; et toute la nuit qui suivit, elle essaya d'ouvrir la boîte, mais en vain.
Plusieurs jours avaient passé, et Tilde échouait toujours dans son entreprise. Elle s'était obsédée d'une façon déraisonnable pour cette nouvelle énigme, à tel point qu'elle refusa la semaine suivante d'accompagner Moulinette au marché. Elle n'en dormait plus, ne mangeait plus son oeuf frais du matin, ni celui du déjeuner, ni celui du soir, d'ailleurs ! Toute son intelligence, toute sa force mentale étaient impitoyablement concentrées sur ce petit objet délavé. Et ce poison la consumait sans même qu'elle s'en aperçoive, sans même qu'elle tente d'en réchapper. Mais elle savait, intimement, absolument, qu'il lui faudrait ouvrir cette boîte, par quelque moyen que ce fût.
Un soir, Moulinette voulût lui faire entendre raison, et sans le vouloir, elle métamorphosa sa petite fille Tilde, sans doute pour toujours : comme l'enfant refusait son oeuf du soir pour la énième fois, elle perdit ses moyens et cria "Tilde ! Tilde ! folle elle d'vient ! Tiens, vilaine boîte, moche com'tout !", et elle projeta le mystérieux objet au plafond pour le fendre de toutes parts. Mais au moment même où la boîte percuta le toit du moulin, un coup de tonnerre suivi d'un éclair de foudre tomba violemment en son milieu, et elle s'ouvrit lentement, en même temps qu'une petite musique se déclencha, et la boîte vomit lentement un long parchemin qui brillait d'une lumière blanche qui paraissait surnaturelle, comme un ruban de lune qui se déroula jusqu'au plancher.
La malheureuse Moulinette, qui était très superstitieuse, partit en poussant de hauts cris, terrorisée à l'idée d'être mangée, corrompue, pervertie, asservie à cette machine démoniaque. Elle courut aussi vite qu'elle pût, le plus loin possible, si loin que Tilde ne la revit jamais.
L'enfant était restée, bouche bée, hypnotisée par le magnétisme de la musique, et la clarté aveuglante du ruban de lune. Malgré une terreur qui lui faisait battre le coeur plus vite que les gouttes de pluies qui s'abattaient sur le moulin, elle s'avança lentement, tendant la main vers le parchemin, et, la sueur perlant sur son front glacé et le coeur prêt à exploser, elle s'en saisit, vivement, comme un animal qui découvrirait le feu pour la première fois et désirerait s'en saisir.
Soudain sa main se glaça, et le liquide de lune sembla se diffuser dans tout son corps, d'abord dans le bras, puis les jambes, la poitrine, le dos, la nuque, et ce jusqu'au bout de ses cheveux ; et, épuisée d'émotion, elle sombra dans le noir...
Tilde, après un temps indéterminé, vit poindre une petite lumière, au fond du tunnel obscur, mais elle ne parvenait pas à sortir de l'ombre. Elle essayait d'avancer, mais il li semblait que plus elle se rapprochait et plus le point lumineux s'en allait, plus loin encore. Et ce petit jeu sembla durer éternellement pour la petite, si bien qu'elle finit par pousser un cri de colère, qui cette fois, la réveilla complètement. Elle resta un moment immobile, effrayée, elle avait le sentiment diffus d'être en-dehors de son corps, et pourtant elle avait mal, comme si ses os avaient poussé durant cette nuit interminable. Doucement, elle leva sa main vers son visage, elle le trouva glacé, elle sursauta, et se mit sur pieds. Que c'était-il passé ? Elle ne se reconnaissait plus de l'intérieur. Alors elle vit ses cheveux qui pendaient sur les côtés de son visage : ils n'avaient plus cette jolie couleur cendrée des jeunes filles, mais avait pris une teinte blanche immaculée, couleur de lune ! Elle les caressa du bout des doigts, et ils étaient presque rigides, comme des fils de nylon mais extraordinairement soyeux et brillants. Elle avait la bouche sèche, sa salive avait une texture de velours glacé.
D'un coup, Tilde se rappela toute sa mésaventure, et chercha rapidement la boîte magique du regard : elle est brisée en mille morceaux, au sol, seule restait l'inscription de vermeil, petite plaque lisse et brillante, qui elle aussi paraissait s'être remplie de la puissance lumineuse de l'éclair de cette nuit. Mais cette fois, les lettres avaient changé de place, et s'étaient retournées à l'envers. Elle pouvait lire distinctement : "Éclair de lune, mets-moi la tête à l'envers, et je vivrai éternellement".
Frissonnante d'émotion et de fatigue, Tilde, qui ne cherchait même plus à comprendre, alla se coucher dans son petit lit. Mais au bout de quelques heures, un poids insupportable commença à lui marteler le crâne, comme si son cerveau était aimanté à la lune. Ce fût si douloureux, qu'elle essaya de s'apaiser par tous les moyens, en se massant la tête, en faisant des galipettes, elle essaya même de son plonger dans un de ses livres, mais sans succès.
Alors lui vint l'idée géniale de monter en haut du moulin, d'accrocher ses pieds à une aile, et de se laisser pendre. La fraîcheur de l'air apaisa ses esprits et le fait d'être à l'envers calma instantanément la douleur de sa tête malade.
Et voilà comment Tilde se retrouva toute sa vie à dormir la tête à l'envers !
Les années passèrent, et Tilde ne changeait pas d'un pouce. Son sang s'était glacé, pour l'éternité, et elle comprit qu'il n'y aurait plus de fin... Encore une fois, elle trouva son salut dans les livres, et se spécialisa dans les particules de lumière et la science des aimants.
Elle est aujourd'hui reconnue comme une des plus grandes chercheuses de son temps, et a inventé un moyen de voyager jusqu'à la lune à bicyclette, en utilisant la force gravitationnelle, la vitesse de la lumière, et de nouveaux aimants extrêmement puissants mais indolores.
Elle vit la tête en bas, et personne l'a jamais vue. Elle ne mange plus. Elle dort la tête en bas, et chaque nuit, fait un terrible rêve, toujours le même : Moulinette, depuis la lune, lui fait les pires remontrances, et crie pour se faire entendre : "Enfant, tu es perdue ! Enfant du Diable, sorcière maudite ! Malheur à toi, qui veut toucher l'Éternel !", et Tilde, en larmes, répondait systématiquement en se réveillant "Oh ! ne me parlez pas ainsi !"
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