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Laurentlesax

Paris.
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Défi
Laurentlesax


Un bel après-midi de printemps. Il fait bon. Ahmed, en déplacement pour affaires à Bordeaux, se promène tranquillement dans les rues de cette belle ville qu’il ne connaît pas. Il a encore un peu de temps devant lui avant d’aller à son rendez-vous et il en profite pour se délasser avec quelques détours dans le quartier.
En chemin, au hasard d’une rue, l’odeur de pain monte à ses narines alors qu’il passe devant une boulangerie. Une délicieuse odeur de pain chaud, de beurre, de fruits et de compote. Voilà qui est bien tentant, et Ahmed, sans plus d’hésitation, entre dans la boulangerie où tinte la clochette de la porte à son passage.
Une dame, un peu apprêtée, est affairée derrière le présentoir en train d’organiser quelques flans et autres pâtisseries. Elle s’essuie les mains et se redresse pour accueillir son nouveau client.
- « Vous désirez ? » dit la grosse dame, la voix empreinte d’un joli accent bordelais au service d’un ton avenant et commercial comme il se doit…
Ahmed hésite un instant, parcourant du regard les chaussons aux pommes, pains aux raisins et autres viennoiseries appétissantes. Ça lui rappelle les pâtisseries marocaines, son enfance, mais en plus gros. Ça brille, c’est sucré. Ça doit être bon. Il hésite.
- « Je crois que je vais prendre un pain au chocolat s’il vous plaît ! »
- « Un quoi ? »
- « Un pain au chocolat, s’il vous plaît... »
La dame prend un air un peu hautain, presque vexé. Elle a décelé l’allure un peu parisienne de son interlocuteur et, alors qu’un second client vient d’entrer dans le magasin, elle en profite, l’occasion est trop belle, pour le prendre à témoin :
- « Un pain au chocolat ! On aura tout entendu Monsieur Léon, hein ? Moi si je fais un pain au chocolat, je prends un pain et je mets une barre de chocolat dedans comme les enfants à quatre heures ! C’est ça que vous voulez ? Je peux vous vendre un pain et du chocolat, y’a pas de problème !.. et le pain au chocolat vous vous le faites vous même !»
Ahmed sourit, un peu décontenancé. L’homme derrière lui approuve la boulangère d’un ricanement de complicité.
Désignant du doigt la friandise convoitée, Ahmed insiste :
- « ça… un pain au chocolat comme-ça… Ce n’est pas un pain au chocolat ?»
- « ça Môssieur, c’est une Chocolatine ! Vous arrivez d’où avec vos pains au chocolat ? Ils en font peut-être à Babel-oued des pains au chocolat, mais pas ici.»
- « De Paris Madame. Je suis de Paris. Désolé, à Paris on dit pain au chocolat, pas Chocolatine... Je ne connaissais pas le terme.» répond Ahmed un peu vexé.
- « Oui et bien ici faut savoir ce qu’on veut ! Ici on dit Chocolatine, et en plus c’est écrit là… c’est pas compliqué quand même !… Y’a qu’à lire ! Vous savez pas lire ?.. Bon qu’est ce que je vous sers monsieur Léon... » enchaîne la boulangère à l’attention du client derrière Ahmed…
- « Ah mais deux secondes ! C’est un peu fort ça. J’étais avant monsieur tout de même ! »
- « Vous n’avez qu’à vous décider plus vite. On ne va pas y passer la soirée non ?… Alors, Monsieur Léon ?.. »
- « Non, mais Monsieur Léon il va attendre parce que je suis arrivé avant lui et que vous n’avez pas à me traiter comme-ça… Chez moi on dit pain au chocolat et on ne fait pas tant d’histoires ! C’est quoi ces façons de faire ? »
Monsieur Léon hausse à son tour le ton :
- « Oh ça va bien maintenant ! Si il n’est pas content, il retourne à Paris manger ses pains au chocolat et il nous fait pas chier le bougnoule! »
Ahmed sent monter une poussée de colère face à cette coalition insultante et injuste à son encontre et ces propos carrément racistes:
- « Non mais alors vous de quoi je me mêle ? Vous arrivez après moi et vous avez le toupet de m’insulter ? Mais vous êtes qui espèce de vieux schnock pour me parler comme-ça ? »
- « Môssieur j’ai fait la guerre môa ! Un peu de respect ! C’est pas un métèque qui va venir m’emmerder chez moi ! »
- « Chez vous ? C’est chez vous ici ? Non mais je rêve ! C’est quoi cette façon de parler. Monsieur vous êtes un vieux con et je vous emmerde, moi et tout Paris!.. moi et tout babel-oued ! Et puis Allah akbar !» ..ajoute Ahmed dans un élan de défi envers l’homme, avant de se retourner vers la boulangère avec la ferme intention de clore ce débat sémantique stupide… Celle-ci lui fait alors face, bras croisés et, avant qu’il ne lui ait adressé la parole, lui dit :
- « Allez dehors! Rentrez chez vous ! Des pains au chocolat, j’en ai pas, j’en ai jamais eu et je n’en aurai jamais !... C’est une boulangerie ici, pas une épicerie arabe...»
L’homme dénommé Léon, tire soudain brusquement Ahmed par la manche de sa veste, et celui-ci, surpris et subitement déséquilibré, tente maladroitement de se retenir au plateau du comptoir sur lequel se trouve la caisse, renversant celle-ci dans un fracas épouvantable !
La grosse boulangère se met à crier encore plus fort « au secours ! Au secours ! On veut me voler ma caisse !... » tandis que Ahmed tombe à la renverse entraînant le vieux Léon dans sa chute.
La caisse, arrachée de sa connexion électrique déclenche un système d’alarme qui se met à sonner de façon stridente comme si le feu s’était déclenché, et les stores métalliques de la boulangerie, telle une bijouterie, s’abaissent, automatiquement, tandis que les deux hommes se bousculent, au sol.
Le vieux Léon cogne de ses poings rageurs sur Ahmed qui se débat comme il peut en lui assénant un coup de sa mallette de travail sur le crâne. La boulangère se précipite sur les deux hommes à terre et les trois gesticulent alors dans un pugilat qui pousse violemment le présentoir contre le mur et renverse les pains au chocolat -ou les chocolatines, on ne sait plus- sur le sol.
Sur le trottoir, un passant qui a vu les stores de la boulangerie se baisser avec toute cette confusion à l’intérieur, lance :
- « Appelez la Police : appelez la police ! C’est un attentat ! Il a dit ouala ouakbar, j’ai tout entendu, avant de massacrer le vieux monsieur !... C’est daèche, c’est sûr ! j’ai tout vu !»
Tandis que les stores terminent de se refermer, tel un piège sur la scène, Ahmed parvient à repousser la boulangère d’un coup de coude sur le nez qui la met KO instantanément. Elle s’affale sur le dos au milieu des petits pains et des croissants… puis il tente de maîtriser Léon, toujours animé d’une rage disproportionnée à son encontre… avant de soudain se raidir… bleu.. et de s’affaler à son tour sur les flans dans un râle sourd.
Ahmed se dégage alors de son étreinte et se tient la gorge. Bon Dieu. Le vieux lui a fait mal en tentant de l’étrangler… « Il est fou ce bonhomme ! Ils sont tous fous ici !.. » Choqué, il s’adosse au présentoir dévasté et regarde les deux corps étendus dans la pénombre de la pièce… « Mon Dieu ! Mais qu’est ce que c’est que ce bordel ? » se dit-il en se prenant la tête à deux mains…
En quelques instants une patrouille de Police arrive sur les lieux, puis une autre et une troisième. La rue est bouclée à la circulation. Le témoin est entendu :
- « Il a dit ala ouakbar avant de taper sur le vieil homme ! J’ai tout entendu ! …et il a fermé les stores… c’est épouvantable. Je n’ai jamais vu un tel déchaînement de violence ! »
En quelques minutes, la nouvelle se répand. Quelques badauds sont rapidement évacués mais on eu le temps de filmer avec leur téléphone portable la devanture fermée de la boulangerie.
Une camionnette de BFM TV se gare au bout de la rue, puis d’autres radios arrivent, en même temps que le camions blindés noirs de la BRI et de la brigade anti-terroriste… Les tireurs d’élite se mettent en place. Des appartements sont réquisitionnés pour ce faire. Le quartier est bouclé.
Tout va très vite sur les réseaux sociaux. Twitter et Facebook relayent des vidéos de la boulangerie fermée. BFM tourne en boucle sur les mêmes images, et leur téléobjectifs sont rivés sur la porte du magasin. Les présentateurs tournent en boucle, eux-aussi, sur les suppositions de qui aurait vu ce qu’il aurait vu et que ce serait passé comme ça… une grande violence. On cherche l’identité du terroriste, on s’interroge sur ses complicités, son réseau.
Pendant ce temps là, Ahmed est assis dans la pénombre. Interdit. Tout cela est tellement absurde ! Il n’a rien fait de mal ! ...et tout s'est retourné contre lui… tout ça pour un putain de pain au chocolat !.. et le voilà au milieu de cette boulangerie éteinte parsemée de bouts de verre et de viennoiseries éparpillées avec ces deux corps allongés sur le sol… Il tente de reprendre ses esprits, mais c’est comme si il était KO à son tour. Il est comme paralysé. Tout cela est irréel.
Par l’interstice des stores fermés, clignotent des lumières bleues, les gyrophares des voitures de Police garées au milieu de la rue… Dans le lointain, quelques sirènes ont pris le relais de l’alarme de la caisse qui a finalement cessé de hurler. On perçoit des bruits de camions, d’hélicoptères aussi.
La boulangère reprend connaissance et tentant mollement de se redresser sur son coude, voit sa boulangerie dévastée, dans la pénombre, et elle se remet à hurler à la mort tandis que Ahmed la prend au col et la secoue…
- « Mais vous allez arrêter de hurler comme-ça oui ??? c’est de votre faute espèce de connasse si on en est arrivés là… »
Les deux empoignés sont alors interrompus par une voix, nasillarde, lancée à travers un lointain mégaphone de la Police :
- « Libérez les otages ! Ne leur faites pas de mal… Nous sommes là pour vous aider... » et le policier repose son mégaphone et dit à son collègue :
- « De toutes façons, ça ne sert à rien, c’est des dingues ces gens là. Il va tuer tout le monde, si ce n’est pas déjà fait… Va falloir donner l’assaut. Y’a pas le choix. Si ça se trouve il a une bombe avec lui et il va faire sauter tout le quartier. Moi j’dis, y’a pas à attendre. »
« Breaking news ! » La télé américaine retransmet ces images matinales, pour elle, de cette boulangerie française attaquée par de sombres terroristes. « Combien sont-ils ? Pourquoi ont-ils ciblé ce magasin ? Aucune information pour le moment. La ville de Bordô est une ville tranquille d’ordinaire, près de la mer. Il y fait bon vivre. Les terroristes ont sûrement de bonnes raisons d’avoir choisi ce lieu et cet instant. Nous vous tiendrons informés de la suite de ces terribles événements qui se déroulent en direct sur votre chaîne préférée. Juste après ça… -publicité- Breaking news... »
L’information est relayée en direct sur toutes les chaînes de la planète et des logos en forme de pain avec un liserai noir apparaissent sur les réseaux sociaux, repris sur les chaînes de télé.
À l’Élysée, une cellule de crise est montée et le nouveau président de la république, fraîchement élu, monte au créneau, assisté de son ministre de l’intérieur, le visage sombre.
- « Mes chers compatriotes, l’heure est grave. Une nouvelle attaque terroriste, lâche, a lieu, en ce moment même, dans notre belle ville de Bordeaux. Un individu, peut-être deux, se revendiquant de l’État Islamique, se sont enfermés avec plusieurs otages et menacent de faire exploser une bombe. Sachez, chers concitoyens, que nous mettons tout en œuvre pour neutraliser cet individu. La France ne se laissera jamais intimider par quiconque etc etc… »
Donald Trump, qui vient de voir ces informations relayées sur l’excellente chaîne d’investigations Fox news, appelle illico l’Élysée et « soutient le peuple français dans cette nouvelle épreuve qu’il traverse. Une flotte de l’armée américaine se dirige en ce moment même vers les côtes françaises. Sa flotte en mer Méditerranée est également en alerte et prête à frapper sur le territoire syrien à tout instant… »
Vladimir Poutine s’insurge face aux mouvements militaires américains près des côtes turques et ses troupes se mettent en alerte également… et puis c’est l’escalade, un premier tir américain d’un missile sol-sol nucléaire, ravage tout un territoire sur le sol syrien. Les russes répliquent, et les nord-coréens en profitent pour tester leur arsenal, l’occasion est trop belle pour ne pas se joindre à la fête… Des missiles quittent le sol de tous les côtés vers le ciel qui s’embrase dans un feu d’artifice cataclysmique…
Ahmed est toujours assis dans la boulangerie. Il mange un pain au chocolat en attendant l’intervention de la Police… Il ne sait pas tout ce qui se passe. Il est loin de se douter… et puis tout d’un coup, tout se met à bouger, à trembler dans une lourde vibration qui le secoue…
- « ...Monsieur ? On est arrivé à Bordeaux. Terminus ! Tout le monde descend… »
Ahmed se redresse, confus, les yeux pleins de lumière. Il regarde autour de lui, ce wagon de TGV presque vide, où quelques passagers se pressent avec leurs valises pour quitter le train. Il regarde par la fenêtre, la gare de Bordeaux, le quai, et sourit, soulagé de s’extirper de ce mauvais rêve. Il attrape sa mallette et sort du wagon, de la gare, et reprend peu à peu ses esprits. Une petite marche ne lui fera pas de mal. Son rendez-vous est dans une heure, il a un peu de temps devant lui.
En chemin, au hasard d’une rue, l’odeur de pain monte à ses narines alors qu’il passe devant une boulangerie. Une délicieuse odeur de pain chaud, de beurre, de fruits et de compote. Ahmed s’arrête un instant devant la boutique et regarde les pâtisseries exposées. Une femme apprêtée s’occupe à les aligner. Sa silhouette, brouillée, s’affaire derrière la vitre d’un présentoir. Ahmed sourit de nouveau. « On dirait mon rêve... » s’amuse-t-il… C’est trop drôle. L’impression de déjà vu, de déjà rêvé. Il pousse la porte. Les clochettes au dessus de la porte tintent à son passage.
- « Vous désirez ? » demande la boulangère, d’une voix commerçante, avec sa petite pointe d’accent… Ahmed regarde les divers gâteaux exposés. Il hésite…
- « Je vais vous prendre un… un… une chocolatine s’il vous plaît ! »
- « Une quoi ?... »

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Issu d'un recueil de 10 nouvelles disponibles sur Lulu.com: "Silhouettes"
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Laurentlesax
Paris, 13 juillet 2016. « Ma-man !... Ma-man... » crie-t-elle, la voix cassée mais sonore, alors que je sors de sa chambre, dans cette résidence médicalisée pour personnes âgées. Elle, c’est ma mère, quatre-vingt-onze ans, qui vit ces dernières années de vie dans cet EHPAD du quatorzième arrondissement. Sa dernière ligne droite, accidentée par tant d’angoisses et de handicaps divers. Jadis elle fut professeur de Lettres, écrivain. Elle a joué au théâtre même. Sa vie a été vaste et mouvementée, riche et pleine. Elle a été résistante, adolescente, pendant la dernière guerre, été élue meilleure élève de Paris, présentée au Président Lebrun. Elle a aimé, détesté, couru, enseigné, élevé, bu, chanté, dansé… et tant d’autres choses… toutes ces choses sans importance qui font la vie et que l’on fait sans savoir à quel point elles sont précieuses… et tout ça pour finir en pauvre petite vieille recroquevillée dans ce petit lit, à appeler sa maman, morte depuis des décennies. Je sors de cette chambre, sans me retourner, et marche dans ce long couloir vert-pomme qui mène à l’escalier, puis vers la sortie, l’air frais. Respirer. J’ai la gorge nouée, comme souvent lorsque je viens dans ces lieux. J’y viens tous les jours. Je marche dans ce long couloir lustré où se mêlent odeurs de détergents et d’urine, de selles. Je marche, les yeux brouillés de larmes, avec la voix de ma maman, derrière moi, au fond de sa chambre entrouverte, qui crie ma-man à tue-tête... ou bien mon Dieu... Je marche et je pleure. Je marche en croisant d’autres pauvres vieux, hagards, qui marchent eux aussi, mais tout doucement, à petit pas, regard au sol, pour aller... nulle part. Sans but, ils sont eux aussi arrivés à leur dernière ligne droite. Au moins marchent-ils. De la chambre à la salle à manger... du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit, comme chantait Jacques Brel. Elle, en est du lit au lit... coincée, avec ces deux barrières de chaque côté, à fixer de ses pauvres yeux usés, le mur d’en face, où sont accrochées quelques photos qu’elle ne voit probablement plus. Coincée dans son entonnoir vers la mort. Tout son univers s’est rétrécit. Notre univers, à chacun, se rétrécit, sans qu’on s’en rende bien compte en vérité, mais il se rétrécit, chaque jour un peu plus. Je marche et je voudrais crier. J’ai mal et j’ai honte. Honte de ne pas rester. Honte de n’avoir pas su la calmer ce soir, détourner son regard, vide, du mur. Honte de ne pas lui tenir la main plus longtemps et réussir à apaiser sa douleur. Détourner ses pensées, lourdes, de la mort. Honte de ne pas pouvoir la ramener à la raison. Honte de ne pas pouvoir la ramener chez elle. Honte de la laisser appeler sa maman, toute seule, dans sa chambre, au bout du couloir alors que je m’éloigne vers la rue, vers le dehors de ce mouroir-prison, alors que je m’éloigne, moi, vers la vie, ma vie. Dehors, les bals du 14 juillet s’organisent. Quelques tentes et tables se montent sur la place, rue Didot. On fera la fête ce soir, on dansera, on boira, on flirtera. Si elle n’était pas si sourde, sans doute entendrait-elle au loin, le flonflon de la musique, la pétarade des feux d’artifices, à défaut de les voir. Sans doute son regard s’illuminerait-il un peu alors… Mais elle n’entend plus, presque plus. Elle ne sera pas de la fête ce soir… ni plus aucuns soirs. Une à une les dimensions de son univers se rapetissent. Dans le silence et le flou, allongée dans son lit, sa tête ne résonne désormais plus que des souvenirs du passé qui débordent par milliers des cases où ils avaient été rangés, soigneusement, par la mémoire depuis si longtemps. Les images peuvent à loisir se mélanger, s’entrechoquer. Le temps n’existe plus. Les repères sont bannis. C’est peut-être une chance. Les amis morts depuis longtemps passent ainsi lui rendre visite, parfois ses frères et sœurs, qui sortent de leurs tombes, s’habillent de jolis habits colorés et reprennent momentanément le cours d’une vie qu’ils ont interrompue trop tôt, passant alors faire toc-toc à la porte de cette triste chambre. Son chat même, vient sans doute lui ronronner, au creux du cou, quelques tendres souvenirs, chercher quelques caresses qu’elle fait de sa main vide… J'ai écrit, il y a quelques jours une nouvelle, et c’etait elle qui me l’avait raconté, celle de l’Augustin à Rochefort en Yvelines, son village natal. Il m’a semblé la voir esquisser un sourire lorsque je lui ai dit avoir écrit cette nouvelle. Je lui ai demandé si elle se souvenait de cette histoire… Elle a souri encore, en regardant le mur. Parfois je me surprends à parler d'elle au passé... je dis "c'était elle..." inconsciemment, sans doute parce que je ne sais plus bien si elle est encore complètement là. J’ai honte de cela aussi. Si, elle EST là. Entre deux eaux. Un pied ici, un pied là-bas… ailleurs. Mystère du cerveau. Mystère de la vie. Certains jours elle m’embrasse la main. Je lui fais des bisous et elle rit. Elle me dit que « c’est bon ». Aujourd’hui elle ne m’a pas regardé. Elle n’a pas souri. Elle a fait, lentement, son signe de croix. Puis refait… et refait encore. Elle m’a dit qu’elle allait mourir. « Mais non maman, pourquoi tu dis-ça ?.. hein ? Tu ne vas pas mourir. Il n’y a pas de raisons...». Elle ne répond pas. Un autre signe de croix de ses mains tordues par tant d’années de gestes. Pas de raison de mourir, mais guère plus de raison de vivre non-plus. Elle est coincée dans ce no-man’s land cruel, cette salle d’attente à guetter son tour. Son tour qui viendra. Ce tour qui viendra pour chacun de nous. Je ne me suis pas retourné ce soir. Je suis parti en pleurant et en la laissant crier, appeler sa maman. Je suis impuissant et j’ai honte. Mon cœur est lourd comme une pierre. Peut-être est-il une pierre d’ailleurs. Le sien bat, encore, lentement, obstinément chaud. Elle s’accroche à la vie alors que celle-ci se déchire en un long hurlement muet. Et moi je la regarde partir, jour après jour, sans pouvoir lui rendre tout cet amour. Elle m’a pourtant donné tant d’amour, tant sacrifié de jours de sa vie… et moi, je pars, comme ça. Je la laisse à son triste sort, son terrible sort, et je pars… sans me retourner dans ce long couloir vert, je pars faire mes courses au Monoprix, acheter des yaourts, du jus d’orange, des lardons et des œufs. Je vais faire une quiche lorraine ce soir… préparer un petit repas gai, alors qu’elle sera dans sa chambre, seule, triste… à appeler sa maman, à prier son Dieu et se signer en boucle, dans l’obscurité d’une nuit nouvelle passée dans ce lit aux barrières d’acier… Moi je mangerai ma quiche. Et je pleure.
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Laurentlesax
Une chambre d’hôtel à Barcelone, le 13 décembre 2018. Dans la nuit.


Je ne parviens pas à dormir. Plus. Je sors d’un rêve étrange. Assis sur mon lit dans cette grande chambre cossue et sans âme, je regarde les grands rideaux de la fenêtre tombant au ras de la moquette épaisse. J’ai saisi une bouteille d’eau minérale dans le mini-bar et en avale par petites gorgées le froid contenu. Nous sommes en hiver, la chambre n’est pas particulièrement surchauffée, mais je me suis réveillé en sueur, soudainement.
Hier soir, c’était le concert avec mon groupe au Palau de la Mùsica, une salle étrange et magnifique, joyau du modernisme catalan. Un concert comme un autre, si ce n’est le grandiose du lieu classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
22h30 précises, la salle s’est progressivement éteinte sous les applaudissements nourris d’un public espagnol démonstratif, et je me suis avancé sur la scène tout seul, comme je le fais à chaque fois, dans une quasi obscurité lourde où le trac et la chaleur des spectateurs en nombre, mais que je ne puis distinguer encore, semblent peser de tout leur poids sur mes premiers gestes, incertains, mes premières notes qui vont devoir sortir, malgré tout, que je vais devoir aller chercher au fond de moi et faire résonner dans cette grande salle au-dessus de toutes ces têtes. Je me suis approché de ce pied de micro chromé dont je distinguais à peine le léger reflet vertical, planté au milieu de la scène, guidé par des petits scotchs fluorescents collés sur le sol… Je me suis placé devant, au son d’une longue et lourde et sourde note basse vrombissant progressivement d’un synthétiseur à en faire trembler la salle, un La grave, très grave, sur lequel poser mes premières lignes mélodiques à l’aide de cet harmonica dans lequel j’aspirais longuement mes premières plaintes.
On fait toujours comme ça. C’est l’intro du concert : Le morceau s’appelle « School ». Après quelques notes aspirées donc dans l’obscurité, je sens à travers mes paupières closes, la lumière envahir peu à peu la scène. Mes comparses musiciens, m’ayant rejoint enfin, commencent eux aussi à faire résonner leurs instruments. Je n’ouvre pas les yeux tout de suite, et attends le dernier moment, la dernière note de cette intro, pour laisser les projecteurs m’éblouir enfin et découvrir les rangées de spectateurs face à nous. C’est en général à ce moment précis que je sais si le concert sera réussi ou non. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais c’est comme ça. C’est un sentiment bizarre.
Hier donc, je me suis senti bien. J’avais réussi à ne pas trop foirer ma partie d’harmonica et en était soulagé. Ce n’est pas toujours le cas. En ouvrant les yeux et en mettant l’harmonica dans ma poche pour attraper mon saxophone soprano, j’étais confiant et les regards des premiers rangs semblaient bienveillants, accueillants. Cool. Le concert pouvait commencer… J’en avais lancé l’impulsion… et il allait se dérouler tout naturellement à présent, suivre son élan, de morceau en morceau, dans son ordre bien établi, indiqué sur cette feuille A4 blanche à mes pieds.
Le regard sillonnant en souriant les premiers rangs alors que je soufflais -cette fois-ci- d’autres plaintes saxophoniques et, tandis que le morceau se déroulait au tempo prévu, je la vis, elle, au bout de quelques mesures, le visage rivé vers moi, ses grands yeux clairs projetant leur lumière bleue jusqu’à mon cœur… comme elle savait, avait su, si bien le faire, il y avait quelques années… parée d’un grand sourire, un peu rougissant me semblait-il… voyant que je l’avais vue. Je tressaillis un instant alors que mes notes semblaient faire un petit paquet informe qui chutait sur le sol sans aucune grâce. Chklonk !
Dix ans en fait. Cela faisant dix ans ! Dix longues et courtes années à la fois, à parcourir la vie chacun de son côté, en des chemins éloignés l’un de l’autre. Dix ans à tenter de l’oublier sans jamais vraiment y parvenir… juste estomper les traits de son visage en ma mémoire, à peine estomper… et elle était là, face à moi, à juste quelques mètres que je ne pouvais évidemment décemment franchir en cet instant. Une barrière invisible et parfumée, une vitre magique. Mon cœur avait fait un bond dans ma poitrine tant et si bien que j’en loupais toute la seconde partie de l’intervention qui était prévue au saxophone, ce qui me valut une grimace amusée du guitariste doublée d’un hochement de tête réprobateur du pianiste. Mais je m’en foutais royalement car un immense bonheur habitait alors tout mon être… une joie indescriptible. Une chaleur. Je repris mes esprits tant bien que mal et continuai le concert, mais mieux, et sans plus réfléchir à mes notes qui paraissaient sortir toutes seules de mes instruments… Ce fût un concert magique, à tous points de vue. Je n’étais pas sur une scène, j’étais bien plus haut que ça… sur des nuages, près du soleil, et j’assourdissais le monde de mes mélodies heureuses, de mon surprenant bonheur.
Le concert dura près de deux heures où je ne pensais plus qu’à ces dix années écoulées et ne sentais plus que la lumière bleue de ces deux yeux sur moi. Ce sourire aussi. Cet air moqueur et tendre. Deux heures à ne plus penser à rien en fait, juste rayonner ce bonheur qui gonflait mon cœur. Dix ans...
À la fin du dernier rappel, je me précipitai dans les loges pour y déposer mes instruments sans trop de soin et me hâtai vers la salle rallumée où le public avait déjà largement reflué vers les issues. Rattrapant donc la queue du cortège coulant vers le fond de la salle comme un lavabo qui se vide, je tentai de me frayer un passage avec un peu plus de célérité, tout en la cherchant du regard, essayant désespérément de distinguer ses cheveux blonds parmi la foule mouvante et piétinante. Certaines personnes du public m’ayant alors reconnu, vendirent la mèche bruyamment en m’entourant de félicitations qui m’auraient certainement fait plaisir en temps normal, mais qui ne faisaient pour le coup que parasiter et ralentir ma quête, en cet instant crucial. Cet attroupement ralentit donc considérablement ma progression vers la sortie mais, malgré tout, j’arrivai à la porte… et je l’aperçus… immobile au pied d’un des grands escaliers de l’entrée, m’attendant avec son regard mi-espiègle, mi-confus de la situation qu’elle avait provoquée en venant à ce concert… Je m’approchai alors d’elle, bravant le courant perpendiculaire de cette bousculade lente de fin de concert, et encore quelque peu parasité par quelques poignées de mains collantes et selfies inappropriés, et me retrouvai enfin devant elle. Debout. Le souffle court, bien que n’ayant pas couru, et encore transpirant de mes deux heures sous les projecteurs.
Il n’y eut pas de mots. Pas de phrase. Pas d’explication. Elle n’en eut pas le temps et je la serrai dans mes bras longuement et un peu maladroitement tandis que le flot de gens et leur sourd grommellement s’estompait sur la moquette. Puis je la pris par la main et l’emmenai dans les coulisses où le groupe l’accueillit alors dans un Espagnol très approximatif, la pensant native du coin. N’ayant toujours pas ouvert la bouche, elle ne se trahit pas et j’eus droit à d’autres regards amusés des membres du groupe pensant que j’avais ferré là une jolie groupie, ce qui n’était pourtant pas dans mes habitudes…
Le van du groupe s’éloigna enfin, sans nous, en direction de l’hôtel et nous marchâmes à quelque distance l’un de l’autre, puis, très vite, main dans la main dans les ruelles sombres du centre de Barcelone. Moment hors du temps. Hors de tout. La ville semblait déserte. Le calme et la pénombre après la tempête de ce concert bruyant et lumineux. C’était doux. C’était bon. Il ne faisait pas très chaud, mais nous ne ressentions pas le froid. Cela faisait dix ans que nous nous étions lancé ce rendez-vous absurde et irréel alors que nous nous quittions alors, pour ne plus nous revoir depuis. On s’était dit, sans trop y croire : « rendez-vous le 13 décembre 2018 ! ». Allez savoir pourquoi ? Je ne m’en souvenais plus, moi, en tous cas. Mais ça ne se souvient jamais de rien les garçons, c’est bien connu. Sans doute avions nous lancé ça parce que c’était tout bonnement impossible. Dix ans étaient une limite que nous n’atteindrions jamais, une période largement suffisante à l’oubli pour faire son travail. Sans doute ce rendez-vous avait-il ainsi plus valeur d’adieu qu’autre chose… Un je t’aime, moi non-plus, jeté comme un galet qui ricoche sur les vagues du temps qui passe, va passer… puis qui coule. Inexorablement. Un galet qui ne pourra pas flotter, c’est sûr, mais on le balance quand même parce que c’est joli, c’est amusant. On le jette pour le geste. C’est tout. Une phrase lancée en l’air comme ça, simplement pour pouvoir l’entendre retomber lourdement sur le plancher des rêves, se fracasser bruyamment sur le béton de la réalité, de l’absurde des décisions qu’on ne tient pas, des retrouvailles qui ne se font jamais… et se conforter de son incongruité. Et les mois, les années étaient ainsi passés, chargés de leur quotidien lourd et bruyant. De leurs journées occupées, pleines d’activités successives et répétitives. Pleine de rien. Pleines de vide. Pleines de remplissage futile et sans importance. Pleines de rencontres sans lendemains, de nuits blanches inutiles et de jours sans lumière. J’avais repris ma vie sans elle, refermé cette courte parenthèse amoureuse, et avancé sans (trop) me retourner sur des regrets vains… J’avais avancé en tentant de me convaincre que cette histoire n’avait pas eu lieu d’être. Qu’elle n’était qu’un machin dont on ne sait que faire et que l’on abandonne sur le côté faute de lui trouver une place.
Pourtant ce machin avait été une rencontre merveilleuse. Une courte rencontre de quelques jours, de quelques semaines, mais pendant lesquelles j’avais perdu le contrôle de mes rationnelles envies, de mes normales attitudes et m’étais laissé aller sans réfléchir à ouvrir mon cœur à cette inconnue qui semblait si extraordinairement me correspondre. Je crois que j’aimais tout en elle. Son visage, son sourire, ses mots, sa voix, sa façon de me regarder, sa façon de regarder la vie, de me parler de ses passions, ses goûts. Jusqu’au contact de sa peau, un jour, alors que je lui caressai le bras de ma main dans un café face à la gare de Lyon… Une sensation si forte de plénitude charnelle, parfaite harmonie de nos températures, magie chimique de nos atomes très crochus… une évidence qui se passe de mots, qui se passe de raison, qui se passe de tout. Plus rien ne semblait compter lorsque j’étais près d’elle. C’était juste une évidence. Une contrariante évidence qu’il nous avait fallu, pourtant, rapidement stopper avant qu’elle ne bouleverse irréversiblement nos vies, bien rangées. Bien tracées.
Aujourd’hui était donc arrivé, presque en douce. Sur la pointe des pieds. Ce 13 décembre de l’année 2018. Je m’étais jusque-là efforcé d’oublier cette date et j’y étais à vrai dire presque parvenu, détournant à toutes forces mes pensées de ce compte à rebours pathétique : La belle avait sûrement refait sa vie et c’était bien mieux comme ça. Tout était rentré dans l’ordre. Ce n’était qu’une date comme une autre. Une date lointaine, pourtant chaque année, de moins en moins lointaine. Un compte-à-rebours qui faiblit à mesure qu’on se rapproche du zéro. Un tic-tac auquel on semble ne plus prêter attention… mais qui tique-taque toujours... jusqu’au bout. Le jour était arrivé et j’avais réussi à me convaincre de ne plus y penser. Il y avait en outre la bonne excuse de ce concert à Barcelone qui tombait à pic. Pile le 13 ! Alors voilà. Il n’y aurait pas de rendez-vous… Bien sûr qu’il n’y en aurait pas. Allons.
Mais voilà que nous marchions à présent tout deux dans cette même rue, nous parlant, riant, blaguant, comme si les dix ans avaient été dix jours. J’avais pris mon avion la veille bien loin d’imaginer cette surprise assise au troisième rang… cette lumière bleue, éclairant à nouveau ma vie.
Bientôt, il n’y eut plus de mot. La nuit était déjà bien avancée. Mais peu importait. L’heure n’existait plus. Le concept du temps était devenu superflu. Juste nous deux, nos pas résonnants sur ces pavés, nos ombres s’inclinant en caresses sur les murs des ruelles. C’était tout. Nous rentrâmes lentement, sans se poser de question, à mon hôtel, presque naturellement, et prîmes l’ascenseur sans mot-dire, juste en ne se quittant pas du regard, les yeux dans les yeux… son regard bleu de lumière fouillant mon âme au son d’une musique d’ascenseur aseptisée. Je refermai derrière elle la porte de la chambre et, le badge magnétique à peine logé à son emplacement, nous nous précipitâmes l’un vers l’autre dans une frénésie de désir, un flot de chaleur débordant de nos corps joints. Au feu d’une fougue subite, retenue depuis dix ans, je la collai au mur et retrouvai alors les lèvres douces de sa bouche affamée, sa langue se mêlant enfin à la mienne, l’odeur magique de son cou, de son souffle chaud, le soyeux de ses cheveux parfumés… Je découvrais les territoires inconnus qui se dévoilaient enfin à moi par l’échancrure des tissus que j’ouvrais, un à un, des boutons qui sautaient, des élastiques qui lâchaient sous mes doigts impatients. Dix ans. Le monde n’existait plus, Barcelone pouvait trembler, l’hôtel s’écrouler, il n’y avait plus qu’elle et moi, que son corps offert au mien, que ma soif d’elle, de ses baisers… mon besoin de les dévorer sans plus de retenue, parcourir sa peau de ma bouche, de ma langue, sans ne laisser aucune zone abandonnée… sentir son parfum enivrer mes sens… incroyablement… caresser tout son corps de tout mon corps, laissant aller mes mains au rebond de ses seins blancs, de ses vallons tièdes et doux, mes doigts fouiller au plus profond de ses humides secrets, ma langue s’aventurer, chaude et tendre, insatiable fouineuse dans ses plis interdits, ses failles roses relâchées aux verrous irrémédiablement sautés… tandis que ses mains attrapaient ses envies au vol, sa bouche engloutissant goulûment mon sexe tendu vers elle alors que je léchais ses lèvres mouillées, l’intérieur de ses cuisses. Dix ans.
La chambre n’était plus une chambre, le plafond un plafond, le lit un lit. Le haut n’était plus le haut ni le bas le bas. L’ivresse de nos mouvements, nos roulades, la brûlure de nos corps nus s’enroulant et se déroulant sans fin sur ces draps défaits nous emportait dans espace hors du temps et des dimensions… en une apesanteur irréelle… et je la pris au plus profond de sa faille chaude, violemment, l’envie était trop forte, mais tout aussitôt tendrement, sans plus réfléchir au tempo de cette mélodie incroyable… me retirant, souvent, pour laisser nos corps s’emmêler un peu plus… les braises s’attiser jusqu’au rouge, se désirer davantage si c’était encore possible… faire durer l’attente, reprendre le manque quelques secondes, puis la reprendre à nouveau, infiniment doucement, infimement, entrant mon sexe en elle lentement, si lentement, tandis que nos yeux se perdaient l’un dans l’autre… Dix ans. Sentir son souffle chaud sur mes lèvres en accélérant les mouvements de mon bassin à mesure qu’elle me serrait en elle et que je sentais son désir prêt à exploser… et finalement explosant en un synchrone tsunami barcelonais, un cataclysme charnel de sueur et de sang sous la peau… nous laissant gourds et immobiles, exténués l’un contre l’autre, et abandonnés dans un bonheur mutuel invraisemblable.
Je la serrai enfin contre moi, baisai son front humide, ses cheveux défaits. Mes yeux plongeant dans ses yeux, souvent, pour y déverser des mots de couleurs qu’elle semblait comprendre, recueillir, dans le silence de cette chambre désordonnée. Je la serrai fort. J’étais heureux. La vie avait un sens. Sa chaleur contre moi, sentant son cœur battant contre ma poitrine, sa main caressant doucement mon cou. Juste un pur moment d’amour absolu dans lequel nous nous laissâmes emporter doucement vers le sommeil, un sourire aux lèvres.
Lorsque je me suis réveillé, je serrais cet oreiller contre moi dans l’obscurité de la pièce. J’allumai la lampe de chevet qui emplit la chambre d’un éclairage jaune et tamisé. Personne. Juste mon gros flight-case et mon étui de saxophone ténor appuyé au bureau. Mes habits sur une chaise, bien pliés. Les diodes rouges d’un réveil en plastique des années 80 indiquent « 04:34 ».
Le lit est en pagaille, mais il n’y a personne à côté de moi. Je suis seul. Silence. Soupir. Dur retour à la réalité. Au vide. Dix années viennent de me claquer à la gueule. Il est quatre heures et demie du mat et je suis seul dans mon lit, comme d’habitude. Le haut a retrouvé le haut et le bas le bas. Ils ne se sont jamais quittés en fait. Le plafond est à sa place. C’était donc juste un rêve. Un beau rêve. Un absurde rêve. Une chimère nocturne. Nous sommes le 13 décembre 2018. Je suis à Barcelone. Mon concert c’est demain, enfin, aujourd’hui, ce soir. Pas hier. Bref. Tout cela est si confus à cette heure. Je continue de serrer cet oreiller contre moi. J’enfouis mon visage en son blanc tissu. Je peux presque sentir son parfum, celui de cette amoureuse traversant ma vie, traversant mes rêves, un si bref instant. Je suis ridicule. Je suis triste. Je le jette au loin, vers la fenêtre, comme le polochon d’une bataille perdue. Les rideaux ondulent lentement puis reprennent leur verticale immobilité. Je finis d’un trait la bouteille d’eau minérale en plastique, assis sur le rebord du lit. Tout est si bien rangé dans cette chambre, à part cet oreiller par terre, au pied des rideaux. Je souris. Quel con. J’ai raté mon rendez-vous. Dix ans sont passés. C’était aujourd’hui. C’est trop tard. Peut-être ce rêve était-il une fenêtre ouverte sur ce qui aurait pu être… sur une option de la vie à côté de laquelle je suis passé. Un fantasme refoulé en moi. Un espoir, mort ce jour.
Je me lève pour aller mettre la bouteille en plastique dans la corbeille. En passant devant le bureau je remarque, posé sur celui-ci, un bloc-notes à en-tête de l’hôtel avec, écrit à la main dessus, au crayon à papier, ce mot : « Adios! » … Quel drôle de signe ! Quel drôle de mot. Je reste un moment debout à le regarder. Son écriture m’est indifférente. Bien sûr. Je ne connais même pas son écriture de toutes façons, me dis-je. Ridicule. Sans doute l’occupant précédent aura-t-il écrit ces quelques lettres en quittant la chambre ? Quelques lettres qui résonnent évidemment tout particulièrement en moi à cet instant. Je m’assois et laisse mes idées divaguer un moment dans mon demi-sommeil à me dire qu’elle était peut-être finalement vraiment là cette nuit ? d’une certaine manière… avec moi… à me faire l’amour… à m’aimer et se laisser aimer de moi… avant de s’éclipser au matin, discrètement, en prenant quand-même soin de bien plier mes affaires sur cette chaise, chose que je ne fais jamais… Me dire que peut-être elle a, comme moi, pensé si fort ce rendez-vous, rêvé si fort cette soirée, qu’une pointe de ce rêve s’est mêlée à la réalité. Pense-t-elle à moi en cet instant là où elle est ? Où est-elle d’ailleurs? Est-elle assise sur le rebord de son lit, aussi, quelque part en sa Provence, à se demander le pourquoi de ce rêve ? Probablement pas. Quelle idée. Je me recouche, m’allonge dans ce grand lit que je refais un peu, en me demandant comment j’ai pu le défaire à ce point. Je m’allonge seul. Un dernier regard sur mes affaires trop bien pliées sur cette chaise et j’éteins la lampe de chevet et la chambre retrouve alors sa lourde obscurité, juste percée par le regard rouge des diodes du réveil, tel un monstre tapi qui m’observe, me guette, semblant se réjouir de sa farce diabolique. Je vais me rendormir, et je songe encore un peu à ces sensations ressenties, toujours présentes. À cette lumière bleue, si étrange. Je songe à ces dix années écoulées et soudain rafraîchies dans ce rêve amoureux. J’ai presque encore le goût de sa langue dans ma bouche, la sensation de ses mains sur ma peau. Quel idiot. Je vais me rendormir et oublier tout ça. Oublier cette fille irréelle, qui n’a de poids que le rêve que j’ai d’elle.

Ce soir, je monterai sur cette scène, dans la quasi-obscurité, comme d’habitude, avec mon harmonica en main. Je fermerai les yeux… et ce sera un concert comme un autre. Loin de chez moi. Loin de tout. Loin d’elle. Mais j’y monterai sans doute avec une appréhension toute particulière. Un sentiment de déjà vu, ou de déjà rêvé… Peut-être même un espoir, fou. Sans doute foirerai-je mes premières notes d’harmonica… ou bien au contraire mes plaintes mélodiques seront-elles habitées d’une résonance mélancolique toute particulière ? On verra bien. Oserai-je ouvrir les yeux ? Sillonner les premiers rangs du public, le regard souriant ? Guetter la lumière bleue ? Ça je ne sais pas. Pas sûr. Je le ferai sans doute, il faut bien. Et je serai déçu de ne pas l’apercevoir. Sans doute. Et je jouerai mes mesures… et elles seront un peu vides. Sans doute… Comme ce lit. Voilà voilà... Dix ans. Un rendez-vous manqué.
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Laurentlesax
Un bel après-midi d’été à Paris. Je me promène dans le Parc Montsouris. L’air est chaud, le soleil a brillé toute la journée et gorgé de sa chaleur le gazon vallonné du parc. Les enfants jouent sur les pelouses tandis que leurs parents flânent dans les allées, en les surveillant du coin de l’œil. Je vais d’un pas lent sur ces allées tant de fois parcourues depuis mon enfance. J’aime y flâner, moi aussi, même si je n’ai pas d’enfant, si ce n’est peut-être celui que je fus autrefois, à ma mémoire. Avant de traverser le petit pont qui surplombe la voie du RER, je m’arrête un instant devant la petite aire de jeux. Combien de fois ai-je glissé sur le toboggan qui s’y trouvait jadis ? Ça a bien changé, il n’y a plus de sable en contrebas pour amortir nos chutes, mais un revêtement caoutchouté. Il y a davantage de jeux aussi. Ils sont plus colorés, modernes. Seul vestige de cette époque, ce petit rocher factice où s’entrelacent quelques routes bétonnées à flanc de colline. Les enfants grimpent vaillamment dessus ou en font le tour en imitant des bruits de moteurs. Je venais ici, moi aussi, pousser mes voitures miniatures, faire des dérapages, des accidents, imiter des crissements de pneus et puis repartir en de folles embardées du bout de mon bras intrépide, à mon époque. Je souris. Cela me semble à la fois si loin et si proche en même temps, me dis-je en traversant le pont pour rejoindre l’autre côté du parc. Depuis quelques années, j’ai pris pour habitude, lorsque je traverse ce parc, de venir m’asseoir sur un banc, toujours le même, au bord de l’étang. Je ne sais pas bien pourquoi j’ai choisi ce banc, qui n’a rien de particulier par rapport aux autres. Je me suis arrêté un jour, puis un autre jour et, depuis lors, je me fais une règle d’aller m’y asseoir, toujours. Sur celui-là et pas sur un autre. C’est ma petite tradition à moi, ma petite routine de vieux garçon, mon petit repère qui me donne un peu l’impression que la vie ne change pas, que tout reste, dans l’ordre des choses, rassurant. Je pousse même le vice à m’asseoir toujours sur le même côté du banc, dans la même position, sans trop y réfléchir d’ailleurs. Mon bras se pose comme naturellement sur le rebord du banc et ma main caresse tendrement le longeron de bois prolongeant mon épaule. Descendant la pelouse, mon banc en point de mire, je me rends soudain compte qu’il est occupé. Un homme y est assis. Assis à ma place !... Zut. Une pointe de contrariété me pique l’estomac. Que faire ? Je ne vais tout de même pas aller m’asseoir à côté de cet étranger, à côté de ma place quand-même ! Je ne peux décemment pas non-plus aller revendiquer cet emplacement, le banc est à tout le monde après-tout. Il me rembarrerait avec raison. Je ralentis donc progressivement le pas, laissant à cet incongru personnage une ultime chance de quitter les lieux, débarrasser ma place, avant mon arrivée. Mais le bougre a l’air carrément bien installé, la tête en l’air, scrutant le ciel. Il ne bouge pas. Son bras est négligemment allongé sur le dossier du banc et sa main en caresse le dessus. Mince ! Non seulement il prend mon banc, mais en plus il prend en plus ma posture, comme pour me narguer... pense-je, en m’amusant moi-même de ma remarque. L’homme ne me voit pas. Je suis dans son dos, arrivant comme un Sioux tapi sur la pelouse. Je ralentis encore le pas, puis m’arrête, mon allure devenant ridiculement lente, à une dizaine de mètres de mon but, fulminant intérieurement de l’outrecuidance de ce perturbateur qui s’obstine à rester comme si mon banc lui appartenait. Faisant mine de contempler le lac, et arborant un air faussement détaché, je l’observe en silence. Il a les cheveux courts et grisonnants. Quasiment blancs même, avec une auréole de calvitie laissant apparaître l’arrière de son crâne, un peu comme moi d’ailleurs, mais en plus prononcé. De dos, difficile de lui donner un âge, mais à vue de nuque je dirais un bon quatre-vingts... Il porte une veste beige, une chemise blanche. Rien à dire, il a l’air propre. Ce n’est visiblement pas un clochard. « Bon allez mon gars, tu n’as pas de maison ? Tu ne veux pas rentrer chez toi ? Il se fait tard... Ton aide-soignante va s’inquiéter...» monologué-je intérieurement pour forcer le trait de l’amusement et tempérer mon agacement. L’homme ne m’entend pas non-plus, évidemment. Il reste là, imperturbable, à contempler de façon pathétique les canards sur l’étang. Sans doute n’a-t-il rien de mieux à faire de sa pauvre vie de vieux à présent : regarder les canards des heures durant et piquer la place des autres sur les bancs ! Une maman et ses enfants passent à côté du banc et s’arrêtent un instant pour observer la famille canard, à leur tour. J’espère secrètement que cet intermède va déranger le vieux dans sa méditation intempestive, et qu’il va quitter enfin les lieux, mais non. Il ne bouge pas. Tout juste tourne-t-il la tête vers elle. Il lui sourit même. La maman repart. Lui ne bouge toujours pas. Je reste à distance pour l’observer, à la fois agacé mais m’amusant presque du cocasse de la situation à présent. Je ne sais pas pourquoi, mais l’homme m’est comme familier et aiguise de plus en plus ma curiosité. Je me pique au jeu d’observer son manège immobile. Sa nuque me dit quelque chose. Autre détail : sa main qui caresse le dessus du banc, comme je le fais d’habitude, retient mon regard. Elle est élancée et fine, assez belle ma foi. Ses doigts tapotent le longeron de bois comme le ferait un pianiste qui se remémorerait un air, de façon tactile, sur des touches imaginaires. Je fais ça, aussi, souvent. Je ne sais pas pourquoi. L’homme m’intrigue. On dirait presque moi, me dis-je. C’est amusant. Moi, en vieux... enfin, en plus vieux. Moi, avec mes habitudes de parisien, qui vient sur mon banc, dans mon parc, dans mon quartier. Moi dans une trentaine d’années, qui viendrais m’assoir au même endroit, dans la même position, sans doute à la même heure chaque jour, comme pour refuser de voir le temps qui passe. Refuser de l’accepter. Dérisoire petite habitude solitaire, marchant dans les allées de ce parc Montsouris, tirant à ma suite mon invisible traîneau de rêves et d’espoirs déçus, mes amours mortes, mes horizons abandonnés... à scruter un moment celui de ce lac au bord duquel je me pose quelques instants. Moi et ma solitaire promenade, aujourd’hui comme demain, comme toujours. Je sens comme une hésitation dans l’esquisse de son geste, mais l’homme, soudain, se retourne vers moi... et me regarde. Il a les yeux bleus, comme moi, un grand nez fin, comme moi. Son visage est ridé, et se dessinent de longues stries de ses yeux à ses pommettes. Ses joues sont creusées par les années, par les rires, les pleurs, les émotions... Les marques du temps. Sûr qu’il est vieux. Son regard est clair cependant et il ne semble pas étonné de ma présence. Comme s’il s’y attendait. À son tour il m’observe. Sa main de pianiste a cessé de tapoter le rebord du banc. Il me fait un sourire, doux, un peu mélancolique, presque timide, puis ses yeux se baissent, regardant le sol, l’herbe, d’un air lointain, avant de reprendre sa position initiale, un court instant, puis se lever et partir. Enfin... Comme s'il avait compris qu’il fallait me laisser le banc. Son départ devrait me remplir de cette petite joie mesquine et ridicule de voir ma place ainsi libérée, mais je sens comme un désarroi, une gêne à présent, qui s’empare de moi. Gêne de prendre cette place qui ne m’apparaît soudain plus tout à fait comme mienne, bizarrement, depuis qu’il s’est levé. Comme si je l’avais chassé. Étrange sentiment. Je parcoure finalement les quelques pas restants qui me séparent du banc et m’assois à sa place, ma place... L’homme s’éloigne le long de l’étang, d’un pas lent, résigné. Je le regarde à mon tour. Un peu plus loin, tout en marchant, il tourne la tête et me regarde à nouveau. Un sourire mystérieux animant son visage triste m’apparaît un court instant. Puis il détourne la tête en poursuivant sa marche vers le contour du lac où bientôt il va disparaître. Sa démarche, lente, est aussi très légèrement boiteuse, et ce détail achève de me convaincre de l’irréalité de cette rencontre. Je me suis cassé la hanche il y a quelques années et garde de cet accident ce léger boitillement. Ce n’est pas possible. Cela ne se peut... C’est absurde. Je me sens fébrile et interloqué. Incrédule. Je reste à mon tour le regard perdu dans le vague, le clapotis du lac. Calé à l’emplacement de l’homme, le bras maintenant naturellement posé sur le dossier du banc, comme je le fais d’habitude, comme lui, je tourne la tête vers cette étrange silhouette qui s’éloigne lentement, avec son léger boitement. Je peux même encore sentir sa chaleur, traçant les contours de son corps, imprégner le mien. L’homme disparaît finalement dans le contour, masqué par les buissons au bord de l’eau. Mille pensées m’assaillent comme un essaim de guêpes. Et si il était moi ? Vraiment moi... Ce moi de dans trente ans. Serait-ce possible ? Et si le temps, par une mystérieuse circonvolution, une bizarrerie de la physique, une étrange contraction sur lui-même, s’était recroquevillé et m’avait ainsi laissé apparaître un autre moi, dans le futur ? Un moi plus âgé, qui se serait retourné alors, sentant ma présence dans son dos, se souvenant, peut-être, de cette brève rencontre, trente ans plus tôt ? Un moi sans doute alors tout aussi étonné de constater cette torsion temporelle en se revoyant ainsi, l’espace d’une étroite fenêtre entrouverte sur le passé, plus jeune de trente ans. Aussi absurde que cela puisse paraître, cette invraisemblable hypothèse se pare d’une intangible évidence à mesure que je laisse mes idées s’y attacher, assis sur mon banc, à moi, présent, passé ou futur, je ne sais plus très bien. Je suis soudain comme empli des pensées de cet homme, de sa nostalgie terrible. J’aurais envie de me lever et lui courir après pour le voir de près... lui raconter mon histoire, notre histoire, incroyable, et voir si c’est bien moi cet homme étrange tombé du futur sur mon propre banc... Mais je n’en ai pas le courage. La rencontre est impossible. Peut-être même risquerai-je une subite désintégration. Trop risqué. Alors, comme abasourdi par toutes ces questions qui assaillent mon esprit, je reste assis là, plongé dans mes pensées que je sens siennes... comme habité par le sentiment de ce vieil homme qui se retourne sur son passé, et se croise à nouveau, furtivement, tout au bout de sa vie. Comme elle a passé vite sa vie. Comme elles ont filé vite, si vite, si absurdement vite, ces années, doit il se dire, réduites soudain en un claquement de doigt de trente ans... et le voilà assis sur son banc à voir le film de sa vie défiler sur le grand écran qu’est le ciel au dessus du lac, immuable, intemporel. Qu’aurait-il pu faire pour ralentir sa course ? Que pourrais-je faire, moi-même, pour freiner la mienne et ne pas la voir filer, jour après jour, année après année, si vite ? Reviendrai-je, dans trente ans, m’asseoir encore sur ce banc ? Serai-je d’ailleurs toujours là ?... et si oui, rencontrerai-je alors cet homme, plus jeune, se tenant debout derrière moi sur la pelouse ? Mon regard se noie dans les reflets du lac au fil de mes pensées qui ondulent sur l’eau, coulent et s’entrechoquent en de sourds échos, quand une femme, accompagnée de deux enfants s’accroupit à côté de mon banc. « Oh, regardez les beaux canards !... Ils sont beaux hein les enfants?... » dit la femme, tandis qu’un frisson d’émoi me traverse soudain le coeur... Impression dérangeante d’avoir déjà vécu ce moment. Le temps s’est comme arrêté, figé en l’instant. Serait-ce possible ? La femme se lève. Je lui souris et elle s’éloigne en quête d’autres canards, d’autres cygnes, ses bambins à la main. Je reste à fixer les remous un moment, mais sens de plus en plus fortement comme une présence derrière moi, un regard sur ma nuque qui me fixe et m’attend... une silhouette immobile dressée au soleil qui me guette, me pointe du doigt. Serait-ce déjà le moment ? La boucle serait-elle déjà bouclée ? Effet Larsen du temps ? J’hésite. Vais-je oser ? Finalement je me retourne et... ...me réveille dans un sursaut ensoleillé, sur mon banc, au bord du lac. Tout seul. J’ai du m’assoupir un moment, sous le chaud soleil de juillet. La gravité a basculé ma tête sur ma poitrine et rappelé à l’ordre. Tout cela n’était donc qu’un rêve, seulement un rêve, mais un bien étrange rêve : Je me suis vu aujourd’hui. Je me suis vu plus tard, plus loin dans ma vie. Je me suis croisé. Je me suis regardé dans les yeux. Je me suis même souri. Je me suis raconté en silence mes trente années de vie par un bref regard, de juste quelques secondes. Étrange. Tout cela avait pourtant l’air si réel, si vrai... malgré l’irréalisme de la situation. Encore ensommeillé, assis face au lac, je me sens à la fois soulagé et déçu de me réveiller, de revenir ainsi à la réalité. Étourdi aussi. Le soleil sans doute. Je me retourne. Il n’y a personne derrière moi. Je souris. Évidemment qu’il n’y a personne : c’était un rêve. Je pose les mains sur mes cuisses et me lève lentement, presque à regrets, dépliant mon pas-encore-tout-à-fait-vieux corps engourdi. Je quitte ainsi mon banc, contournant lentement l’étang le long de cette allée, suivant les pas de l’homme mystérieux de mon rêve, sa vieille silhouette, tout en me donnant secrètement rendez-vous à moi même, dans trente ans, sur ce même banc, mon banc, notre banc. Qui sait ? C’était une belle journée ensoleillée de juillet. Un joli rêve. Je reviendrai demain. Je reviendrai encore, à la rencontre de ce double qui m’attend, quelque part, dans le temps.
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Défi
Laurentlesax

Comme si le temps avait suspendu son cours. Au coin de cette avenue embouteillée de Bangkok en ce début de soirée, Tim s'est abrité d'une de ces violentes pluies de mousson comme il y en a tant en Thaïlande, se précipitant sous une sorte de kiosque en métal, qui ne doit avoir d'usage que celui d'abriter de la pluie. L'endroit semble abandonné, cassé et sale. Il s'est dépêché de se mettre à l'abri et se tient à présent là, debout, à regarder le nuage d'eau sur le sol et son fracas humide sur les tôles des voitures immobilisées au feu rouge.
L'air affligé, il regarde ses pieds luisants d'eau de pluie sur le carrelage craquelé du trottoir. Ses sandales, usées, paraissent encore plus sales qu'à l'habitude. Tim vit un peu plus loin, sous la voie rapide qui traverse ce grand carrefour en un pont arrondi sous de hauts piliers. Il est habitué à la crasse. Il faut bien. Depuis qu'il est monté à la ville depuis sa campagne aux vertes rizières, Tim vit là. Il est tombé dans le cercle vicieux des petits boulots, de plus en plus petits, avec de moins en moins d'espoir de s'en sortir. Alors il ne s'en sort pas. Il collecte, en fouillant les poubelles, des canettes métalliques qu'il porte au recyclage. Quelques bahts chaque jour. C'est toujours ça. C'est son karma. Ses pieds sont sales. Ils sont sales déjà depuis des mois. La pluie ne suffit désormais plus à les décrasser. La pluie, elle aussi, est sale, sale comme le monde.
Sans relever la tête, son regard se porte soudain sur une seconde paire de pieds, posés juste en face des siens... Vision étrange. Presque magique. Il n'avait pas fait attention à cette présence en accourant sous cet abri. De jolis pieds, féminins, dans de jolis escarpins rouges qui contrastent, par leur éclat au terne bitume carrelé et sale sur lequel ils se tiennent. Tim n'ose pas relever la tête. Comme toujours, il éprouve de la honte. Il se sait, se voit dans le reflet des vitrines, sale et mal coiffé. Il n'est plus le beau jeune homme qu'il fut jadis. Alors il n'ose plus regarder les gens dans les yeux, affronter ces regards méprisants, dégoûtés, sur lui. Plus facile de s'adapter à la crasse qu'aux regards des gens. Tête baissée, il continue de scruter ces jolis pieds, irréels et secs, dans ce brouillard d'éclaboussures. Dans la nuit, ils semblent presque lumineux tant le rouge des souliers est intense. La pluie ne paraît pas pouvoir les atteindre. Les jolis pieds, fins, sont prolongés par de jolis mollets, racés et fins, eux aussi. Propres, eux aussi. Tim n'ose pas regarder plus haut. Tim n'ose plus jamais regarder plus haut, là encore moins. Ces deux pieds, si jolis, si propres, l'intimident. Alors il garde la tête basse et reste le regard fixé sur ces deux chaussures rouges et immaculées.
Le brouhaha de la circulation et de la pluie mêlés couvre le son d'une voix qu'il entend à peine. Une voix douce et fine, comme les pieds qui lui font face. Encore un rêve sans doute. Mais la voix se répète, douce et insistante. Interdit, il n'ose toujours pas lever la tête... et voit soudain, quelques instants après, apparaître dans son champ de vision, une main, fine également, tenant un billet plié en quatre, doucement tendu vers lui... Le cœur de Tim se met à battre la chamade... une chamade comme il n’en a plus battu depuis si longtemps. La main insiste d’un petit mouvement gracieux. La main de Tim, sale et honteuse, se tend alors vers cette main de fée aux ongles soignés et à la peau si claire, et saisi de deux doigts le billet de mille bahts, propre et immaculé, lui aussi.
Tim entend son cœur battre. Il n’entend plus QUE son cœur. Tout autour le silence s’est fait. La pluie s’est arrêtée, comme elle avait commencé, soudainement, à l'instant où il a attrapé le billet. Le calme est revenu. Il peut sentir un doux parfum de Jasmin. Celui de la fée, sans doute... ou celui du bonheur. Les deux sont mêlés. L’eau, qui a stoppé sa bruyante chute sur la ville, envahit soudain les yeux de Tim. Mille bahts... Une fortune! Somme dérisoire pour n’importe qui, représentant une vingtaine d’euros, mais extraordinaire pour lui, l'homme sale vivant dans la rue, d'un montant qu’il ne pensait plus jamais posséder... Mais, peut-être plus que cela : la sensation d’exister. Exister pour quelqu’un. Exister, même juste pour quelques secondes sous un abribus. Exister pour un autre être humain. Fier, il n'avait jamais fait la manche... mais là, sa main avait pris le billet sans tarder, et il en avait honte. Un peu.
Sa gorge se serre en un sanglot interdit. Les yeux brouillés de larmes, les escarpins rouges se répandent soudain en d’abstraites formes mouvantes. On dirait comme une tache de sang sur le trottoir. Tim porte son poing refermant le billet à ses yeux pour en essuyer les larmes et reprendre vision claire. L’émotion, subite, l’a submergé et il doit essayer à présent de reprendre visage humain. Il frotte ses paupières du revers de sa manche. L’une et puis l’autre. Lorsque il rouvre les yeux, la tache rouge a disparu. Les souliers ne sont plus là. Il lève vite la tête, enfin, dans un sursaut de surprise... Il est désormais seul, sous cet abri gouttant des dernières gouttes de pluie de son toit de métal. Tout seul. Les pieds ne sont plus là. Ils s’en sont allé, après leur courte halte face aux guenilles de Tim, retrouver sans doute leur palais immaculé, leur écrin de lumière. Tim est seul à nouveau, dans l'obscurité de cet abri, sur ce trottoir luisant dans le sombre Bangkok, les pieds mouillés et sales, mais le cœur rouge, aux couleurs des escarpins magiques.
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Défi
Laurentlesax



Il est tard. L’après-midi est passée. Vite, trop vite, comme toujours. Elle a dormi, un peu trop, comme toujours, Marcelle. Une sieste qui se prolonge un peu plus chaque jour, un peu plus longtemps dans l’après-midi. Et après ? Qui s’en soucie ? Elle est à la retraite. Elle n’a de comptes à rendre à personne. Que faire de mieux de toutes façons? Les journées sont si longues lorsqu’on est seule et que les années ont raidi le corps de douleurs qui ne s’en vont plus ou qui se déplacent pour laisser place à de nouvelles. Le temps a passé. Il a imprimé, jour après jour, année après année, subrepticement, sa marque indélébile sur sa peau, sur ses os, sur ses muscles. La rouille s’est installée, et grippe les rouages de cette machine usée. C’est la vie. Il faut savoir accepter. Elle accepte. Ça, ce n’est pas le plus dur à accepter d’ailleurs. Ce n’est que le déroulement normal, presque chanceux, d’une vie. De ce côté là elle ne s’en sort pas trop mal. Non, le plus dur, c’est tout le reste, tout ce qu’il y a autour. Le plus dur, c’est le prix à payer. Cette survivance de sa machine par rapport à d’autres moins chanceuses, qui se sont bloquées, stoppées, éteintes un peu plus tôt.
Aujourd’hui, comme souvent, libre au luxe de sa solitude, sans contraintes, elle a donc dormi, trop longtemps, sans se soucier de l’heure, dans ce lit trop grand pour elle, dans cet appartement empli de bibelots et de souvenirs, de peintures et de vieilles photos encadrées, elles aussi marquées au sceau du temps, un peu délavées, un peu jaunies où seuls les visages n’ont pas bougés.
La journée a passé, comme-ça, engloutie dans le sommeil, les rideaux tirés sur la pénombre de sa chambre. Une journée sans intérêt que celui de rêver, éventuellement. Une journée de plus. Une journée de moins. Elle a tué le temps, comme ça. Tué ce temps dont il lui reste si peu. Le téléphone n’a pas sonné pour la réveiller et lui rappeler un rendez-vous qu’elle aurait pu avoir. Un projet, un programme. Qui l’appellerait d’ailleurs? Marcelle est arrivée à un âge critique de la vie où les amis, les compagnons de route, les proches, s’en vont, s’en sont allés. Elle n’a plus de rendez-vous tout simplement parce qu’il n’y a plus personne à retrouver. Son mari, ses amis, ses frères et ses sœurs. Tous sont partis les uns après les autres, durant les quelques derniers mois, les quelques dernières années. Années fulgurantes et tranchantes. Années terrifiantes. Années qu’elle redoutait en pensées, avant, sans trop y croire, en se disant que c’était loin de toutes façons… si loin… et années qui sont finalement arrivées… malgré tout. Maladies, accidents. Tous, ont eu des bonnes raisons de filer et de la laisser là, seule, ou avec ceux qui resteraient encore, s’il en fut. Marcelle a survécu. Pour l’instant. Elle a gagné la triste course de la vie, le sprint vers la mort, alors que d’autres sont tombés, plus tôt, lâchant l’affaire avant elle, en cours de route, l’abandonnant à son sort. La laissant courir, seule et isolée, sur cette piste vide… sans plus personne à battre. Course devenue absurde, mais qu’elle poursuit quand-même, faute de savoir quoi faire. Question d’habitude.
Alors Marcelle dort. Longtemps. Trop longtemps parfois. Et, quand elle se réveille, inévitablement, elle pense à son amour, à ses amis, à ses sœurs, à son frère. Tous ces fantômes qui défilent dans l’obscurité de sa chambre, glissant sur le plafond comme une fumée pâle qui ne trouve pas d’issue, et qui stagne dans l’air. Elle se souvient de tous ces visages familiers, tous ces visages aimés, qui hantent ses yeux endormis. Tous ceux qu’elle ne reverra pas, qui ne lui téléphoneront pas aujourd’hui, avec qui elle n’ira plus dîner, qu’elle ne rejoindra pas ce soir pour un théâtre ou un ciné, entre amis. Ces petits moments de plaisirs anodins auxquels on ne prête pas assez attention quand on les vit et que l’on regrette tant, après. Tous ces sourires qu’elle ne verra plus. Tous ces bras qui ne la serreront plus. Jamais. Tous ces déserteurs forcés. Ces resquilleurs qui ont filé sans demander leur reste. Sans dire au revoir pour beaucoup. Comme ça, presque en douce, au soir de sa vie. Tous ces évadés qui se sont fait la belle sans lui demander de les accompagner.
Marcelle est seule. Toute seule à présent. Elle est la survivante de tout ce monde passé. Son monde. Seule avec ses lauriers de vainqueur au stupide marathon des années. Bravo. Elle a gagné : Elle est la dernière à courir aujourd’hui et remporte haut-la-main la coupe. Terrible coupe pour une terrible victoire, en vérité. Terrible fatalité de la vie, terrible tour qu’elle vous joue, un jour, forcément. Effroyable fin de course, que de survivre à ses amis, à ses proches, et devoir avancer, seule désormais, sur le chemin de la vie, sur ce sentier qui va se rétrécissant chaque jour un peu plus. Rescapée temporairement… dans un temporaire qui dure. Qui dure.
Célébrant chaque jour un peu plus sa victoire, en guise de coupe, Marcelle attrape alors un verre. Un de ces verres à pieds sans âge qui sont alignés dans le buffet. Ça fera l’affaire se dit-elle. Elle se débouche une bouteille de vin rouge, bien rouge. Comme elle l’aime. Un bon Bordeaux, un bon Bourgogne. Peu importe. Cette bouteille, à la silhouette familière, qui lui tient compagnie, de ses gracieuses courbes, tout en douceur, en apaisement, est son triste trophée depuis quelques années. Mois après mois, elle l’honore ainsi un peu plus. Ce vin est un ami qui la rassure, lui tient compagnie. Dernier ami, compagnon fidèle et disponible. Présent. Avec qui elle peut s’étourdir et oublier. Avec qui elle peut danser, seule, dans sa cuisine, pour tromper le sort, pour narguer les disparus. Trinquer à leur santé. Alors elle danse, elle danse… elle rit, aux éclats, puis pleure, comme ça, sans plus de retenue, passant de l’euphorie à la tristesse la plus profonde en l’espace d’une gorgée, d’un déglutissement de cet élixir magique qui coule dans sa gorge et l’emplit de chaleur… puis de froid… de joie, puis de honte, de chagrin… et lorsqu’elle s’arrête de danser, rien ne s’arrête vraiment complètement… tout tourne encore… encore et toujours, dans cette inertie alcoolique que plus rien ne freine… animant, de vagues troubles et de formes mouvantes, toute l’absurdité de ce silence pesant sur sa vie, désormais. L’absurdité de sa propre présence, ici, au milieu de cette cuisine, seule. L’absurdité de sa funeste et temporaire victoire sur la mort.
Si Marcelle sort aujourd’hui, ce sera juste pour aller acheter une autre bouteille, car celle-ci est vide. Une autre réserve d’euphorie pour les réveils des siestes à venir, pour les soirées de silence, de pénombre, dans sa cuisine, dans sa chambre. Une autre réserve de tourbillons colorés. La réserve du patron, de la patronne. Si elle sort aujourd’hui, ce ne sera pas pour aller retrouver des amis. D’amis, elle n’en a plus. Ils sont tous partis ces cons ! Avant elle. Ils l’ont laissée là, à danser toute seule, à courir toute seule cette course ridicule vers cette ligne d’arrivée qu’elle passera toute seule. Ridicule. Pathétique. Sans aucun public pour l’acclamer, l’accueillir, la féliciter. Sans gloire. Si Marcelle sort aujourd’hui, ce sera pour rien. Par nécessité. Pour le vin.
Et puis elle reviendra de l’épicerie, remontera lentement ses escaliers en se tenant à la rampe, sa bouteille dépassant de son panier à l’autre bras. Essoufflée, un peu. Arrivé enfin à son palier, elle ouvrira la porte grise au petit pommeau doré, avec son gros trousseau de clés. Puis elle ira se rasseoir à sa table de cuisine et son seul et dernier effort sera de faire baisser les bras du colonel tire-bouchon sur la bouteille, afin de le mettre au garde-à-vous et en extraire le bouchon de liège. Geste machinal, habituel désormais. Habitude réconfortante. Repère rassurant. Plop fait le bouchon. Taptaptap… fait le sombre liquide versé dans le verre… et puis glouglou. Prête pour une nouvelle danse sans musique. Prête pour une nouvelle soirée de solitude, accoudée à sa table de cuisine à divaguer sur son destin. À monologuer sur ce qu’elle était. Sur ce qu’elle aurait pu être, sur ce qu’elle aurait dû être… Sur ce qu’elle a raté. Sur les pas de chance de sa vie. Elle regardera, pensive, les reflets rougeoyants du liquide béni danser, eux aussi, sur la surface blanche de la table. Elle y distinguera, étourdie, des gestes amoureux, des signes amicaux. Des levers de soleils, ou bien des couchers, c’est selon, l’éblouiront alors de leurs merveilleuses couleurs d’été. En regardant bien, elle pourra y voir se dessiner des visages aussi… et elle leur sourira, leur parlera. Elle plongera son regard dans les mouvances magiques de ces dessins lumineux, reflets de son âme.
Dans le tourbillon silencieux de la cuisine elle ira, au gré de son degré d’ivresse, retrouver son Pierrot, son grand amour, son mari, disparu depuis trop longtemps. Celui qui a pourtant toujours sa place dans ce grand lit, cet espace désormais béant et froid qu’elle n’ose utiliser. C’était sa place. Son côté. Place qu’elle regarde souvent, couchée sur le côté. Place vide, comme sa vie. Image de son existence… avec ce trou énorme, ce bâtiment effondré, cette ruine inerte… cratère d’une bombe tombée là, juste à coté d’elle. Même que ce n’est pas passé loin…
Pierre, elle le retrouvera donc, un peu, enfin, dans les mille nuances de rouge qui dansent sur la table, comme éclairé par les lumières d’un bal champêtre. Elle entendra, peu à peu, les flonflons de la musique. Les lampions au dessus de leurs têtes. Ce sera joli. Gai. Elle se blottira alors contre lui et dansera encore, encore, encore. Elle regardera son beau sourire retrouvé, sentira ses tendres baisers, son doux parfum, sa chaleur. Elle sentira ses bras l’enlacer, la faire valser avec lui au son de gaies mélodies d’accordéon. Elle sera heureuse. Elle ne lâchera pas son regard, ses yeux… si ce n’est, par instants, pour capter les regards et les rires de ses amis, tous en cercle autour d’eux… les encourageant dans leur danse endiablée, tournoyante, enivrante.
Son frère rit aux éclats, ses sœurs font la ronde autour d’eux… et puis Mado, et puis Minouche, et puis Gosseline, et puis Sousse, Monique, Constant, Jean-lou… et tous ses merveilleux amis, dont la fidélité n’est plus remise en question : Ils sont tous là. Autour d’elle, et lui. La musique est gaie, les rires éclatants. Même son grand frère Jojo, disparu d’une leucémie à dix-sept ans, est là et lui sourit… et puis Juliette, sa maman, aveugle, qui la voit pourtant à nouveau, qui a recouvré la vue et la regarde de ses grands yeux gris et souriants, enfin heureuse. Tout est joie. Tout est bonheur. Tout paraît infini. Rien ne s’arrêtera plus jamais. Ils ne l’ont pas quittée. Jamais. Elle était folle d’y avoir cru. Ils sont tous là, bien là. À danser, à s’amuser avec elle. À rire, à chanter, à profiter de leur temps ensemble, de leur bon temps. De leur joli temps. Quel bonheur. Quelle joie. Que la vie est belle… On peut danser jusqu’au bout de la nuit, jusqu’au bout du jour, jusqu’à l’aube. On peu boire, flirter, rire. On peut vivre. On va même pouvoir aller, main dans la main avec Pierre, s’éclipser en cachette des autres pour regarder le lever du soleil sur les rochers au dessus de la mer. On suivra le petit chemin caillouteux entre les arbustes, on se faufilera entre les buissons par ce raccourci secret vers l’horizon rose et mauve de la Méditerranée qui s’étend à perte de vue, comme la vie. Les grillons laisseront place aux cigales qui s’éveilleront alors tout doucement, frottant leurs petites ailes en signe de satisfaction. Il fera chaud. Le parfum des Eucalyptus emplira la pinède, l’air iodé les bercera et balaiera leurs brumes nocturnes, porté par un doux mistral d’été. Elle posera sa tête contre sa large épaule tandis que le soleil montera sur l’horizon. Ils seront bien. Ils seront heureux. Rien ne pourra les séparer, jamais. Ce moment durera pour toujours, ils en sont sûrs. Sûrs comme leur amour. Rien ne l’arrêtera. Rien ne le pourra. Tout durera toujours. Oui, c’est sûr. Jamais ils ne se quitteront. Jamais il ne se lâcheront la main…
...Mais les échos de la musique lointaine se déchirent soudain dans un effroyable silence. Les cigales s’envolent par nuées sombres dans le ciel bleu gris du matin. Les reflets se disloquent sur la mer qui se creuse soudain comme une nappe qu’on replie, et le doux parfum de la garrigue varoise est pollué d’une acre odeur de vinasse qui semble monter des égouts. Marcelle lève ses yeux rougis de larmes et de rêves éteints: Le verre est allongé sur le dessus de la table, vide, à côté de sa main, vide aussi. Dressée à ses côtés, la bouteille ne contient plus qu’un fond de ce précieux liquide qui l’a fait voyager, encore, ce soir. Qui lui a fait retrouver toute sa troupe, joyeuse… un instant. Le temps d’un rêve. Elle redresse le verre sur son pied, de sa main que son Pierrot a finalement lâchée. Debout, bien droit, le verre est fier et vide. Elle regarde un moment, incrédule, ce verre qui remplace tristement ce beau lever de soleil, puis se redresse et saisit à nouveau la bouteille en un geste de vengeance. De dépit. Elle y verse le reste du contenu, jusqu’à la dernière goutte et le finit d’une traite. Voilà. Fini ! A ‘pu. Finie la bouteille. Fini le rêve. Fini Pierrot. Recouché le soleil. Barrées les cigales. Éteintes les lumières et la musique du petit bal perdu. La réalité refait surface, durement, sans concession, comme un rire moqueur, une claque humiliante, à encaisser, seule, à sa table en formica, dans la pénombre glauque de sa petite cuisine aux murs jaunes et étroits.
Voilà. C’est comme-ça. Son quotidien à Marcelle. Une soirée comme les autres. Entre sieste et nuit, un effroyable espace à traverser sans personne… qu’une bouteille de verre vert… (vers?). Voyage irréel. Absurde. Marcelle va se coucher à présent. Comme tous les soirs. La soirée est finie. Le bal est terminé. La mer s’est retirée. L’horizon a disparu. Pierrot s’est barré. Tout le monde a foutu le camp. Elle est seule à nouveau. Seule à regarder sa bouteille vide, face à elle, et le colonel tire bouchon, allongé à son pied, gardant jalousement son bouchon de liège entre ses cuisses.
Honteuse et malheureuse, un peu vexée aussi, de ce nouveau tour qu’on lui a joué, elle se lève avec peine et éteint la cuisine, d’un clic imprécis d’interrupteur. Clic. Elle avance, lentement, vers sa chambre, pieds nus sur le parquet qui grince un peu sous son poids. Elle se recoiffe, dérisoire geste de coquetterie, en passant devant le miroir du couloir puis tire la langue à son reflet hideux. Pourquoi est-elle devenue si laide, si ridée, si pâle, si voûtée ?… Où est la jeune femme amoureuse et bronzée qui virevoltait au bras de ce bel amoureux ? Et où est-il, lui ?.. et tous les autres. Où sont ils bien partis ? Quel triste sort. Quelle sombre malédiction. Marcelle n’attend pas de réponse. Clic. Elle éteint le couloir et entre dans la chambre qui sent le renfermé. Au diable l’ivresse, l’euphorie. Au diable les amis. Ils ne sont plus. Elle, elle est encore, à peine… parce qu’il faut bien. Elle est encore un peu, mais elle n’est presque plus. Chaque jour, elle se rapetisse un peu. Inexorablement, obstinément. Elle n’est plus qu’une ombre, un souvenir ivre de souvenirs. Une ombre dans le noir. Elle est toute seule ce soir. Toute seule comme tous les soirs. Dans ce grand lit défait, elle retourne se blottir tout contre son chagrin terrible, entre ces grands bras invisibles qui ne la serrent plus. Elle a froid. Elle est ivre et défaite comme son lit. Le cratère est un trou béant qui l’attire et dans lequel et sombrera bientôt, son tour venu. C’est comme-ça. En attendant, demain sera un autre jour. Sans doute saura-t-elle trouver d’autres raisons de sortir. De continuer. De poursuivre cette course absurde. Il faudra. Il faudra bien. Elle essaiera. Sans doute. Elle se forcera. Elle sortira, ira marcher dans les rues, un peu. Petit tour du quartier. Petit univers qui va se rétrécissant, également, au fil des mois, des ans. Les rues sont comme allongées, et peuplées de passants indifférents. Elle ne connaît plus personne, ne croise plus de visages amis, depuis bien longtemps. Ou elle ne les voit plus. Ou ils ne la voient plus. Bref. Exploration sans intérêt. Fatigue inutile à ses jambes de plus en plus lasses. Alors elle fera demi-tour. Puis en rentrant, bien-sûr, elle fera un petit crochet par l’épicerie, pour acheter une bouteille, ou bien deux qui sait, par sécurité, de ce liquide magique qui lui procurera cette euphorie que la vie ne sait plus lui apporter. Cet élixir qui la fera voyager, chanter et danser. À nouveau. Enfin. Même si ce n’est pas pour de vrai, même si ce n’est pas pour de bon.
Et puis elle rentrera, le pas las, et remontera l’escalier en se tenant à la rampe… son panier en osier à l’autre bras… sa frêle silhouette inclinée suivie de son cortège d’ombres.
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Défi
Laurentlesax


Rochefort en Yvelines, 10 octobre 1937.
Un petit village calme dans la campagne de Seine et Oise, comme il y en a encore beaucoup en France à cette époque. Un village de trois cent cinquante habitants, un peu gris, aux couleurs de la pierre, mais tranquille où la vie s’écoule sereinement et où il ne se passe rien d’extraordinaire. À la nuit tombée, après le dîner, les jeunes se retrouvent parfois, souvent, près du lavoir au bord du petit étang carré desservi par la Rabette, étroite rivière, ruisseau, traversant le bourg. Là, ils passent des soirées entre jeunes, se racontent des histoires, se chamaillent, fument en faisant tourner des petites cigarettes roulées et rigolent comme des jeunes de leur âge. Ils boivent parfois un peu de prune aussi, une eau de vie faite maison par les anciens. Chacun en apporte à son tour, quand il le peut, en douce, sous son manteau. Le soir, une unique ampoule à la lumière faible et grise, accrochée bien haut sur un poteau électrique, en éclaire l’entrée ainsi qu’une partie de la route, devant. Ils s’assoient ainsi sur les pierres grises de la petite maisonnette de briques et de bois qu’est le petit lavoir centenaire, et discutent jusqu’à pas d’heure. Blagues de potaches, rires d’enfants qu’ils sont presque encore, tout juste entrés dans une adolescence incertaine. Leurs voix muent. Ils font comme si de rien était, comme s’ils avaient toujours été des hommes avant même de l’être encore. Ils parlent des femmes, de l’amour, de la vie, forts de leur inexpérience dissimulée mais évidente sur ces sujets. Des gamins comme les autres, nés peu après la guerre, la grande guerre, la terrible guerre.
Au gré de ces retrouvailles nocturnes, ils se racontent ainsi souvent les histoires tragiques de leurs parents, rescapés de ces années noires, les faisant rescapés eux-mêmes, par ricochet. Manière de se construire. Se découvrir hommes. Chacun a d’ailleurs un oncle, un cousin, qui y est resté. On disserte sur les boches, sur la guerre… sans se douter qu’une seconde se prépare à nouveau. Une autre guerre à laquelle ils n’échapperont pas, devenus alors des hommes, des vrais.
De temps en temps, trop bruyants, la petite bande est délogée par les voisins du petit bâtiment contre lequel est adossé une partie du lavoir et migre en remontant la rue, bon gré mal gré, vers la place des Halles, face à la Mairie, en contrebas de l’église.
Ainsi, ce dimanche soir, quatre adolescents marchent en rigolant depuis le lavoir jusqu’à la place de la mairie. Ils suivent, tels des petits Poucets, les clous larges et arrondis plantés au milieu de la chaussée pavée, luisants dans la pénombre de la nuit. La circulation est bien rare à cette heure. Les chevaux et leurs carrioles sont rentrés, et les automobiles absentes. Les volets des maisons sont fermés. La rue est à eux !
En chemin, ils s’arrêtent un instant pour actionner le long bras métallique qui est relié à une colonne en bois débouchant au niveau du sol sur un robinet arrondi d’où coule alors une eau fraîche et cristalline se répandant sur le pavé à travers une petite grille en fonte. La fontaine est fixée au mur d’une maison délabrée et le balancier grince plaintivement tandis que deux d’entre-eux se désaltèrent en dessous dans des positions assez improbables afin d’éviter de mouiller leurs souliers avec les éclaboussures du jet au flux erratique.
En reprenant chemin, ils sont vite rattrapés par Augustin, un jeune garçon de leur âge qui leur emboîte le pas un peu tardivement.
– « Ah ben v’la la fille ! Tu te fais désirer ce soir chérie! Ça tombe bien, il nous manquait une gonzesse ! » lance Maurice, le meneur de la petite troupe nocturne, tout en marchant, provoquant un éclat de rire général.
Augustin ne dit mot et dissimule son agacement en enfouissant le nez dans la blanche écharpe enroulée autour de son cou. Le jeune homme diffère du reste de la bande, il est vrai, par son côté efféminé et son allure frêle. Il est ainsi souvent sujet aux railleries du groupe, notamment Maurice qui ne se cache pas pour se moquer de lui ouvertement, ce qui l’énerve au plus haut point tout en devant bien le supporter avec résignation. Augustin accepte ces moqueries répétées afin de ne pas être définitivement exclu de la bande dont il fait quand-même partie, mais il méprise profondément ces remarques blessantes. Non, il n’est pas « une fille », mais un garçon, tout comme eux… Bande de péquenauds ! Tenant tête à ces camarades par un silence fier et un dédain appuyé, il aime s’habiller soigneusement et faire attention à son allure. Ainsi, ce soir, il arbore une jolie chemise blanche avec un col en dentelle et une fine écharpe de soie blanche, et porte sur les épaules une longue cape de velours noir. Tan-pis si cela déplaît, fait sourire. En ce mois d’octobre, les nuits commencent à être fraîches, et cette cape est vraiment parfaite pour la saison. Il aime la silhouette qu’elle lui fait, masquant de surcroît un peu sa maigreur encore enfantine. Fils unique d’un modeste employé de la commune, il s’inventerait bien une descendance de sang noble et trouverait humblement sa place dans le château Porgès, un sublime édifice construit au siècle dernier, tout en haut de la colline, sur les terres hautes derrière l’église, à participer aux soirées mondaines et aux bals qui y sont donnés. Sûr que sa classe naturelle et ses habits siéraient parfaitement au lieu. Mais bon, à défaut, il porte au moins un peu de cette classe dans les rues du petit bourg, les rues d’en bas, avec ces jeunes campagnards désœuvrés, dont il doit accepter de faire partie.
Sur la place des halles, assis autour d’un banc, face à la mairie, le petit groupe est rejoint à nouveau par deux autres garçons, et reprend ses discussions sonores, ses rires et ses tournées de cigarettes.
Silencieux, Augustin écoute les conversations en y participant de temps en temps par une ponctuation timide de sa voix douce, la plupart du temps ignorée du reste de la bande.
La discussion, comme souvent, revient sur la gaillardise, le courage, la vaillance, et c’est à qui en rajoutera le plus afin de s’affirmer homme devant les autres. Augustin trouve ces gesticulations d’adolescents puériles et n’y participe que d’une oreille détachée. S’il est sûr de ne pas être une fille, il n’est, par contre, pas encore tout à fait sûr d’être un homme, ou d’avoir même envie de le devenir un jour. Sans oser l’avouer, Maurice l’impressionne par sa virilité affirmée, du haut de ses seize ans. Il le méprise autant qu’il l’admire et bien que les humiliations répétées de ce dernier le blessent profondément, il éprouve un masochiste besoin de le côtoyer et ne manquerait ainsi pour rien au monde une de ces soirées dans ces rues endormies en sa compagnie et celle de ses acolytes.
Jean, l’ami le plus proche de Maurice, établit, dans une discussion gaillarde, le fait qu’il n’est pas suffisant d’être un homme, fort… mais qu’il faut encore pouvoir le prouver pour être digne de ce qualificatif ! Tout se mérite ! Chaque garçon y va donc de ses commentaires, des preuves qui ont déjà été plaidées par chacun, quelques fois validées mais souvent disqualifiées par le petit jury affairé à ce tribunal populaire improvisé. Augustin, comme à son habitude, ne participe à la discussion que d’un silence appuyé et quelques haussements d’épaules, remarqués soudain par Maurice qui le toise alors :
– « Eh tiens, toi, la fille… Tu parais bien tranquille ! Tu ne dis pas grand-chose dis-donc… Tu n’as sans doute pas à prouver que tu es un homme, pas vrai ? »
Cette remarque fait éclater de rire les quatre autres ados et fait, pour la première fois, sortir Augustin de ses gonds :
– « Je ne suis pas une fille !!! et je n’ai rien à prouver à personne… bande d’imbéciles ! »
Le groupe continue de rire, de plus belle. Le mégot tourne et tous tirent joyeusement dessus sauf Augustin qui le refuse.
– « Ouais. Tu dis que tu n’as rien à prouver, mais c’est juste que tu es incapable de prouver quoi-que ce soit… C’est pour ça que t’es une fille et c’est tout, moi j’dis! »
– « Non ! Je ne suis PAS une fille ! » s’emporte Augustin. « J’ai autant de cran que vous tous ici réunis et je suis prêt à le prouver quand vous voulez ! »
Sa phrase à peine terminée, Augustin est parcouru d’un frisson glacial en réalisant ce qu’il vient juste de dire… ces mots qui résonnent encore, emplissant le pesant silence de la petite place de leur impitoyable réverbération. C’est sorti tout seul, sous le coup de la colère, et il ne peut à présent plus revenir en arrière, rattraper ses mots et les remettre dans sa bouche… Les mots on rebondi sur les murs de la Mairie et atterri dans les oreilles de tous ! Tout le monde a entendu. Mince. Trop tard… Oh et puis tant pis, se dit-il, planté droit dans ses bottes défiant le regard de ses camarades. Cela fait si longtemps qu’il rêve de prouver aux autres qu’il vaut aussi bien qu’eux ! Si longtemps qu’il aimerait être considéré aux yeux de Maurice et aux yeux de tous, comme un membre à part entière du petit groupe. C’est peut-être le moment après tout… son moment. Le moment d’exister, d’être reconnu pour ce qu’il est : un homme. Il a toujours été là, mais juste en suiveur, prenant peu de place dans les conversations et dans les décisions du groupe. D’ailleurs on ne lui demandait jamais son avis. Il devait suivre et puis c’est tout. Et si il lui arrivait de ne pas suivre, il rentrait tout seul par les petites rues du village, et personne ne remarquait son absence. Cela était source de grande peine pour lui. La sensation de ne pas exister. D’être invisible, inconsistant. Mal aimé. Car comment aimer ce qu’on ne voit pas ?
Maurice tire une bouffée de la cigarette qui lui est parvenue et souffle lentement la fumée dans l’air au-dessus de sa tête en souriant.
– « Quand on veut… vraiment ? » dit calmement Maurice, avec un léger sourire au coin des lèvres. « Et bien pourquoi pas maintenant ? » ajoute-t-il, l’air de plus en plus malicieux, en prenant à témoin ses copains du regard…
– « Quand vous voulez ! Je n’ai peur de rien ni de personne… », renchérit Augustin, poursuivant sa suicidaire attitude, mais ne pouvant désormais plus reculer, et le sachant.
Jean, sans doute le plus mûr de la petite bande, tente de calmer un peu les esprits en rebondissant sur la discussion précédente concernant leurs parents, leurs oncles et cousins, qui avaient fait leurs preuves, à leur dépends hélas, il y a quelques années, pendant la guerre… et que la vie se chargerait de leur faire faire leurs preuves, à eux aussi, le jour venu… Mais la diversion ne prend pas. Tous sont tournés vers Augustin et vers Maurice qui le défie. L’heure est grave. L’instant solennel.
Maurice écrase lentement, très lentement, son mégot de cigarette sous sa chaussure, par de lents pivots de sa semelle sous laquelle crissent des petits gravillons sur la pierre… avec un évident plaisir à faire durer cet instant de suspense si excitant,
– « Qu’est-ce que tu serais prêt à faire pour nous prouver ce que tu dis, la fille ?… » continue Maurice, imperturbable, poursuivant son idée.
– « Je ne suis PAS une fille !!! Arrête avec ça… Tu n’as aucun droit de me juger et j’en ai assez d’entendre toujours la même chose ! C’est affligeant et fatiguant à la fin. Je ne suis PAS une fille et puis flûte ! » explose Augustin de rage de sa voix aiguë d’adolescent qui mue, et affirmant ainsi pour la première fois de sa vie son existence, par ces sonores paroles, au milieu de la place des halles.
– « Bon bon, d’accord… calme-toi l’ami. Pas la peine de se mettre dans des états pareils ! Admettons : Tu n’es pas une fille. Soit. Alors c’est simple : prouve-le. Prouve-le-nous, à tous !… ici… ce soir. J’ai, du reste, une petite idée… ça va te prendre dix minutes, et si tu réussis, je ne t’appellerai plus la fille… ça te va ? »
– « Plus jamais ? »
– « Plus jamais. Promis. Croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer… », conclue Maurice en souriant.
– «Très bien. C’est quoi ton idée à la noix? Qu’on en finisse avec ces stupidités… »
Tout le monde regarde Maurice, attendant, l’air interdit, de découvrir son idée. L’atmosphère est lourde. On y sent le poids de ce pari stupide, pesant sur toute la place, soudain comme recouverte d’une chape de plomb et de silence. On y pressent le drame et l’absurde.
– « Eh bien voilà. C’est tout simple : Tu vois cette rue ? » dit Maurice en indiquant une petite ruelle sombre face à eux. « Tu vas la prendre, monter l’escalier jusqu’à l’église et entrer dans le cimetière… Une fois que tu y seras, tu iras jusqu’au tombeau des Rohan, tout au bout, et tu reviendras. On t’attend ici. C’est tout… Je parie que t’es pas cap de le faire ! »
Augustin, à l’énoncé du défi, déglutit, tout le corps parcouru d’un second frisson d’angoisse qu’il essaye de masquer tant bien que mal. Il faut y aller. Il n’a pas le choix. Il le sait. Mais rien que d’imaginer ce chemin à parcourir, dans l’obscurité la plus complète au bout de ce cimetière en pleine nuit… le remplit d’une peur terrible.
Tous scrutent son visage en silence. Certains déglutissent à leur tour. La plupart se disant que, bien qu’étant hommes, ils n’aimeraient pas être à la place d’Augustin et relever ce défi là.
Sans plus attendre, galvanisé par sa colère et son énervement, et sans plus réfléchir davantage, Augustin s’élance à grands pas en direction de la ruelle…
– «Oh là!… » fit Maurice, stoppant soudain net la course d’Augustin : « Pas si vite !… Il va nous falloir une preuve que tu es bien allé jusqu’au bout du cimetière… sinon qui nous dit que tu ne vas pas tranquillement rester assis sur les marches de l’escalier et revenir au bout d’un moment sans avoir été jusqu’au bout, hein?… Prends donc ce bâton et lorsque tu arriveras sur la tombe des Rohan, tu le planteras dans la terre avant de revenir. Comme ça, on saura, demain, que tu as bien fait ce qu’on t’a dit et que tu n’as pas triché… »
Augustin saisit d’un air rageur le bâton tendu par Maurice, vexé qu’on puisse, en plus, le qualifier de tricheur, et reprend sa marche interrompue vers la ruelle obscure.
Le groupe regarde s’éloigner Augustin d’un pas rapide et tout le monde reste silencieux un moment, se regardant les uns les autres un peu circonspects. Jean, brisant le silence, dit :
– « On va quand même le suivre, au moins jusqu’à l’escalier et on l’attendra là-bas… non ? »
– « Ouais » fit Maurice… suivi au pas serré par tout le groupe acquiesçant d’un concert silencieux.
Les six garçons montent ainsi en silence la ruelle jusqu’à l’escalier aux larges marches irrégulières. Bien qu’auto-qualifiés hommes, ils n’en mènent tout de même pas bien large en ces lieux propices à un imaginaire terrible, empli de fantômes et de spectres nocturnes. En file indienne, ils s’avancent encore, tout doucement, jusqu’à l’angle où l’escalier tourne sur sa droite pour mener en une dernière ligne droite jusqu’au parvis de l’église. Là, ils stoppent leur filature, Maurice jugeant que s’en est assez et que l’on peut attendre la gonzesse ici, persuadé qu’il n’ira de toutes façons pas au bout du défi lancé…
L’endroit, effrayant de nuit, ouvre une perspective débouchant sur la tour de l’église qui se dresse au bout et dessine de façon inquiétante sa massive silhouette dans l’obscurité sur le ciel. Le fronton est flanqué d’un large œil, circulaire. On dirait un monstre cyclope qui vous fixe et vous intime l’ordre de ne pas monter plus haut sous peine de mort imminente et d’atroces souffrances… On y voit ce que l’on veut, en tous cas, ça ne donne pas envie d’aller plus haut.
Bravant cette interdiction, on peut à peine distinguer la frêle silhouette, ornée de sa cape, du pauvre Augustin qui monte, pas à pas, accroché, crispé, à la petite rampe scellée au mur de droite. On peut sentir la peine qu’il éprouve à affronter ce cyclope, tout en continuant d’avancer vers lui. La peur qu’il ressent. On tremble avec lui, mais de loin.
Augustin monte cet escalier comme traversant un rêve, ou plutôt un obscur cauchemar. Il se tient désespérément à la rampe, froide, pour ne pas s’effondrer. La peur lui fait trembler les jambes, mais il avance. Il le doit. Il essaye de se convaincre que tout cela n’est rien. Que c’est juste l’escalier du cimetière, il le connaît bien. Que ce sont juste des allées normales, traversées le jour par des familles, des enfants y jouent même. On y dit la messe à la petite église ci-contre. Le lieu est familier. Il ne faut pas qu’il aie peur. Il n’y a pas de raison… Mais Augustin tremble de tout son être. Il tremble, mais il avance… résigné.
– « On est vaches quand-même… » dit Jean, le second de la file.
– « Bah, t’inquiète… il va redescendre les marches quatre à quatre et on aura bien rigolé ! C’est tout. »
La silhouette d’Augustin disparaît finalement en haut des marches et le petit groupe reste accroupi, dans le silence, à cet angle d’escalier, faisant tourner une nouvelle cigarette entre-eux, pour se réchauffer, se rassurer…
– « Ça fume les fantômes ? » lance Albert, le troisième larron de la bande des six…
– « Oh t’es bête… Arrête ! » réplique Jean, agacé, en lui prenant la cigarette des mains.
Dans la nuit, silencieuse, on entend le grincement métallique d’une porte. C’est le portail du cimetière. Augustin doit être en train de l’ouvrir.
– « La vache… il y va pour de bon ! » dit un autre, auquel personne ne répond. La cigarette tourne en se réduisant petit à petit. Son bout orangé et lumineux oscille entre les visages obscurs. La fumée, comme un pâle fantôme, danse entre les jeunes hommes… et les minutes passent. Augustin ne revient pas quatre à quatre comme l’avait prévu Maurice, ce qui n’est pas sans contrarier ce dernier, car si Augustin parvient à réussir son défi, il perdra la face et ce n’est pas bon pour son image. Mais bon, il est trop tard. Il trouvera bien le moyen de se faire valoir d’une façon ou d’une autre.
Augustin vient de passer le lourd et froid portail métallique du cimetière. Il marche prudemment, pas à pas, faisant ainsi durer le supplice au milieu de cette terrifiante obscurité. Le chemin semble onduler devant lui. Dans le noir il le discerne mal. La main crispée sur son bâton il avance, comme à tâtons. Les tombes forment comme des silhouettes. On dirait presque qu’elles bougent, qu’elle s’avancent vers lui… « Non non. C’est mon imagination » se répète Augustin. Une foule de formes pierreuses et menaçantes qui l’entourent à présent, comme outrées de sa présence, comme dérangées en leurs sombres et néfastes occupations nocturnes. Il y en a devant, sur les côtés… et même derrière lui, maintenant qu’il s’est trop avancé en ce territoire malfaisant… maintenant qu’il est à découvert, à la merci de leurs assauts imminents. Il est seul. Ils sont si nombreux. Proie facile. Allez… Ne pas regarder autour. Ne pas écouter les cris imaginaires perçant ce silence terrible. Se concentrer sur ses pas, sur sa cible, au bout de cette allée interminable: le caveau de la famille Rohan. ...et Augustin avance donc, lentement, traversant son terrible cauchemar, son sombre défi, sa destinée fatale. Les minutes passent, comme des années. Le calvaire semble ne jamais devoir finir… mais le bout de la sombre impasse s’annonce peu à peu. Il l’entrevoit, entre deux ombres de marbre. Il y est presque. Encore quelques mètres et il pourra revenir vers le village, vers la lumière. Vers la vie… Augustin accélère. Il a fait le plus gros. La nervosité, l’excitation de toucher au but, d’atteindre son objectif, de réussir son défi, le galvanise soudain. Il va y arriver… et vite repartir. Il va réussir ! Il se presse, tremblant de peur. Sa silhouette frêle et fébrile, se hâte, incertaine et cahotique, au bout de cette allée. Le coin des Rohan est maintenant à la portée de son bâton… Il va gagner son défi. Être un homme.
Les minutes passent. Le silence dure. Sur l’escalier de pierre, en contrebas de l’église, l’angoisse étreint les six garçons dans une attente expectative commune. Le dernier de la file, s’impatientant, rompt le silence et chuchote :
– « Bon, allez, on ne va pas attendre là toute la nuit… On retourne sur la place, on sera mieux, non ?… On se les gèle en plus et...» ...mais sa phrase est interrompue par un effroyable hurlement en provenance du cimetière, un cri d’horreur, glaçant, qui perce le silence de la nuit et le cœur des garçons qui se mettent à dévaler les rues à toutes jambes jusqu’à la place de la mairie…
Les branches des arbres vacillent dans le ciel noir, les feuilles frémissent. Les oiseaux s’envolent. Panique générale. Le cri s’interrompt et le silence n’a pas le temps de reprendre son cours que nombreux chiens se mettent à aboyer dans les cours des maisons auxquels répondent d’autres chiens, dans le lointain, en un macabre concert canin. Les adolescents se regardent, médusés. Ils sont à leur tour pris de frissons et reprennent difficilement leur souffle après la course effrénée qu’ils viennent de faire.
– « Bon sang… mais qu’est-ce qui s’est passé ? » demande Jean, interrompu par l’ouverture brusque de volets sur la place, avec un homme en pyjama rayé posant la même question… puis un autre encore, deux maisons plus loin.
Un petit attroupement se fait alors au milieu de la nuit, réunissant les adolescents et quelques adultes en pyjama sur la place de la mairie, venus s’enquérir de la situation. Les jeunes hommes, peu fiers de leur histoire, bredouillent alors de hâtives et approximatives explications sur le déroulement des faits, mais suffisamment alarmantes pour qu’une expédition au cimetière soit décidée sur le champ par les voisins. C’est ainsi que le groupe, renforcé de plusieurs adultes, dont un gros monsieur ayant emporté sa carabine avec lui (on ne sait jamais), grimpe bruyamment l’escalier dans le noir, lampes à pétrole en mains, vers l’église sur les indications des jeunes, et entre d’un bloc dans le cimetière. Le lourd portail est ouvert sans ménagement et claque en grinçant sur son butoir de pierre. Les adolescents ayant lancé le stupide pari, se tiennent bien à l’arrière du groupe, bien qu’étant pourtant de vrais hommes. Plus personne ne fume. Plus personne ne rigole. Plus personne ne se moque.
À la faible lumière des lampes, les hommes se faufilent dans les allées étroites du cimetière, progressant à pas rapides mais méthodiques vers le mur du fond, en direction du carré des Rohan, une famille importante de la région à laquelle tout un espace de cimetière est réservé.
Une guirlande de lumières oscillantes s’étend maintenant dans l’allée et progresse en file indienne. Les ombres des caveaux oscillent de concert en une chorégraphie étrange, un bal de silhouette longues célébrant dans une joie maléfique le tragique événement :
– « Oh mon Dieu !… » dit le premier homme de la file en stoppant net le pas. « C’est horrible ! Il faut prévenir la gendarmerie… » …et c’est à la lumière vacillante des multiples lampes à pétrole se regroupant autour de lui, qu’ils découvrent la scène macabre :
Le pauvre Augustin est au sol, allongé sur le dos, les mains crispées vers le ciel, le visage, aussi blanc que son écharpe déployée près de sa tête, les yeux écarquillés, la bouche ouverte figée en un cri de terreur… raide mort. Sa belle cape en velours noir est tendue et un long bâton y est planté tout droit, comme un immense clou la fichant dans le sol.
L’explication, logique, viendra de l’enquête qui s’ensuivit, corroborée par les témoignages des jeunes gens présents ce soir-là et des témoins arrivés sur les lieux du drame :
Le pauvre Augustin, bravant vaillamment sa peur extrême du noir et des fantômes, releva le défi stupide de ses camarades. Il se rendit en tremblant, le bâton entre ses mains crispées de peur, par les allées obscures de ce cimetière, seul entre les tombes allongées comme les cadavres qu’elles contiennent. Il alla ainsi, le pas hésitant, jusqu’au bout de ce long cimetière bordant l’église et, arrivé au caveau des Rohan, le but de sa mission, planta en hâte, comme il lui avait été demandé, son bâton dans le sol, puis tourna les talons pour faire vite le chemin inverse vers la délivrance.
Malheureusement, dans sa hâte, dans la précipitation et l’obscurité, il ne fit pas bien attention à la précision de son geste et planta, sans s’en rendre compte, malencontreusement, le bâton dans un pan de sa longue cape qui fut ainsi comme clouée dans la terre. Au moment de s’éloigner, il se sentit ainsi soudain comme attrapé par-derrière, retenu par le « clou », avec la sensation d’être happé par une force maléfique, un esprit qui le tirait vers lui, vers sa tombe… Terrassé par l’effroi de cette sensation terrible, son cœur s’arrêta en même temps qu’il poussa ce cri de peur terrifiant qu’entendirent ses amis, au loin, cachés plus bas sur l’escalier.
Une mort stupide. Une mort absurde, sans raison. Un jeu qui tourne mal. La courte vie d’Augustin devait ainsi s’achever avant qu’il ne soit homme.
Mais le défi fut donc tout de même relevé, et ainsi plus personne ne le traita jamais de fille. Il resta longtemps dans les esprits des six jeunes gens, un modèle de bravoure, un mythe, une légende dans le village. Jean dit même un jour, devenu adulte :
– « C’était lui, le plus homme de nous tous. Nous n’étions que des gamins imbéciles… et c’est sans doute lui, qui fit de nous des hommes.
Augustin fut enterré dans ce même cimetière, en haut de ce long escalier de pierres qu’il avait gravi, marche après marche, les mains crispées à sa rampe, sur son bâton, bravant ce sombre cyclope du clocher de l’église, de sa haute stature, qui lui ordonnait pourtant si fermement alors de rebrousser chemin, d’abandonner ce stupide pari. Il avait ainsi grimpé ce sombre escalier, sans se douter qu’il se rendait, alors, à sa dernière demeure et jamais plus ne le redescendrait.
On dit qu’il danse certaines nuits dans les allées sombres du cimetière, que planent sa cape et son bâton entre les silhouettes de pierre. On le dit seulement… Personne n’a relevé le défi d’aller le vérifier…
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Défi
Laurentlesax
Un homme traverse le pont de Brooklyn à New York. Il arrive sur Manhattan et se rend compte que quelque-chose cloche... Le monde est comme figé. Rien ne bouge... sauf lui.
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Laurentlesax
Guerre des tranchées, en 1914. Pierre et Robert sont deux soldats, enrôlés dans cette terrible guerre. Ils ne se connaissent pas. Ils ont pourtant de nombreux points communs... à part un.
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Laurentlesax

C’est une jolie maison bleue, toute bleue, posée au milieu de nulle-part. Elle semble comme sortie de terre, se dressant fière et incongrue dans un désert de pierres grises où rien ne pousse. Tout autour, c’est le néant, le gris à perte de vue. Le silence, juste balayé par le froissement du vent qui ne porte nulle voile, qui ne fait frémir nulle feuille, qui ne soulève nulle poussière dans cet océan de pierres sombres.
Le temps semble ne pas s’écouler au-delà du jardinet de la maisonnette. Non, il n’y a rien. Rien que des cailloux noirs sur une plaine de lave morte momifiée en sa dernière coulée. Rien que la ligne d’horizon, tout là-bas, comme une déchirure incertaine entre le ciel et les cailloux. Des montagnes au loin, ou bien sont-ce des collines, moins loin. Difficile à dire, à déterminer la distance.
Rien, avant, en tout cas. Au-delà, on ne sait pas. Personne n’ose s’y aventurer. De toutes façons, il n’y a pas de chemins, de routes. Et puis pour aller où ? Pour y faire quoi ? Quoi de plus ? Quoi de mieux ? Y chercher quoi ? Y trouver quoi ? Quoi d’autre ?
Certains, il y a bien longtemps, ont essayé d’aller voir et ne sont pas revenus. D’autres si, mais ceux qui sont revenus avaient vite rebroussé chemin et ont dit qu’ils n’avaient rien trouvé derrière ces collines noires, sinon d’autres collines noires masquant encore d’autres collines noires. L’horizon, une fois atteint, ne révèle, parait-il, qu’un autre horizon, encore plus lointain… qui se repousse, sans fin.
C’est ce qui se dit. Alors tout le monde a renoncé. On regarde juste, de loin, d’ici. On scrute ce lointain inaccessible depuis la fenêtre, en se racontant des fables, des histoires pour les enfants, afin de le dessiner en pensées, l’atteindre d’une autre manière.
On parle d’aventures. On imagine d’autres enfants, des enfants qu’on ne connaîtrait pas mais qui y existeraient. Que ça se pourrait. On y invente une vie meilleure, un monde meilleur, d’autres maisons, d’autres couleurs. D’autres plaines moins grises. D’autres familles. D’autres rêves. On y croît, ou pas. À quoi bon. Mais il faut bien rêver, non ? Et puis ce n’est pas trahir les siens que d’imaginer d’autres gens, d’autres visages. Ça ne fait de mal à personne, au contraire. Ce ne sont que des rêves, qu’on partage tous ensemble dans la maisonnette, qu’on se raconte, qu’on se transmet, dans la famille, même si on est pas bien d’accord sur les formes qu’ils prennent dans l’imaginaire de chacun. On y voit ce qu’on veut, y entend ce qu’on a envie d’entendre. Ce n’est pas bien clair. Peu importe. C’est joli les rêves, les croyances. Il faut rêver, il faut croire : Ça fait penser plus grand. Ça fait penser tout court. Ça fait échanger, discuter. Ça fait voyager en quelque sorte. Ça fait aller plus loin. Ça fait relativiser sur l’absurdité de l’emplacement de cette improbable oasis au milieu de cette étendue inerte et sombre, tache de couleur dans tout cet océan sec et noir. Ça lui donne un sens, un but. Les rêves sont un refuge. L’horizon un espoir.
Alors on regarde au loin… On se dit qu’il y a forcément d’autres maisons, dessinées par le même architecte, ou bien même par un autre, qui sait ? On s’en fiche… Ce n’est pas ça l’important.
On élabore des possibilités, des hypothèses. On suppute. Oui, d’autres maisons comme celle-ci, ou pas. Après tout, les autres ne doivent pas forcément ressembler à la nôtre, si ? Juste un peu. Pour qu’on sache que ce sont des maisons. Mais elle ne doivent pas forcément être bleues. On peut en imaginer des rouges, des jaunes, des vertes, pourquoi pas ? Des avec étages, des sans étages, des longues, des larges, des plus grandes ou des plus petites. Peu importe, du moment qu’elles sont là, quelque-part. Du moment qu’on est pas les seuls… que d’autres familles y vivent, comme ici… y rêvent aussi.
S’il y a des fenêtres à notre maisonnette, c’est bien pour regarder au loin, non ? Pour regarder, observer. Pour guetter une possible arrivée, ou bien quelque signe de vie qui scintillerait dans le flou lointain des halos de chaleur. Une flammèche hésitante qui danserait dans le néant obscur, qui ondulerait à nos yeux curieux et ébahis, minuscule et rebelle à l’absurde. Un frémissement coloré dans le noir des cailloux… une fleur perdue poussant entre les pierres.
Alors, on y croit. On veut y croire. Ce n’est pas possible que cette maison bleue soit la seule maison bleue. Ça n’aurait pas de sens. Il doit y en avoir d’autres des maisons, bleues ou vertes ou de n’importe quelle couleur. Il faut regarder au loin, et juste y croire. Les fenêtres, c’est fait pour ça ; Pour laisser entrer la lumière, le vent, le parfum des pierres, les fragrances d’aventures. Ça sert à ça les fenêtres : à illuminer nos esprits parfois un peu trop éteints. À éclaircir les matins sombres.
Si elles ont des poignées, les fenêtres, c’est bien pour pouvoir les ouvrir sur le monde, sur la vie. Les ouvrir tout en grand. Les fermer, aussi, le cas échéant. En cas de coup dur, d’orage, de tempête. Pour pouvoir agir quoi. Décider. Changer les choses, au moins ici, sinon là-bas. Au moins pour soi.
On s’accoude et on se laisse aller à voyager vers l’horizon, en pensées, en questions. On le regarde et on envie un peu les nuages qui survolent ce grand mystère.
Existe-t-il d’autre maisonnettes, posées ailleurs ? D’autre petites gouttes colorées éclatées ici et là, contrastant avec le néant ? Toujours pas de réponse. Que des supputations sur lesquelles on discute faute d’avoir quelque-chose de plus tangible à affirmer.
Il faudrait des grands miroirs, accrochés aux flancs de ces nuages, pour refléter ce qu’ils voient, sous eux. Refléter ce qu’il y a derrière ces collines noires, là-bas, tout là-bas. Mais ce n’est pas possible, évidemment. Ça ne voit pas un nuage : ça défile. Ça flotte en l’air. Ça passe… et puis ça disparaît. Ça ne reflète rien, sinon nos absurdes pensées, notre imaginaire qui s’évade comme une vapeur éphémère se dissipant dans l’air chaud et sec depuis le balcon de cette maison bleue. Nos questions rebondissent en silence sur ces grands nuages lointains et nous sont retournées intactes, sans réponse.
On ne peut que se mettre à la fenêtre et regarder, un peu, de temps en temps. C’est tout. C’est déjà ça. On discute, on élabore des hypothèses. On n’est pas d’accord : On imagine des maisons différentes, ou pas de maisons du tout. Des enfants ou pas d’enfants. Des familles ou bien pas. Des chemins. Des sentiers pour aller les retrouver. Des cailloux-repères, bordant des chemins ensevelis sous le sable, menant vers le lointain. Des chemins qui seraient invisibles, effacés par le vent, recouverts par le temps. Peut-être.
La maison bleue est seule et unique pour certains, plantée dans cet océan de pierres par la magie du grand hasard, c’est-à-dire pas de magie du tout. Absurde et insensée.
Pour d’autres, elle n’est qu’une parmi des milliers qu’on ne verrait pas, qui seraient trop loin, inaccessibles, mais qui existeraient bel et bien.
Qui a raison ? Qui a tort ? Faut-il avoir raison ou tort ? N’y a-t-il que des cailloux, partout ailleurs, comme autour d’ici ? Pourquoi y aurait-il autre chose ? Pour quoi faire ? Pour qui ? Dans quel dessein ?
Alors ce sont de longues discussions sans fin, depuis que la maison est maison, depuis qu’on lui a dessiné des fenêtres ouvrant vers l’extérieur… depuis qu’on se penche à leurs rebords pour regarder, pour parler. Pour imaginer.
On parle de là-bas, d’ailleurs… on regarde au loin. Perdus vers l’horizon, on en vient à oublier les réalités du quotidien, les tâches ménagères, les contingences de la maison. Elles sont pourtant nombreuses : Là, une planche à remplacer sur l’escalier, ici, un joint à refaire au robinet. On se détourne de l’intérieur pour scruter au dehors, manœuvre désespérée pour échapper à quelque chose, on ne sait pas quoi. À l’ennui peut-être. Chercher au loin ce que l’on ne peut voir, plutôt que de regarder tout près ce qu’il y a vraiment, à portée de main, mais que l’on ne veut voir, ou auquel on ne prête guère attention parce que c’est là, de toutes façons, que ça va y rester, et que ça peut donc attendre.
On n’imagine des paradis éloignés. On regarde les collines, tout là-bas, le regard filant au-dessus de ce petit jardin bordant la maison. Il est pourtant bien joli ce jardinet, tout vert, contrastant avec le bleu des murs. Mais on regarde plus loin que ça… et, finalement, on ne le voit pas. On le survole.
Ce qui est à proximité est toujours de moindre intérêt comparé à l’inaccessible lointain. Absurde ordre des priorités. *
La maison est gaie, proprette. Le petit jardin, en son devant, était jadis parsemé de fleurs, de petits arbres fruitiers qui ombrageaient ce joli coin de verdure, contrastant avec le gris sombre des pierres s’étendant vers la vallée. Le masquant, presque, ou le faisant un peu oublier à tout le moins. Un vrai jardin d’Eden, petit paradis au creux de l’enfer. Un miracle.
Deux chaises longues posées nonchalamment sur une herbe bien drue et parsemée de pâquerettes, semblaient inviter au farniente. On s’y prélassait au soleil, les yeux clos du plaisir d’être là, tout en croquant une pomme, tiède et juteuse, cueillie à ce joli pommier ombrageux.
La vie était douce, tranquille, insouciante. Elle durerait ainsi toujours.
Il y aurait toujours des pommes et le pommier serait toujours là au milieu de ce vert jardin fleuri avec cette jolie maison bleue en son centre. La maison serait toujours bleue. L’herbe et les fleurs toujours fraîches et abondantes. *
Un jour, on eût l’idée de faire un petit potager, dans un coin du jardin, pour y faire pousser quelques légumes, au fil des saisons, des envies. « Cela serait bénéfique à la petite famille s’agrandissant peu à peu » avait dit quelqu’un… et le petit carré de verdure poussa bien vite et donna quelques beaux légumes, en faible quantité, mais bien assez, alors, pour la maisonnée. On se réjouit. C’était une excellente initiative que ce potager. On se félicita tout en dégustant les premiers repas issus de cette nouvelle production.
On y installa aussi, dans la foulée, un petit poulailler avec quelques poules pour bénéficier d’œufs bien frais. L’idée séduit toute la famille et on y prit goût. Oui, une bonne idée, vraiment. Ces œufs frais, ces légumes… et leur combinaison de multiples recettes saines pour nourrir toute la famille. C’était une idée géniale. Tellement géniale, qu’on décida de ne pas s’arrêter là et d’envisager la possibilité d’en faire encore plus…
Le potager s’agrandit donc. On y planta un peu plus de variétés. C’était un ravissement de voir ce que la nature pouvait produire avec si peu… tout ce que l’on pouvait récolter par ce simple travail de la terre. Quelques carottes, quelques tomates, et pommes de terre, quelques poivrons colorés pour des salades agrémentées de thym, de persil, de ciboulette… Il en fallait peu pour contenter les habitants de la maisonnette. Peu, mais c’était si bon.
Le cerisier et le pommier offraient, quant à eux, généreusement des desserts bien sucrés, et de multiples confitures, compotes, tartes et autres clafoutis, gâteaux…
Pourquoi diable aller s’enquérir de l’existence d’autres bonheurs? D’autres maisons? Celle-ci n’a nul besoin de concurrence et est parfaite ainsi : Un havre de paix et de douceur, un îlot de verdure protégée. *
Quelqu’un est affairé au fourneau à préparer le repas, et un fumet appétissant ondule entre les portes depuis le rez-de-chaussée vers les étages supérieurs. La maison n’est pas très grande, mais suffisamment pour avoir des étages : Deux.
Ceux-ci sont désormais habités par les diverses branches d’une même famille, qui s’agrandit toujours, année après année.
Drôle d’histoire. Drôle de famille, un peu hétéroclite, tous un peu différents, d’âges, de faciès et de caractères, mais une même famille tout de même.
Au tout début, elle était petite et la maison était vaste, ou presque. Elle le paraissait alors, avec ses diverses pièces semblant presque superflues au regard du nombre de ses habitants. Du luxe en somme.
Vides, joliment décorées, les chambres servaient plus pour le loisir que de logement, alors. On allait les explorer et on s’y attardait pour s’asseoir et discuter, ou faire une sieste, écrire une lettre. Ne rien faire parfois, juste pour le bonheur d’être là, au calme. Et puis on changeait de pièce, on allait au grenier, lire un livre dans un vieux fauteuil en cuir dégarni, farfouiller dans les vieilles malles, juste pour le plaisir d’y dégoter un objet oublié qui pourrait bien décorer une autre pièce vide. On aimait y observer les arbres, goûter au plaisir des yeux de tous ces reflets verts inondant la pièce depuis l’extérieur, le ballet des branches feuillues du cerisier semblant créer le doux vent au parfum d’herbe, de fruits.
On s’y asseyait sur le sol en feuilletant une bande dessinée surannée, au calme, pour ressentir la paix à l’ombre des grosses poutres obliques en bois sombre, dans la douce et poussiéreuse fraîcheur du grenier.
On allait aussi s’y réfugier pour bouder parfois, pour réfléchir, se rasséréner… et puis on redescendait le cœur plus léger. On s’embrassait. On se pardonnait. On s’aimait. On avait la place pour ça. Comme si c’était là le but de toutes ces pièces : Jouir de l’instant présent, du bonheur de ces sensations.
On descendait ensuite, le cœur léger et l’esprit nourri du calme des combles, pour se poser au soleil sur une des chaises longues dans le jardin, boire un verre de jus de pommes frais. Regarder le feuillage des arbres d’en dessous, humer une fleur. *
Les années passant, la famille s’est agrandie de plus en plus. Les petits sont devenus grands, d’autres encore sont venus, des sœurs, des cousins, et tout ce petit monde s’est peu à peu disséminé dans les étages pour s’installer dans les diverses pièces encore libres de la maison, leur trouvant une nouvelle fonction, moins ludique mais plus pratique.
Dans un souci de colocation sereine, les chambres, de diverses tailles, petites ou pentues sous les combles et plus spacieuses aux niveaux inférieurs, ont été réaménagées. On a déterminé les espaces, les frontières entre les paliers, calculé les superficies pour que tout le monde soit content et chacun y vit ainsi en bonne harmonie familiale, malgré quelques désaccords de voisinage et bouderies épisodiques inévitables mais sans gravité. On ne peut pas être toujours d’accord.
Quelques claquements de portes, donc, parfois, quelques cris qui retombent aussi vite qu’ils ont sauté au plafond. Petites fâcheries de famille, c’est courant. C’est obligé. C’est la vie… et la vie se passe, tranquillement, somme toutes… mais avec un peu moins de place, d’espace pour soi, de luxe, de superflu. Un peu plus de monde dans les couloirs ou bien à table. Un peu plus d’attente à la porte de la salle de bain.
Il faut bien cohabiter de toutes façons, car la maison n’est finalement pas si grande et les nuisances peuvent y devenir facilement problématiques si on n’y prête attention. Il faut savoir respecter chacun. Se faire respecter aussi. Apprendre à vivre ensemble. Établir des règles, des codes. *
Au rez-de-chaussée, il y a donc la cuisine, le salon avec une grande table où chacun peut venir s’attabler quand il le souhaite, ou presque. Quand c’est libre. Venir s’asseoir et discuter avec un voisin, un cousin, un frère. La famille est grande désormais et il faut bien dire que sa population emplit largement l’espace, excédant même, il faut bien l’avouer, les capacités de la maison. Des horaires ont ainsi été établis, pour la bonne marche des choses au sein de cet espace commun. Une sorte de code la maison, avec ses stops et ses feux rouges, de façon à ce que personne ne marche sur les pieds d’autrui, code qui est globalement respecté. Des règles de bons sens, un peu contrariantes parfois mais nécessaires à la fluidité des mouvements du quotidien, allant du partage des salles communes, des toilettes, des douches, au horaires des repas, des tâches ménagères.
Tout a été bien pensé… en commun, il le fallait bien… et les règles évoluent au fur et à mesure de l’arrivée de nouveaux occupants. Des règles s’ajoutent ainsi en proportion de l’espace qui se soustrait. Mais ça va. C’est bien. On est un peu plus à l’étroit, mais tout le monde le comprend, le respecte, dans l’ensemble. Il y a bien quelques tensions parfois, quelques désaccords qui se résolvent souvent devant la table de la cuisine, ou bien sur le palier. On s’arrange. Pas moyen de pousser les murs. Au début on même a pensé à abattre quelques cloisons afin de réunir certaines branches de la famille entre elles, par souci de sociabilité, mais l’idée n’a pas été un franc succès, chacun voulant avoir son propre espace privé, ce qui est bien naturel. L’heure est donc plutôt à la construction de nouvelles cloisons. Ça rapetisse les pièces, mais ça en fait plus et chacun y gagne en intimité.
On a aussi attribué les espaces les plus spacieux et confortables aux plus méritants, en fonction de leurs activités au sein de la maisonnée, leurs talents et capacités à l’améliorer, leur investissement personnel à sa modernisation, l’optimisation de son architecture. Sorte de privilège aux plus actifs, aux meilleurs architectes de la vie dans la maison.
On a décidé d’agrandir encore un peu le potager, le poulailler aussi, afin de bénéficier de leurs ressources pour plus de monde, en plus grande quantité. Plus de poules donc plus d’œufs. Plus d’œufs à manger et d’autres poules à naître. Évidence. Un architecte changera de chambre ce soir, promu. Il a bien travaillé…
On mange aussi plus souvent du poulet, du coup, et lorsque une poule perd de son rendement œufistique, hop, on la tue et on la fait cuire. La boucle est bouclée. Recyclage, optimisation de l’alimentation.
Évidemment, l’abri des poules empiète maintenant un peu sur le jardin et il a fallu le repenser un peu afin de le développer, l’améliorer. Réfléchir à comment mettre plus de poules dans moins de volume. On a trouvé : faire des étages. D’autres architectes se sont mis à la tâche et le poulailler a été transformé en un HLM pour poules. Un petit HLM. Par souci de beauté, on l’a également peint en bleu, pour être raccord avec la maison… ce qui a été tout de même le sujet de quelques discussions, certains considérant cette fantaisie comme un effort et une perte de temps bien inutile. Cela a finalement été fait. Les poules n’en sont pas plus à l’aise pour autant, serrées les unes contre les autres, mais le poulailler se fond mieux contre le mur de la maison. Il y disparaît presque, en tout cas, c’est plus joli, pour peu qu’on y prête attention évidemment.
Autre décision pragmatique : Se séparer des massifs de fleurs, jolis mais superflus, afin d’élargir encore un peu le potager. Se concentrer finalement sur l’essentiel. Le principal. Le plus efficace en termes de rendement de nourriture. Bon, on y plante moins de variétés, mais on en met davantage, en plus grande quantité. Les pommes de terre, plus faciles à pousser et nourrissantes, ont ainsi gagné du terrain, avec les carottes, au détriment des autres légumes qu’on y trouvait alors, jugés moins importants, moins profitables.
Le cerisier a également fait les frais du réaménagement de l’espace en fonction des arrivants. Il faut dire qu’il avait bien grandi et que ses racines occupaient bien trop de place sous la terre pour permettre l’extension de la culture des pommes de terre. Il a fallu choisir. Gestion des ressources, de l’espace : Il a donc été transformé en de belles petites bûches de bois pour l’hiver. Plus de cerises. Il reste toujours les pommes… C’est bien aussi les pommes. Ça laisse pas mal d’options. Les gens en cuisine ont du talent. Et puis le bois, c’est toujours utile à la saison froide, si celle-ci arrive… (on ne sait plus trop avec ces changements de climat). C’est aussi un vrai bonheur que de le voir flamber dans la cheminée tout en buvant un bon thé chaud et une part de clafoutis… Ah ben non, pas de clafoutis du coup, vu qu’il n’y a plus de cerises… disons une tarte aux pommes… ou bien un bon gâteau comme sait les faire la doyenne de la maison. *
Depuis quelques semaines, le soleil semble taper de plus en plus fort sur le toit. On n’y a guère prêté attention au début, mais c’est une évidence qu’il fait plus chaud à l’intérieur à présent. Est-ce le départ du cerisier, qui couvrait de son ombre une partie de la toiture ? Va savoir. On s’interroge. Non, c’est sans doute juste une question de climat. On se rassure. Mais ça a sans doute joué, un peu. On ne sait pas. De toutes façons, maintenant, c’est fait. Inutile de tergiverser et de revenir là-dessus… Et puis son bois a été bien utile, tout le monde en conviendra. Il crépitera dans la cheminée l’hiver prochain. C’est dit. Enfin, si l’hiver arrive; Avec cette chaleur, dur à imaginer. Merci au cousin bûcheron en attendant. Il a bien travaillé.
Les chambres sous les combles sont devenues étouffantes et leurs locataires ont demandé la permission de partager les chambres inférieures, plus fraîches, avec ceux d’en dessous. Au moins pour un temps, le temps que ça passe. Mais ça ne passe pas, hélas. Ça cogne un peu moins fort parfois, mais le répit est de plus en plus court et aléatoire. Et la chaleur remonte ensuite, perdure, s’accentue même encore, on dirait, et envahit toute la maison, en commençant par le haut. Un vrai four. Le cerisier, l’ombre de ses feuilles touffues, avait du bon finalement. Trop tard. Il est en bûches. Aligné. Prêt pour l’hiver.
À défaut d’ombre, il faudrait pouvoir recouvrir la toiture de tuiles plus protectrices, plus isolantes… y clouer un revêtement protecteur ou quelque-chose… mais personne ne semble volontaire pour cet ouvrage aussi ambitieux que périlleux, chacun ayant déjà ses propres obligations et activités en cours, ses propres raisons de s’y soustraire. C’est un travail de pro en plus, et personne ne s’en sent capable, seul. Il faudrait monter une équipe, définir les tâches, le rôle de chacun. Une grande entreprise, combinant les savoirs d’un architecte, d’un tuilier, d’un maçon… d’un acrobate même… mais personne ne veut plus se prévaloir de ce savoir, enfin, pas tout seul.
Alors on fait avec, ou plutôt on fait sans. On s’organise. On se réorganise… autrement. On bouge des meubles, on déplace des lits. C’est toujours plus facile. Ça, tout le monde peut le faire.
On décide qu’il faudra tout de même bien prendre une décision, un jour. On déclare qu’il faudra faire des déclarations. Et le temps passe, chaud, sec, étouffant pour ceux d’en haut. On transpire à bouger les armoires, les lits. On transpire à cause de la chaleur sur le toit. On transpire doublement.
Il y a eu quelques bougonnements, quelques refus même, mais, vu les températures du haut et le peu de motivation générale pour réparer ce toit, les demandeurs ont finalement eu gain de cause et sont descendus un étage en dessous, là où il fait un peu plus frais. Au moins pour un temps. Le temps de réfléchir à des solutions, envisager des mesures à prendre, désigner des volontaires, le moment venu. Un jour. Il faudra bien réparer ce toit. On le fera. Un jour. Chaque chose en son temps.
Tout ceci n’est pas sans contraintes évidemment, et les locataires du dessous, bien que comprenant les désagréments de leurs voisins du dessus, ont bien du mal à leur faire de la place et à se réorganiser. Ce n’est tout de même pas très pratique tout ça. Zut.
Certains ont targué de l’impossibilité de vivre ainsi et que, après tout, ce n’était pas leur faute si les autres vivaient sous les toits et qu’ils n’avaient pas, eux, à en payer le prix, quoi ! En plus, les belles chambres du bas, les ateliers lumineux où travailler à son aise, ça se mérite… c’est pour les architectes… ça ne s’envahit pas comme ça en prétextant de l’inconfort quoi ! Re-zut.
On expliqua, démontra, qu’il n’y avait pas assez de place pour accueillir au premier tous les malheurs des combles, que c’était moche mais que c’était comme ça… mais rien n’y a fait ; La chaleur suffocante a eu raison de l’embarras des locataires du dernier étage et ils sont peu à peu descendus d’un niveau, les uns après les autres, forçant leur chemin, bravant leurs voisins, et occupent désormais le premier étage pour la plupart, et un peu du rez-de-chaussée pour certains, répartis au bon vouloir des accueillants.
Un lit d’appoint par ci, un canapé par là… ça le fait. On s’organise. On ajuste encore les meubles, non sans rechigner. Mais quoi ? À la guerre comme à la guerre disaient les vieux… « C’est quoi la guerre papa ? C’est rien, ça n’existe pas, ce sont des histoires qu’on raconte pour effrayer les enfants, finis ta soupe ! »
Heureusement la guerre n’existe pas. On est tous de la même lignée, non ? Pourquoi se ferait-on la guerre? Nous sommes tous frères et sœurs, cousins, oncles… et on partage la même maison. Ce serait bien bête. Elle n’est, après tout, pas plus aux uns qu’aux autres, même si certaines chambres se referment à clé, le soir, et qu’on aime y préserver un peu son intimité. On a beau être une famille, on a besoin d’avoir un peu son espace privé, c’est humain. Sa propre façon de vivre. Ses petites coutumes à soi. D’accord, certains, de par leur investissement personnel, ont droit à certains privilèges afin de leur faciliter la tâche, et font des jaloux, mais ça ne va pas bien loin. On comprend. Se faire la guerre serait ridicule. Tout juste doit-on se bouder.
Alors on ferme simplement les portes, parfois, souvent, le soir, la nuit. Pour être tranquille. Pour se sentir chez soi. On y cogne aussi tout de même, parfois, souvent, pour demander un service, une serviette, un conseil, un peu de sel, un câlin. On y regarde par le trou des serrures. On y passe des mots sous la porte. On parle à travers. On se la claque au nez aussi, parfois, souvent. C’est une maison. C’est une famille. Il y a des jours avec et des jours sans. *
Certaines branches de la famille se sont ainsi regroupées, rapprochées, dans tous les sens du terme. L’entraide, la solidarité, a fonctionné bon gré mal gré, même si cela a suscité quelques nouveaux éclats de voix, des contrariétés et de l’inconfort. Les gens du deuxième, sous le toit, sont descendus, malgré les protestations de ceux du premier. Sans doute l’auraient-ils fait de toutes façons, avec ou sans leur approbation. Pas le choix : « Montez-donc voir, vous ! Allez y dormir là-haut et vous verrez !» avaient lancé les premiers arrivants. « Nous on n’en peut plus… Ce n’est plus vivable, désolé !»
Après leur avoir montré le chemin, les autres occupants du grenier ont suivi, gênés mais forcés. C’était devenu intenable. Ils sont descendus.
Ces regroupements ont été l’occasion à de nombreux conseils de famille, et autant de discussions sur l’état de la toiture, sur la situation pénible que tout cela engendre et les moyens d’y mettre un terme, mais toujours devant le peu de motivation de chacun, rien n’a encore été fait. On attend. On procrastine. On se trouve des excuses : Untel est trop occupé à son travail pour dégager du temps ou bien ne sait pas faire, un autre argumente sur les faibles moyens à sa disposition pour mener à bien de telles réparations, un autre sur le vertige qu’il aurait à monter sur le toit… et, à part un ou deux qui insistent sur l’urgence de réparer coûte que coûte ce putain de toit, sans pour autant vouloir le faire eux-mêmes, tous s’accordent pour dire que cela peut encore attendre, qu’il y a quand même bien d’autres priorités :
Bouger le sofa du premier au deuxième afin de dégager un peu de place pour la cousine Gisèle et sa légère tendance à l’obésité… Descendre aussi le clic-clac des combles pour installer mamie Geneviève à côté de tante Berthe… Bêcher dans le jardin et agrandir encore un peu le potager afin de bénéficier de récoltes suffisantes pour tout le monde. Arracher les patates, et en replanter, plus, toujours plus, ce n’est jamais trop, pour que tout le monde mange à sa faim dans cette maison… Nourrir les poules aussi et nettoyer leur cochonneries, enfin leurs poulailleries. Chacun son boulot quoi. Et puis il y a les lessives, le repassage. Bref. On ne peut pas tout faire. Question de priorités. Le toit attendra. On s’y collera quand on aura un peu plus de temps. Tant pis pour la chaleur. Franchement, ça peut bien attendre. *
Dans la salle à manger du rez-de-chaussée, le fumet du poulet rôti parvient depuis la cuisine. La petite cousine Charlotte dit qu’elle en veut pas. Qu’elle en a marre du poulet tous les jours. Et puis que ça sent pas bon aujourd’hui en plus! Que beurk, beurk et beurk.
« Quoi ? Comment ça il sent pas bon mon poulet? Ah ben elle est bien bonne celle-là ! » s’insurge la cuisinière aussitôt interrompue par oncle Fred qui descend les escaliers, un mouchoir contre le nez :
« Oui, elle a raison : C’est la fumée ! Le premier en est envahi. Comme un brouillard âcre, partout dans les couloirs. Ça vient des combles, c’est sûr… et c’est très désagréable! On peut à peine respirer. Probablement le bois, trop sec, qui fume sous le soleil, je ne sais pas. Faudrait pouvoir essayer de l’arroser de temps en temps quoi, je l’avais bien dit pourtant… et ce n’est pas avec le peu de pluie qu’on a que ça va s’arranger…»
« Ah non ! On a déjà pas assez d’eau pour les poules et les légumes, c’est pas pour aller la gaspiller le toit… T’as vu la terre ? Elle est toute sèche. Si ça continue comme ça, plus rien ne poussera !» s’esclaffe Roger, le maître de maison, appuyé par des grommellement des convives attablés à leur tour horaire pour le service du midi. « On le réparera le moment venu et puis voilà. Gardons donc l’eau pour les plantations. Assied-toi Fred et prend un blanc de poulet et quelques patates…» On entend tousser, en haut. Ils descendront manger à leur tour, au deuxième service.
Le repas se passe dans le calme. Chacun s’occupe de son poulet, de ses patates. Fred se ressert un verre de jus de pommes.
« Profites-en, y en a plus beaucoup… » dit la maîtresse de maison. « Avec Roger on a décidé de couper le pommier. Il prend trop de place. Ça va nous faire gagner bien du terrain… et on pourra semer davantage. De toutes façons il ne donnait plus tellement de pommes avec toute cette sécheresse ces derniers temps. On pourra bien s’en passer...»
Fred ne dit rien. Il acquiesce en mâchant son poulet. Il boit une nouvelle gorgée de jus de pommes, en la savourant. Enfin, un peu plus que d’ordinaire…
C’est vrai que c’est dommage cette histoire de pommier. C’était quand même bien toutes ces pommes. Mais bon, c’est la vie. Il faut se faire une raison et penser à optimiser les ressources du potager. Pas le choix. Une fois ses racines enlevées, vrai que ça fera un bel espace supplémentaire, et plus besoin non-plus de contourner ce tronc… Plus pratique. On trace une ligne directe du cabanon des poules jusqu’au mur. On peut même resserrer un peu les plants, ça fera toujours gagner quelques patates, quelques laitues. On récupère du bois en plus. C’est malin. Efficace.
Fred pense à ça en avalant sa dernière gorgée de jus. Il prend son rôle d’architecte-agricole très à cœur. Il repose le verre. Personne ne parle. En haut, ça tousse encore. On peut sentir la fumée. Ce n’est pas le fumet du poulet, non. C’est sûr. C’est bien de la fumée.
« Il faudra aller voir ce qui se passe tout de même…» dit la maîtresse de maison. « Si ça se trouve c’est rien. Faut juste refroidir les planches…» … « Ben oui, mais avec quoi ? T’es maligne toi... » rétorque un autre.
La petite Charlotte toussote à son tour. Elle demande ce qu’on pourra boire s’il n’y a plus de jus de pommes ? Elle dit que c’est bon le jus de pommes. « Ben de l’eau. Tu boiras de l’eau. C’est bien aussi, l’eau…» répond la Jeannine. Bon, sûr qu’elle une drôle de couleur ces derniers temps, l’eau du robinet, un goût un peu terreux aussi, mais bon, on s’y fait. De toutes façons il faut bien… priorité aux cultures, aux patates. C’est ça qui nourrit la famille. Personne ne contredit.
La fumée, en un voile de poussière bleue comme la maison, descend l’escalier, marche après marche, et s’immisce doucement, insidieusement comme qui dirait, dans la grande pièce du rez-de-chaussée, tandis que tout le monde finit son repas comme si de rien était. On parle de choses et d’autres, de tout et de rien, comme si tout était normal. On se frotte les yeux, un peu, de temps en temps, on se racle la gorge, le moins possible, et on parle des poules, des laitues.
On dit que mamie Geneviève va être bien avec tante Berthe. Elle s’entendent bien ces deux-là. Et puis ça gagne de la place. « On optimise les aïeules comme on optimise les patates ! » lance Roger et s’esclaffant. « Ah elle est bien bonne celle-là ! Hein Jeannine ? ».
La femme pouffe en silence avec des petits mouvements d’épaules verticaux et regarde de ses yeux plissés l’assistance qui semblait attendre son accord pour rire ouvertement. Rires et toux se mêlent. La chose est faite. Il faut bien rigoler un peu quoi. La fumée n’empêche pas la bonne humeur… et le repas se termine, léger et enfumé. *
Le jour se lève. Le voile qui pique un peu les yeux s’est épaissi et a envahi les lieux. Roger, boit son café en regardant par la fenêtre qu’il a ouverte afin d’aérer un peu. Il a mal dormi. Jeannine aussi. Sûr que cette fumée n’a pas aidé. Elle s’en est plaint dès le réveil et ça a eu comme effet de piquer la mauvaise humeur de son mari au saut du lit. Lui aussi a mal à la gorge ce matin. Pas besoin qu’on le lui rappelle. Elle insiste pour que quelqu’un aille regarder ce qui se passe là-haut. Ce n’est pas normal tout de même, toute cette fumée. D’ailleurs tante Agathe, n’arrivant pas à dormir, est descendue durant la nuit pour s’étendre sur le sofa du salon où elle a fini sa nuit. Elle dit que ce n’est pas très confortable, mais qu’elle dormira là à présent, que ce sera toujours mieux qu’en haut… ce qui n’est pas du goût de Roger ni de sa femme. Jeannine comprend sa sœur, mais tout de même, ça fait désordre, dormir comme ça, dans le salon. Non, il faut trouver quelque-chose. Ça ne peut pas être une solution pérenne. Ce n’est pas un canapé pour dormir. Ça devient n’importe quoi si tout le monde change de chambre comme bon lui semble. C’est pas un camping, merde. *
Une fois la maisonnée réveillée, une petite équipe est missionnée pour aller voir l’étendue des dégâts, la source du mal.
Les trois désignés montent en file indienne l’escalier. Au premier étage, ils sont déjà un peu incommodés, comme tous les habitants de ce niveau, mais arrivés au deuxième, comme ils pouvaient s’y attendre, c’est deux fois pire. Il faut se mettre un mouchoir devant le nez, les yeux piquent carrément et la gorge brûle comme si on avalait des couteaux. On tousse sans pouvoir réprimer sa toux. C’est vrai que ce n’est pas vivable.
En allant au coin de la grande pièce, sous les combles, on peut en effet voir une poutre qui émet de la fumée. Un filet, mince, qui ondule sa lente danse blanche. Faible, mais persistante, suffisamment pour diffuser dans la pièce son goutte à goutte fumeux tel un gros bâton d’encens, monter au plafond, lécher ses poutres avant de couler dans l’escalier vers le reste de la maison. On dirait un serpent qui cherche sa proie et qui se glisse, invincible, sans aucune crainte, calmement, contre les murs, vers la sortie.
Le soleil, tapant entre l’espacement de certaines tuiles cassées, a causé une telle élévation de la chaleur du bois que celui-ci s’est mis à rougir, à fumer. Avant, il y avait le cerisier, et ça faisait de l’ombre à cet endroit de la maison. Peut-être le bois n’est-il pas habitué à recevoir les rayons du soleil ? Ça se peut. Personne n’en sait rien. Ça n’a jamais fait ça. On n’aurait jamais pu imaginer que ça fasse ça d’ailleurs. C’est aussi surprenant que contrariant.
Bon, on se dit qu’au moins on a vu où est le problème. Que ce n’est finalement pas grand-chose… C’est préoccupant, certes, mais ça doit pouvoir se gérer. On redescend donc l’escalier pour se retrouver à la cuisine, devant un café, afin de discuter de la situation.
Chacun à son idée, sa suggestion à mettre en place… mais, comme à chaque fois, avec la meilleure volonté du monde, on se heurte à des contraintes personnelles qui empêchent l’application immédiate des possibles mesures.
Les avis sont partagés. Un, dit « qu’il n’y a pas besoin de faire tout un foin pour ça et qu’il a mieux à faire… » Il s’en va. Une porte claque. La fumée danse. Un autre, « qu’on ferait bien, au contraire, de se bouger un peu pour arrêter ça avant que ça n’empire ! » Un, ne dit rien. Il ne sait pas. Il regarde les autres, semble attendre une décision à laquelle il s’accordera. Il se gratte la tête. Sourit. Tante Berthe tousse. Oncle Fred aussi. Ils font la paire ces deux-là !
Finissant sa tasse, Roger dit que « bon, de toutes façons ça va sûrement s’éteindre comme ça s’est allumé. Il suffit juste de laisser faire. Sûr que demain ou dans deux jours, ça aura passé tout seul. Y’a pas d’inquiétude à avoir. Cette maison, ça fait des siècles qu’elle est debout. C’est pas un peu de fumée qui va changer ça. Au pire, on ira jeter un coup d’œil si ça dure et on bricolera un truc ou, tant-pis, on balancera un peu d’eau pour arrêter ça… si jamais la pluie n’a pas fait le boulot avant ! »
Il ajoute que « pour bien faire, il faudrait aller sur le toit afin de voir depuis l’extérieur et colmater le trou. Mais ça c’est une entreprise périlleuse qui conviendra de préparer. On ne monte pas sur le toit comme ça. Faudra organiser ça soigneusement. Quoi qu’il en soit, ça attendra bien encore un peu… »… et tout le monde retourne à ses affaires courantes, à son travail, à sa vaisselle, à son courrier. *
Les jours passent. Le serpent bleu continue de descendre les escaliers avec toute sa cohorte de serpents bleus. La fumée ne faiblit pas, au contraire.
On se retrouve de plus en plus nombreux au rez-de-chaussée. Ceux du premier descendent à leur tour, comme l’avaient fait ceux des combles, pour les mêmes raisons, avec les mêmes arguments. Les horaires de table sont plus aléatoires, regroupés. On fait comme on peut. On parle de tout, de rien. On tousse un peu, beaucoup. On ouvre les fenêtres. On aère. Les serpents dansent de joie. La fumée s’est épaissie, intensifiée. La chaleur aussi.
On entend à présent comme des crépitements tout en haut. Personne n’ose aller voir. On dit que c’est le bois qui travaille. On change de sujet. On fait des plans pour réorganiser le potager, maintenant que le pommier a été coupé, découpé. Il faudra stocker les bûches derrière le poulailler avec ce qui reste du bois de cerisier. On va pouvoir planter plus, c’est bien. On dégage le côté positif. Trouver une raison d’être satisfaits. Sûr que ça fait encore moins d’ombre sur le toit maintenant. Pas bon avec cette histoire de fumée, mais c’est fait. Il faut avancer à présent.
Bon, il n’y à plus de place non-plus pour poser la chaise longue sur l’herbe évidemment, mais comme il n’y a plus d’herbe, c’est pas très grave. Oh et puis on s’en fout. L’important c’est de pouvoir produire à bouffer pour toute la maisonnée, pas de se prélasser. C’est fini tout ça. C’était bon pour quand on n’était pas autant. Quand la maison était spacieuse. Une autre époque. Il faut savoir vivre avec son temps comme dit tante Berthe. Mais elle dit aussi que c’est devenu insupportable de partager sa chambre avec mamie Geneviève. Que c’est une maniaco-dépressive et qu’en plus elle ronfle. Et puis elle ne la laisse pas ranger ses affaire comme elle veut. C’est tout de même un monde ça. C’était quand même sa chambre à la base et elle a été bien gentille de l’accepter… Elles ne sont pas faites pareil, c’est entendu. Alors non, c’est terminé. La Geneviève devra se trouver une autre poire à enquiquiner, une autre chambre à squatter.
Tante Agathe, dans un souci d’apaisement, dit que « ce n’est pas grave, qu’elle va s’organiser. Sa chambre est assez grande. Entre sœurs, il faut bien s’entraider. Par contre faudra venir l’aider à déplacer le canapé. Ce n’est plus de son âge. Son mal de dos et tout et tout. Réorganiser sa chambre. Bouger tous ces meubles, c’est trop fatiguant ». *
On repense presque déjà avec nostalgie à la vie d’avant. C’est vrai que c’était le bon temps, autrefois. Le jardinet, tout vert et fleuri… les doux moments dans le transat à boire du jus de pommes frais. Jardinet qui s’est aujourd’hui transformé en un terrain de plantations. Enfin, qu’on a transformé, bien obligés, en potager géant. Pas le choix. La terre y est devenue infiniment plus sèche. Envolée la belle herbe verte et ses pâquerettes disséminées ci et là. Plus de place pour ça. Les pâquerettes ça ne sert à rien. Disparus les rosiers superflus, les Hibiscus blancs. Les abeilles qui y butinaient ont disparu avec, suite logique. On ne sait toujours pas d’où elles venaient d’ailleurs, mais elles y sont retourné.
Au moins, aujourd’hui, le terrain est-il plus grand et la surface compense-t-elle le moins bon rendement, la terre aride. On n’y descend plus pour se prélasser ; On y descend pour bécher, biner, récolter, replanter, à toute force. Travailler quoi.
Il est vrai que les arbres abritaient alors quand-même du soleil, protégeant l’herbe et la terre d’une chaleur excessive. Ça aussi, c’est fini. Peut-être suite logique également…
L’herbe jaunit, sèche, disparaît. Lorsqu’on va au jardin, il faut mettre un grand chapeau, sinon gare aux coups de soleil. Ils avaient du bon ces arbres. Sans parler des fruits. On a soif. Soupir.
Tante Agathe finit son assiette en raclant avec sa cuillère. « Il faut faire des choix dans la vie… » répond sèchement Jeannine à ces élucubrations stériles. « On ne peut pas tout avoir, tout garder. C’est comme ça… »
Toujours dans un souci d’optimisation de l’espace, et du rendement aussi, on a également décidé de réduire le poulailler… Fini les projets d’extension, les étages, la peinture bleue pour faire joli. Il ne reste plus que deux poules de toutes façons, dont une est malade. Sans doute la chaleur, la déshydratation. Ça n’aime pas le chaud les poules, c’est bien connu. Les hommes non-plus, mais les poules c’est pire… D’évidence. Elle risque bien d’être au menu dans quelques jours. Ah, c’est sûr, ce n’est plus ce que c’était. C’est la vie. On fait au jour le jour. On s’adapte. On s’acclimate. Tout le monde s’est rendu à la raison et acquiesce en silence… avec en bruit de fond le sourd et étrange crépitement au-dessus de leurs têtes… ce feu de Damoclès qui ne demande qu’à tomber. *
Ensuite tout est allé très vite. Quelques jours auront suffi pour que le toit s’embrase complètement et s’empare des combles. On ne pensait pas que ça arriverait si vite, si brusquement. On ne pensait pas que ça arriverait tout court d’ailleurs.
Il brûle franchement à présent, rugit comme un ogre affamé. Les crépitements redoublent, ce ne sont plus des crépitements mais plutôt des râles colériques qui font trembler les murs. La fumée a complètement envahi les étages. Toute la famille est désormais régroupée au rez-de-chaussée. On a fermé la porte d’accès aux étages en essayant tant bien que mal de la colmater avec des serpillières, mais cela semble inefficace. On commence à avoir peur, sans pour autant oser le montrer. On a sa fierté. Surtout ceux qui disaient que ce n’était pas si grave.
Un malheur n’arrivant jamais seul, la chaleur a dû faire péter la tuyauterie quelque-part à l’étage et de l’eau, chaude, dégouline du plafond de la salle à manger. L’incendie se double d’un dégât des eaux… Bravo. Les serpillières font défaut à présent, certaines étant utilisées pour colmater le dessous de la porte pour la fumée, et les autres pour éponger l’eau qui se répand au sol.
Tout le monde réuni en bas, semble pourtant continuer de vaquer à ses occupations comme si de rien n’était, ou presque, s’accommodant apparemment de la situation. Probablement pour éviter de déclencher une panique qui risquerait de créer encore davantage de problèmes. On réprime donc ses angoisses, les détournent en toux, en parlotte. On fait comme si c’était normal. On discute, on échange, chacun rivé à ses affaires, agrippé à son ouvrage, comme pour ne pas le lâcher… comme si le lâcher serait capituler, abandonner face à l’ennemi. Comme si changer ses habitudes donnerait à tout le monde le signal d’un sauve qui peut fatal. Comme si mépriser cet ennemi dont on peut à présent clairement entendre les assauts, le ferait disparaître, perdre de sa force, de sa violence.
Comme se bouchant les oreilles aux gémissement des plinthes mordues par les flammes enragées, chacun figé dans ses gestes aux mouvements rassurants, on y va ainsi de ses propres idées, conseils, quant à la situation, sans vouloir se montrer plus alarmé que ça par celle-ci. Il faut un peu hausser le ton à cause du bruit au-dessus, mais on fait comme si c’était naturel.
« Peut-être devrait-on essayer de récupérer l’eau au sol avec les serpillières pour la mettre dans des seaux et la réutiliser dans le potager, celui-ci étant bien sec ?», propose un. On objecte qu’elle « ne serait pas potable, ou aurait un sale goût… mais guère plus que l’eau du robinet interjette un autre ». De toutes façons, la pression au robinet a chuté au point que l’on ne peut plus s’en servir. Juste un maigre filet d’eau brunâtre, au mieux. Sans doute la canalisation abîmée par le feu.
« Qu’est-ce qu’on en a à foutre de ton potager ? » dit un troisième qui semble désormais envahi de colère, sinon de peur. « C’est pas lui qui va éteindre le feu ! »
« Allez allez, calmons-nous. S’énerver ne mène à rien. Soyons constructifs… On va bien trouver une solution» dit le cousin Fred.
On converse donc, on s’interroge. On élabore, l’air faussement détaché, des options. L’eau coule depuis l’étage où l’on sent à présent trembler le plafond du feu qui ravage l’étage… mais toujours aucune décision décisive n’est prise par l’assemblée réunie. On ne parvient toujours pas à se faire à l’idée de ce danger que l’on entend pourtant, et qui surpassé par un sentiment bien plus aigu de contrariété de devoir changer ses habitudes, s’adapter à la situation. La plupart ont déjà dû descendre des étages pour s’installer en bas, c’est déjà bien assez. On n’en veut pas plus… et on ne bougera plus. On ne cédera plus.
On est les uns sur les autres, on se gêne, on se bouscule, on a besoin de la même table au même moment, de la même paire de ciseaux, de la même fenêtre. C’est ça qui est le plus pénible, peut-être plus que le bruit du feu. Cette gêne à poursuivre ses affaires quotidiennes avec cette promiscuité désagréable. Personne n’y est pour rien, mais on se chamaille, on se crie dessus, on s’impose, on se chasse. On se parle fort : pas moyen de s’entendre autrement. Pas facile de travailler dans ces conditions. Cette cohabitation forcée, dense et inconfortable, n’apporte que tensions et désagréments. Le stress et la peur s’emparent lentement des convives, un par un… comme le serpent bleu, qui ondule toujours depuis les chevilles jusqu’à la gorge.
À contre cœur, quelques-uns se dévouent finalement pour s’installer au dehors afin de poursuivre leurs tâches avec plus d’espace, pour eux et pour les autres. Ce n’est pas qu’il sont peur, non, c’est juste que c’est plus pratique comme ça.
Ils s’assoient le long du potager, piétinant un peu celui-ci à divers endroits. Bon, de toutes façons la récolte n’aurait pas été bien grasse cette année, alors un plan de patates ou deux en moins ne changera pas grand-chose, mais quand même. *
La dernière poule est morte. Trop chaud, pas assez à boire. On la fera cuire ce soir, quand la cuisine sera libérée de celui qui l’occupe encore pour bricoler, faute d’autre place. Ceci ne devrait pas tarder car, malgré le soin pris à colmater le dessous de la porte, la fumée a envahi tout le rez-de-chaussée à présent. On tousse, on crache, tout en pataugeant dans de l’eau noirâtre sur le sol… et d’autres suivent le chemin vers le potager.
On s’installe même dans le poulailler, désormais vide, sur des planches, les pieds dans la paille. On pose une table à cheval sur les carottes. Il n’y en a plus de toutes façons alors ce n’est pas bien grave. Le sol est si sec. La fumée du dedans se mélange à sa poussière ocre et leurs volutes rampent tels des varans vaporeux, sur ce qui était autrefois un joli havre de paix verdoyant avec ses diverses fleurs, puis un potager regorgeant de légumes et de fruits.
Le sol craquelé de sa terre, abandonnée à la sécheresse, n’est plus qu’un terrain vague où se presse une famille hagarde, un hall de gare poussiéreux et sale où chacun cherche son quai en maugréant. Mais pour aller où ? Au-delà des limites du jardinet, il n’y a rien… rien que le néant gris de ces plaines arides, chacun le sait bien pourtant : On ne peut pas sortir de cette gare. Aucun train n’y part et aucun train ne risque d’y arriver pour emmener tout le monde. La maison bleue était à la fois le point de départ et d’arrivée. Le cercle ultime. Le miracle. On ne peut que piétiner le sol aride et tousser de la poussière soulevée, de la fumée. Se lamenter. La regarder brûler.
Il n’y a bientôt plus personne à l’intérieur. Intenable. Le potager est piétiné de partout. On a même sorti deux fauteuils pour la tante Berthe et mamie Geneviève, qu’on a placés contre le mur bleu. Assises dessus, elles commentent la dramatique situation : « Jamais vu la maison comme ça, vraiment. C’est fou. Cela va être un travail énorme pour la remettre en ordre, pour réparer.»
On répond à la vieille que « ce ne sera pas réparable et que ce sera déjà bien s’il en reste quelque-chose de la baraque à la fin… Bordel réveillez-vous : Tout est foutu !».
Un autre s’insurge et somme le premier d’arrêter de démoraliser tout le monde avec ce défaitisme insupportable. « Bien sûr que ce sera réparable, de toutes façons ça va finir comme c’est venu. En plus avec toute cette eau, le feu ne pourra pas durer bien longtemps, c’est l’évidence, allons… Il faut juste un peu de patience et d’optimisme quoi. Ne pas se laisser abattre.» *
La patience et l’optimisme n’auront pas été de grand secours et la maison brûla entièrement, des combles au rez-de-chaussée… puis jusqu’aux fauteuils des deux vieilles, au potager, aux patates. Les deux vieilles aussi, et tout le monde. Personne ne survécu. En quelques dernières minutes, tout fut embrasé et disparut en une fumée noire qui retomba un peu plus tard sur le sol, noir, ou s’évapora dans les plaines caillouteuses.
L’oasis n’était plus. Le jardinet coloré, devenu potager, puis hall de gare, se fondit ainsi dans le décor gris sombre des plaines alentours. Il se fondit si bien qu’on ne le distingua plus du tout. Juste quelques poutres dressées vers le ciel, pathétiques, et le contour de quelques corps ou membres n’ayant pas complètement brûlé, semblaient encore vaguement délimiter l’espace d’un terrain jadis habité. Une vague odeur de poulet grillé aussi, de patates brûlées. Beurk aurait dit la petite Charlotte. Elle ne dit rien : elle est morte, comme tout le monde.
Horrible spectacle pour un horrible destin. Mais horrible pour qui ? Horrible pour quoi ? Personne ne se souviendrait plus jamais de cette famille vivante et gaie, de Berthe ou Agathe, de Roger ou Jeannine… de la petite Charlotte ou de la Gisèle… ni de quiconque habitant, un jour, cette jolie maisonnette bleue, ce miracle coloré au milieu du néant. Leur extinction aboutit finalement à l’annihilation totale de leur existence passée.
Personne, jamais, n’aurait souvenir de cette tache de couleur posée dans le désert noir. Aucun écho de leurs rires, de leurs conversations, de leurs discordes ou de leurs chants, ne résonnerait dans la vallée, ne parviendrait aux oreilles d’un possible promeneur passant par ces vallons lugubres, fut-il capable de distinguer ici quelque trace d’un passé au milieu de ces pierres muettes.
Non. Juste des cailloux noirs, avec des formes bizarres, comme tous les cailloux noirs à des miles à la ronde. Juste le silence, une fois le crépitement des flammes éteint, l’appétit et la rage de l’ogre, assouvis, après le dernier cri du dernier mourant, le dernier soupir du dernier disparu. Une fois l’ordre du néant retrouvé, une fois la cacophonie humaine dissipée.
Une fois son œuvre accomplie, l’ogre disparut aussi, avec tous ses serpents bleus. Lui aussi n’aurait jamais existé. *
Sans doute aurait-il fallu à la famille habitant là, un peu plus de vivacité et de clairvoyance afin de prendre les bonnes mesures en temps utiles. Un peu plus de conscience du danger, de façon plus anticipée, de ce feu couvant et des possibles répercussions de son insidieuse propagation sous les toits. Insidieux incendie. Ce n’était pas faute de les avoir prévenu pourtant, avec sa fumée persistante, depuis si longtemps.
Sans doute aurait-il fallu une réunion volontaire et non contrainte de tous les membres de la famille afin de combattre sa progression fatale… moins de chamailleries et de conflits internes… moins de perte de temps en argumentations divergentes. Mais qui aurait pu penser que cela se finirait ainsi ? Qui aurait pu imaginer que cela irait si vite ? Qui aurait pu croire la maisonnette aussi fragile ? Qui aurait pu avoir le fol courage d’arrêter toutes ses activités dans l’instant pour s’occuper de ça ? Et pourquoi lui ? Pourquoi l’un et pas l’autre ? Pourquoi sacrifier son temps, son travail, ses prérogatives à la place d’un autre qui ne fait rien et qui prendra possiblement l’avantage dans le positionnement hiérarchique de la maison ?
Sans doute aurait-il fallu parvenir à lâcher ses activités, mettre de côté son égoïsme. Concevoir que le bien personnel ne survivrait pas au mal de tous… Ne pas penser qu’à soi, qu’à son propre confort, mais au bien de toute la maisonnée sans laquelle aucun confort ne serait jamais possible.
Sans doute aurait-il fallu plus de temps pour apprendre, pour comprendre. Pour réagir. Pour accepter. De ce temps qu’ils croyaient avoir mais qu’il n’avaient pas, plus, à force d’attendre.
La maison bleue n’existe plus. La couleur bleue n’existe plus. Ses habitants non-plus. Fin de l’histoire. Fin du joli tableau. Il a brûlé. Tout a brûlé.
Il ne reste rien… et rien n’a finalement existé, puisque plus personne ne le sait ni n’est là pour s’en souvenir…
Tant pis pour eux.
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