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Alexeievna

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Qui suis-je ? Un corps articulé possédant deux jambes aptes à marcher et à courir (un peu), deux bras dans un état correct, et également une tête. Des fois. Les jambes se terminent par des pieds, et les bras par des mains de gosse, le tout se terminant à son tour par des doigts de différentes tailles. Mammifère en son genre, le corps, couvert de peau, est muni de poils dont la couleur est nuancée. Aussi sur l’enveloppe corporelle se dessinent plusieurs courbes bleutées, notamment au niveau des poignets : à l’intérieur se déroule la valse grouillante du sang, animée par un cœur prouvent incontestablement l’état de vie de ce corps. En remontant un peu son regard, on peut apercevoir sur l’épaule gauche un grain de beauté à la douce forme d’un rêve d’enfant. Mais il n’a sans doute que peu d’importance, puisque personne ne le regarde. Ce que l’on regarde généralement, en levant les yeux, ce sont plutôt les mèches brunes vagabondes qui réchauffent la tête à configuration imprécise (car à l’intérieur, les pensées sont de mêmes genres : vagabondes et imprécises). Et si l’on ne les regarde pas, c’est certainement parce que quelque chose dans ce visage a attiré l’œil : peut-être est-ce cette bouche, ces joues colorées ou encore ces yeux sombres, d’un banal imparfait. Peu importe.

C’est un corps humain qui ressemble et se diffère des autres, qui a vu s’écouler vingt-cinq printemps et qui a subi vingt-quatre hivers, qui a évolué, changé. Il porte sur lui les marques d’un passé plus ou moins proche : des bleus, qui ne sont jamais bleus, et des cicatrices. Indélébiles.

Et voilà : ce corps, c’est le mien.

3
œuvres
1
défis réussis
3
"J'aime" reçus

Œuvres

Alexeievna
Jolie image
 
 
            Ils disent que je ne pourrais pas retravailler. Que les projections ont ruiné ma vue. Ont ruiné ma vie. C’est pas comme si ça me servait à voir de belles choses avant. La Centrafrique, franchement, on a déjà vu plus beau. Puis les mecs en uniforme, les gradés et tout le bazar, c’est pas vraiment des douceurs pour les yeux. Une belle arme, ça, ça valait le coup. Avec tous les petits détails, toutes les pièces à monter dans un ordre unique, le plus vite possible, pour être d’une productivité maximale. J’aimais faire ça. Je suis sûr que je pourrais le faire encore.
            Nan, c’est des conneries. Ils ne me laisseraient pas toucher une arme. Tirer quand on a plus d’yeux, c’est pas que c’est risqué, mais ça y ressemble quand même. J’aurais mieux fait de me faire tirer dessus, d’ailleurs. Ou alors, partir dans des coins dangereux, sauver des gens pour de vrai. Ne pas trainer dans les entrainements et ne pas faire de missions sans intérêt.
            Mais ça n’arrivera plus jamais, à cause d’un fichu accident. De toute façon, un accident victorieux, ça n’existe pas, n’est-ce pas ? ‘fin y a toujours plus de gloire à recevoir une balle entre les deux yeux pour sauver un gamin que de se prendre de la caillasse dans la cornée, et que ça vous traverse le tout. Dommage, ça n’a pas touché le cerveau : je pense encore.
 
            « Tu veux pas qu’on sorte, ce soir ? 
            — Oui, j’ai envie de voir du paysage. »
 
            Le sarcasme, c’était simple. Ça laissait ressortir tout ce que j’avais engrangé. Et c’était tout ce que j’avais. Les études n’étaient pas mon fort ; ça ne l’avait jamais été, et ce n’était pas un secret. Hormis peut-être le sport, mais courir après un ballon, c’était bon pour les chiens. Puis il y avait le combat, l’armée, et tout. Se dire qu’en se battant, en jouant au petit caïd comme disait ma mère, on pouvait quand même faire quelque chose de bien.
            Je n’y étais pas arrivé.
 
            J’avais beau tourné et retourné ça dans ma tête, il n’y avait que quelques conclusions simples à faire. J’avais loupé ma vie. J’avais passé des années dans l’armée sans rien faire de concret. Rien de mal, certes, mais rien de bien. Trente-six ans, et je revenais à ma vie de petit caïd. Deux choses avaient changé : je n’avais plus la seule option professionnelle qui ne m’avait jamais semblée adaptée, et j’étais condamné à une vie dans le noir. Je m’étais marié aussi, mais elle, elle ne pouvait pas comprendre.
            Iris, je l’ai rencontrée un peu par hasard. On n’avait rien en commun, mais on s’entendait bien. L’habitude, puis le fait que je parte sans arrêt, par la suite, ont été les raisons pour lesquelles on est restés ensemble. On n’a même pas de gosse. Je sais pas comment elle fait pour encore me supporter.
 
            Je la sens. Elle est restée cinq minutes, là, à attendre que je lui donne une réponse. Puis elle est partie. Elle partira pour de vrai, un jour.
 
            Le canapé, c’est mon nouvel ami. Mais même lui, il n’est pas très conciliant. J’ai mal de partout. On me dit que je vais finir avec des escarres. Comme si j’étais pas déjà handicapé.
 
            Je m’en fous, après tout. Ma vie, elle est brisée. Et je sais faire rien d’autres de mes journées que rester là. Y a bien un ou deux collègues de l’armée qu’ont essayé de m’appeler, mais… sérieux, qu’est-ce que j’en ai à foutre, de leur compassion ? Eux, ils vont repartir, ils vont aller voir du paysage, faire un tour en Guyane pour surveiller les frontières et les voleurs d’or, transpirer un peu sous l’humidité et la chaleur. C’est pas de tout repos mais ça fait voir du paysage. Moi, j’aurais beau sortir ce soir, j’en verrai pas du paysage.
            Putain, j’en verrai plus jamais, du paysage.
 
            Pourtant, à la télé, ils ont essayé de faire des trucs pour qu’on puisse découvrir, nous aussi, pauvres aveugles. Des films avec des commentaires. Comme si moi, j’avais assez d’imagination pour ce genre de trucs. « Mathilde ouvre la porte. »
            Même cette Mathilde, elle est fichue de trouver un soldat au final. Un mec lâche, mais un héros quand même, parce qu’il a perdu la mémoire, parce qu’il est beau, parce que l’amour sauve de tout… blablabla. Ça n’a aucun sens. C’est drôle comme ça n’a aucun sens. Comme si après des années, ta femme allait revenir te chercher avec des blessures de partout et te réapprendre à vivre. Comme si avec toute la connerie humaine, on avait le droit à quelque chose comme ça.
 
 
            « Allez, viens manger. »
            J’ai envie de brailler que je n’ai pas faim. A dire vrai, j’ai juste pas envie de me lever et de me cogner dans les meubles de ma propre maison. Depuis trois mois que je suis là, on aurait pu penser que je m’étais habitué. Non. Je fais pas franchement d’effort, mais je ne suis pas sûr que cela serve à quelque chose. Ma vie est ruinée, et aller mangé un truc qu’Iris a préparé… bof.
            J’ai même plus le goût de lui faire des mauvaises blagues. Mon fameux « c’est un plat qu’on mange à deux : un qui ouvre la fenêtre, l’autre qui le balance » ne la fait plus rire. Peut-être est-ce dû au fait qu’on est ensemble depuis trop longtemps. Ou qu’il n’y ait pas de gosse pour me jeter de la purée au visage.
 
            Je ne me lève pas, finalement.
 
            « Hé, tu viens ? 
            — Non. »
            J’hésite. Elle va me poser une question de toute façon. C’est inévitable. Et j’en peux plus. La situation est sous-tension depuis trop longtemps. Depuis que je suis rentré. J’ai pas la foi. On ne s’est pas encore engueulé, non.
            Mais c’est pire.
            On ne parle plus.
            On n’a jamais vraiment parlé, en fait.
 
            J’y vais, et je la ferme.
 
            Quand j’y arrive.
            « Ecoute, tu comprendras pas de toutes façons ! Arrête, avec tes questions, quoi ! »
            Mais elle n’arrête pas. Elle veut toujours quelque chose. Sortir, rencontrer des gens, parler, s’enlacer, écouter la radio en buvant le café du matin, prendre un bain de soleil le dimanche et râler sur le voisin qui tond sa pelouse en dehors des heures autorisées. Comme si je pouvais revenir à ça.
            Pas parce que j’avais vécu des choses trop horribles pour m’attarder sur les petits faits du quotidien, agréables ou non. Mais parce que justement, je n’avais rien vécu. Et après les voyages, les mois à l’étranger, je devais me refaire une vie de rien, avec rien, contre rien. Amputé et mutilé. Par rien, aussi.
 
            Retrouver un travail était impossible. Déjà parce que je ne savais rien faire. Ensuite, parce que le monde se coupait de moi. Avec le temps, ce que j’avais d’amis avait diminué. Puis inviter un type aveugle à regarder un match, c’est pas ce qui entretenait les liens. Iris me disait de leur dire de venir, moi aussi ; rien que les commentaires qu’ils feraient pourraient m’aider à comprendre. Elle ne comprenait pas que je m'en moquais, du match. Les types qui courent après un ballon…
 
 
            Tout est fini, tout est parti.
            Ils ne comprennent pas.
            Iris aussi est partie. Elle râlait que je parte en missions. Eh quoi, maintenant que je suis là, elle ne veut plus de moi ?
 
            Je n’ai plus rien.
            Et j’avais quand même pas rien fait de ma vie pour ne rien mériter. J’y avais mis de la bonne volonté, non ? On pouvait rien me reprocher.
 
            Je ne réponds plus au téléphone. Je suis sûr que c’est elle, et qu’elle veut me parler, qu’elle regrette. Forcément, elle doit regretter de s’être comportée ainsi avec moi. J’étais presque un héros. Un héros qui devait sérieusement penser à se mettre à genoux et à tâtonner dans le vide pour trouver la prise téléphonique. Celle du répondeur aussi.
 
            « M. Bruneau, votre femme a eu un accident de voiture et se trouve actuellement à la Clinique des Cèdres, et… »
 
            Je n’écoute plus. Iris.
 
            Iris.
 
            Iris, Iris, Iris.
 
            La bonne volonté, finalement, c’est maintenant qu’il faut que je la sorte. J’ai au fond de moi une drôle de sensation que je n’ai plus ressenti depuis longtemps. C’est assez douloureux. Mais régulier aussi. Comme un cœur qui bat.
            Sauf que ce n’est pas ça, voyons.
 
            Je reste sur mon vieil ami. Mais il est douloureux lui aussi. Et ce n’est pas une bonne douleur. J’en ai marre d’être assis ici, et je me lève brusquement, quitte à me retrouver un peu déséquilibré. Un soldat qui ne sait pas se tenir debout. C’est du beau.
            Je tape dans les trucs qui sont là.
            La télécommande, une boite de DVD d’une vraie guerre avec de faux héros, un fauteuil, la table basse et les verres qui clinquent dessus, une pantoufle. Le meuble avec le téléphone.
            Et mes putains d’yeux qui ne me laissent pas retrouver un numéro préenregistré, et encore moins partir à la recherche de ce fameux numéro dans un bottin. Lutter, lutter, lutter. Je ne comprends pas comment j’ai pu aimer ça. Peut-être parce qu’avant, ça n’était pas contre moi-même. J’en sais trop rien et je m’en fous. Il faut que ça marche et je tape, je tape sur tous les boutons de ce fichu clavier. Il faut que j’appelle quelqu’un. Une tonalité finit enfin par résonner.
 
            « Jérome ? C’est bien toi ? »
            Ma mère. Je ne lui ai pas parlé depuis des mois et ce n’est pas le moment.
            « Envoie-moi un taxi, tout de suite, et… oui, je te rappellerai. Commande-le pour moi ! »
            Je prévois pour qu’elle ne me coupe pas la parole, puis je coupe le téléphone. J’essaye de rassembler tout ce qu’il me faut, de mettre une paire de chaussure. Tant pis pour les vêtements, ça sera le vieux jogging que je me traine tout le temps. Si déjà je n’ai pas deux pompes différentes, ça sera pas mal. Peut-être croira-t-elle que j’ai fait un effort. Mais ça n’est pas vraiment possible. Comment pourrait-elle croire un truc pareil après m’avoir vu trainer pendant des mois avant de ne plus me voir du tout ?
            Je prends une veste, tente de fermer la porte. Ça ne se verrouille pas. La clé ne trouve même pas la serrure, et mon cœur tape, tape. Je respire un coup. Mais ça aussi ça devient douloureux, et ce n’est pas parce que je suis resté assis comme un con dans le canapé pendant x temps. Ça ripe encore. Mais je m’acharne, et ça finit par passer. Deux coups de clé, et ça ira. J’ai déjà l’impression d’avoir entendu pendant des heures. Et c’est peut-être le cas, sinon je ne vois pas comment le taxi serait là, à me héler. Ou peut-être que je pensais. Mais ça devait être sans remuer le passé et me plaindre. Sinon, je m’en serai souvenu.
 
            Et après avoir buté, trébuché, glissé, on me conduit enfin jusqu’à la chambre de ma femme. Plus de mal que de bien, mais elle doit rester en observation ou je sais pas quoi.
 
            « C’est vrai que vous le ferez mieux que moi. »
            Ça aussi c’est sorti tout seul. Peut-être parce que j’ai besoin de parler, même si ça reste du sarcasme…
            « Iris, je… »
            Je me cogne contre son lit.
            « Iris, tu vas bien ?
            — Oh ben dans un lit d’hôpital, t’imagines si je vais bien. »
            Sa voix est fatiguée, mais je sens son sarcasme. Et elle a le mérite, le courage, de le faire gentiment. Elle ne fait pas du vrai sarcasme. Mais de l’humour. Je n’en reviens pas et j’oublie ce que je veux lui dire. J’ai eu le temps d’y penser cent cinquante fois, mais tout se bouscule dans ma tête.
            Et ça tape, aussi.
            Je respire, lentement.
            Je me demande comment elle respire. Et je tends l’oreille.
            A présent, son visage me manque. Même si elle doit avoir l’air en mauvais état, même si tout le monde doit l’avoir fatiguée, moi compris.
            « Je suis contente que tu sois là. »
            Tape, tape, tape.
            Je trouve un fauteuil à mettre sous mes jambes, qui ne tiennent plus. Et je laisse mes mains trouver une des siennes. J’ai envie de les embrasser. J’en embrasse une. Sa peau est douce. Elle sent le café qu’elle a dû boire avant de prendre le volant, et le cuir aussi. Une sale odeur d’hôpital, et l’âcre du sang, mais ça, je ne veux pas le savoir. Elle est douce et je laisse mes doigts courir, s’évader sur le long de sa peau, jouer avec ses rares poils blonds, remonter le long de son bras. Doucement, je crée, je dessine et je sens ses veines se dessiner tout près de moi.
            Finalement, je me relève. Je n’ai pas besoin de ça, pas besoin de m’asseoir. Si un de mes poings repose sur le rêche d’une couverture, l’autre main continue son voyage délicat jusqu’à l’épaule, et quelques cheveux viennent m’accueillir, taquinant, me renvoyant des images d’or dans la tête. Je trouve son visage, ses courbes douce, la forme d’un cœur toujours souriant, des lèvres rosées avec la fâcheuse habitude de rester gercées à l’approche de l’hiver, ou quand elle les mâchonnait un peu trop dans un moment de stress. Avec toujours un goût salé de larmes, bien qu’Iris ne pleurait jamais. Je sens les petites rides qui se forment au coin de sa bouche. Essaye-t-elle de sourire ou s’est-elle fait du souci ? A-t-elle vieilli ? Oui. Ses yeux m’indiquent la même chose, et je vois des choses que je n’avais jamais vues.
            Alors, mes yeux laissent s’échapper les images périmées qu’ils contiennent encore en gouttelettes informes, qui roulent un peu trop vite sur mes joues. Et ses yeux à elle, comment sont-ils ? Ont-ils perdu leur éclat ? Non. J’ai dans le crâne des images miroitantes, qui d’un peu plus, s’échappaient vers un autre monde que j’avais vaguement imaginé fut un temps, croyant que je n’avais plus de vie. Mais leur bleu survit, et il tape, tape.
            Il tape contre ses paupières, ses cils trop courts à son goût et plein de mascara, contre ses joues rebondies, contre les minuscules parenthèses qu’elle a au creux des joues, comme dirait l’autre, et que je remarque pour la première fois.
 
            Sa main aussi, elle me touche. Elle m’a toujours touché.
 
            Iris. J’aurais dû saisir la coïncidence malheureuse, le foutage de gueule dès le début. Dès que j’étais rentré chez nous avec des voiles devant les yeux, à buter contre tout. Parce que je ne butais contre rien, je butais contre moi-même.
 
            Ce qu’il se serait passé si l’autre voiture était allée plus vite ?
            Rien.
            Ça n’aurait pas été possible, un monde sans elle, même si j’avais essayé de me le faire croire, en oubliant de vivre. Et là, il y avait dans le creux de sa main quelque chose qui tapait, tout doucement, régulièrement, et qui me montrait que finalement, je n’avais pas tout loupé, en pauvre égoïste que j’étais. Je ne l’avais pas vu et pas parce que je ne voyais plus.
 
            Tout doucement, je sens sa main affaiblie se poser sur mon visage, sur ma joue, sur le coin de ma bouche. C’est douloureux. Cela fait longtemps que ces petites rides ne se sont pas formées à cet endroit.
 
            Mais à cet instant, je sais. En moi aussi, ça tape. Finalement.
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Alexeievna

Un corps articulé possédant deux jambes aptes à marcher et à courir (un peu), deux bras dans un état correct, et également une tête. Des fois. Les jambes se terminent par des pieds, et les bras par des mains de gosse, le tout se terminant à son tour par des doigts de différentes tailles. Mammifère en son genre, le corps, couvert de peau, est muni de poils dont la couleur est nuancée. Aussi sur l’enveloppe corporelle se dessinent plusieurs courbes bleutées, notamment au niveau des poignets : à l’intérieur se déroule la valse grouillante du sang, animée par un cœur prouvent incontestablement l’état de vie de ce corps. En remontant un peu son regard, on peut apercevoir sur l’épaule gauche un grain de beauté à la douce forme d’un rêve d’enfant. Mais il n’a sans doute que peu d’importance, puisque personne ne le regarde. Ce que l’on regarde généralement, en levant les yeux, ce sont plutôt les mèches brunes vagabondes qui réchauffent la tête à configuration imprécise (car à l’intérieur, les pensées sont de mêmes genres : vagabondes et imprécises). Et si l’on ne les regarde pas, c’est certainement parce que quelque chose dans ce visage a attiré l’œil : peut-être est-ce cette bouche, ces joues colorées ou encore ces yeux sombres, d’un banal imparfait. Peu importe.
C’est un corps humain qui ressemble et se diffère des autres, qui a vu s’écouler vingt-deux printemps et qui a subi vingt-et-un hivers, qui a évolué, changé. Il porte sur lui les marques d’un passé plus ou moins proche : des bleus, qui ne sont jamais bleus, et des cicatrices. Indélébiles.
Et voilà : ce corps, c’est le mien. 
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Défi
Alexeievna

 — PAPA ! Tu as reçu un colis, je l'ouvre !
 Gilbert, ledit « Papa », haussa un sourcil sans prendre la peine de hausser les paupières, bien trop absorbé par sa première sieste de la journée. Un colis ? C'était certainement une erreur, que Marie-Hélène se ferait un plaisir de régler, partant en quête du facteur fautif avant de créer un scandale au bureau de poste, non sans avoir averti la moitié du quartier de l'histoire incongrue de ce colis déposé à la mauvaise adresse par un employé visiblement peu soucieux de la bonne marche de l'univers postal. Au moins, cela lui ferait un nouveau sujet de discussion, et elle arrêterait de le tanner avec cette vieille jardinière qu'il avait malencontreusement fait tomber du balcon au cours de l'hiver dernier, Dieu seul sait comment. Le sourcil redescendu, il sombra dans un sommeil comateux accompagné d'un ronflement rauque qui fit sursauter Mimi, le chat borgne roulé en boule sur ses genoux.
 — Oh, par tous les cieux... C'est pas possible...
 Dans la cuisine vieillotte, Marie-Hélène s'affala sur une chaise en osier, manquant de peu de tomber sur le carrelage. Le carton éventré dévoilait une carte postale qu'elle n'avait pas lue, trop choquée à la vue de ce qu'elle dissimulait : une petite culotte en dentelle d'un vieux rose. Qui osait envoyer un pareil colis à son père ? Avait-il une liaison secrète ? Il y avait bien la gardienne de l'immeuble, qui était un peu trop gentille, mais elle ne devait être pas stupide au point de lui envoyer un courrier si osé alors qu'elle aurait pu discrètement le lui laisser quand elle n'était pas là, n'est-ce pas ? Ce n'est pas comme si elle venait souvent... deux fois par mois, tout au plus. À moins que cette oppurtuniste n'ait sciemment voulu que leur petite liaison soit révélée au grand jour, jetant ainsi à la poubelle le peu d'amour propre qu'il devait lui rester ?
 — Oh mon dieu...
 Cette nouvelle exclamation tira une nouvelle fois Gilbert de son sommeil. Quelque chose clochait, c'était sûr. Réprimant un grommellement, il poussa le chat sans ménagement et se mit sur ses deux jambes vacillantes avant de se diriger vers la cuisine d'un pas claudicant. Marie-Hélène, qui se surprit à imaginer des scénarios plus que rocambolesques quant aux amourettes qu'il était possible d'entretenir passé soixante-dix ans, ne l'avait pas entendu approcher et sursauta quand elle sentit la main de son père se poser sur son épaule.
 — Qu'est-ce qu'il y a, encore ?
 — Ta pouffiasse t'a envoyé un cadeau ! cracha-t-elle sans ménagement.
 — Je ne sais pas qui t'as appris à causer comme ça, mais tu ferais mieux de te reprendre si tu veux redevenir un jour la pouffiasse de quelqu'un.
 À bientôt cinquante ans, Marie-Hélène n'espérait plus être la « pouffiasse » de quiconque et fut piquée au vif par cette remarque de son père. Certes, elle avait divorcé jeune et n'avait jamais ramené d'autre homme à la maison, ni fait de petits-enfants à son père – qui le lui avait toujours reproché – mais cette situation lui convenait parfaitement. En revanche, elle se sentait mal pour sa pauvre mère, à qui il avait tout de même juré fidélité... Et puis, il portait encore son alliance !
 — Montre-moi ça !
 D'une main peu habile, il sortit la petite culotte de son emballage, réalisant qu'elle n'était finalement pas si petite que ça. Les sourcils froncés creusaient davantage ses rides, et Marie-Hélène le trouva vieilli, rabougri par le temps et la solitude, une momie encore debout qui n'avait plus grand-chose à voir avec un homme doté de la moindre vie sexuelle active – s'il n'en avait jamais eu une en dehors de la conception de sa fille, ce qu'elle s'évertuait à ignorer, bien que la situation cocasse dans laquelle ils se trouvaient venait mettre à mal tous ses efforts.
 — Oh...
 Gilbert laissa soudain un faible soupire s'échapper de ses lèvres, puis éclata d'un rire tonitruant sous le regard sidéré de sa fille.
 — Euh ?
 Mais Gilbert, d'ordinaire si morose et gris, riait à gorge déployée sans plus lui accorder la moindre attention. Marie-Hélène se saisit alors de la carte postale délaissée pour y jeter un coup d'œil.
 « Rejoins-moi pour une partie de jambe en l'air dans ma vieille cabane de pêcheur. Tu m'as manqué. J. »
 Hoquetant sous la surprise, Marie-Hélène crut qu'elle allait faire une attaque. C'était bien pire que ce qu'elle avait imaginé ! Et lui qui riait comme un dément !
 — Papa, c'est quoi, cette histoire ?!
 Elle lui tendit la carte et il la lut pour se remettre à rire de plus belle, exhibant son vieux dentier dans la lumière froide de cette fin de matinée. Mimi, terrorisé par cette vision d'horreur dont il était témoin pour la première fois malgré les nombreuses années qu'il avait passées dans cet appartement, se mit à faire le dos rond, les poils dressés sur l'intégralité de son petit corps.
 — Oh, ça va, le chat !
 Quand enfin il se fut calmé, Gilbert prit place sur la deuxième chaise branlante de la cuisine et s'accouda à la table, les yeux rivés sur la carte postale. Il essuya une grosse larme qui perlait dans le coin de son œil et laissa un sourire déformer étrangement son visage. C'en était presque effrayant pour Marie-Hélène, qui ne l'avait plus vu comme ça depuis des années.
 — Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
 La presque-quinquagénaire avait soufflé cette question sans même être sûre de vouloir connaître la réponse. Comme tous les enfants, elle avait du mal à imaginer son père flirter, et apprendre que c'était réellement le cas ne l'enchantait guère. Mais sa curiosité avait toujours été bien plus forte que son dégoût. C'était grâce à elle qu'elle dégotait les meilleures histoires à raconter, après tout.
 — Eh bien, il y a cette fi... cette femme. Ta mère l'a pas trop connue, elle habite loin. Je pensais pas lui reparler un jour.
 — Attends, tu trompais Maman ?
 Le cœur de Marie-Hélène battait à tout rompre dans sa poitrine, peu désireux d'apprendre une si effroyable nouvelle, en fin de compte. Mais le visage de son père se durcit instantanément, comme si elle avait osé l'insulter.
 — Bien sûr que non, petite sotte ! C'était...
 Il n'acheva pas sa phrase, replongeant son regard sur le coucher de soleil qui embrasait les cabanes de pêcheurs de la carte postale. Que pouvait-il bien lui dire ? Elle était si bornée qu'elle ne le croirait pas. Et puis, de toute façon, il n'avait pas besoin de son approbation. Il n'ouvrit ses fines lèvres que pour lâcher un :
 — Et t'as fait le repas ? Va bientôt être midi, je vais pas attendre qu'il fasse nuit pour manger, moi.
 — Je te demande pardon ?
 Gilbert n'avait jamais été tendre avec sa fille, mais le phénomène s'était clairement accentué depuis le décès de sa femme. Il se murait dans ses ronchonnements, qu'il délaissait parfois pour un silence de plomb, comme à l'instant présent. Avec sa culotte en dentelle d'une autre époque à la main, il avait l'air un peu toqué, un peu perdu dans son monde. Elle n'était même pas sûre qu'il ait entendu sa réponse. Faute de mieux, elle attrapa les casseroles et concocta un petit plat sur lequel il grimacerait certainement, faisant son possible pour ne pas le déranger dans sa contemplation béate de ce colis hors du commun.
 — Tu n'oublieras pas de descendre le verre en partant, d'accord ?
 Marie-Hélène recracha son café aussi sec, n'en croyant pas ses oreilles.
 — Attends, tu ne vas pas m'en dire plus ?
 Mais Gilbert s'était déjà retranché dans le salon, petite culotte et carte postale à la main. Il avait envie de rire, de rire encore, mais s'en abstint jusqu'à ce que la porte d'entrée claque sur sa progéniture, passablement agacée par les mystères qu'entretenait le vieil homme. Comme si ça allait l'empêcher d'en découvrir plus sur cette histoire.
 Les souvenirs se bousculaient dans la tête du septuagénaire. Ça alors ! Si on lui avait dit que le vieux Maurice passerait l'arme à gauche avant lui, jamais il n'y aurait cru ! Enfoncé dans son vieux fauteuil, Gilbert revoyait sa jeunesse, les bals du dimanche après-midi et l'arrivée de cet effronté qui ne supportait pas son amitié avec la jolie Josiane, qui faisait chavirer tous les cœurs avec sa petite robe d'été et son teint tanné par le soleil. Sauf le sien. Mais ça, Maurice ne le savait pas. Jaloux comme un pou, il le considérait comme un affreux coureur de jupons alors qu'il n'y avait jamais eu qu'une femme dans sa vie, avec qui il avait passé de longues années et conçu une Marie-Hélène qui ne lui pondrait jamais un petit gamin, pour rire à nouveau comme il faisait quand il était gosse. Pour sa défense, il fallait dire que les œillades exagérées de Josiane et ses nombreuses allusions déplacées n'avaient pas arrangé les choses, mais telle était sa personnalité. Elle était folle. Oui, c'était ça. Folle, ivre de vie. Elle ne faisait jamais rien comme personne. Ça l'avait d'ailleurs assez choqué quand elle lui avait dit qu'elle allait se marier à ce citadin sorti de nulle part, rentrant dans le rang et mettant au rebus leur enfance chaotique à voler les pêches du voisin à la belle saison pour aller les déguster planqués dans la cabane de pêcheur de son père.
 — Bah quoi, une pêche, ça peut se manger que dans un endroit qui contient le mot pêche dans son nom, t'es pas d'accord ? s'était-elle justifié.
 — Et où tu manges des framboises ?
 — Les framboises, c'est dégueulasse.
 Et ils avaient ri comme deux gamins, même si les années les avaient fait basculer dans le monde des adultes. Pourtant, avant de partir pour la ville avec son mari, elle avait échappé quelques instants à la surveillance du chien de garde qui lui servait de compagnon pour lui glisser :
 — C'est l'occasion ou jamais de faire une partie de jambes en l'air.
 Il en était resté bouche bée, et elle avait éclaté d'un rire cristallin tandis qu'il virait au rouge tomate. Si jamais sa femme apprenait qu'une autre lui avait demandé une telle chose...
 — Bah quoi ?
 Prenant appui sur la balustrade, elle s'était assise sur l'espèce d'avancée qui donnait directement sur la mer et avait sorti deux pêches de sous son jupon avant de balancer exagérément ses jambes... en l'air. Il lui fallut plusieurs minutes pour s'arrêter de rire.
 — Je reviendrai là quand je serai vieille et toute seule. Si t'es vieux et tout seul, tu viendras aussi ?
 — T'es culottée de me demander ça alors que c'est toi qui pars.
 Elle lui adressa un clin d'œil malicieux.
 — Je prends ça pour un oui !
 Et Josiane était partie, lui envoyant une carte postale de temps à autre, veillant à ne pas mettre la moindre enveloppe : si le facteur pouvait avoir un moment de gêne intense en lisant ses pitreries, c'était toujours ça de pris ! Quant à sa femme, elle savait qu'il n'avait jamais eu d'yeux que pour elle, et n'éprouvait pas la moindre jalousie pour ce souvenir de l'enfance de Gilbert. C'était aussi peut-être pour cette raison qu'il l'avait aimée toutes ces années. Sauf qu'elle n'était plus là. Et qu'il s'ennuyait comme un rat mort dans son appartement.
 Fourrant la culotte dans sa poche, il se précipita dans sa chambre comme s'il avait rajeuni de soixante ans et commença à tasser des vêtements dans une valise qui prenait la poussière sous son lit et dans laquelle Mimi faisait parfois une sieste ou deux, puis il reprit le téléphone. Bon, Marie-Hélène allait peut-être devoir connaître le fin mot de l'histoire s'il voulait que son chat survive le temps de petites vacances improvisées, mais c'était pour la bonne cause. Et puis, à elle aussi, ça lui ferait du bien.
 — Et votre papa, on l'a pas vu de la semaine ! s'étonna la boulangère. Il va bien, au moins ?
 — Vous devinerez jamais... commença Marie-Hélène sur le ton de la confidence, bien qu'elle parlât suffisamment fort pour que la file qui commençait à se former derrière elle n'en perde pas la moindre miette.
 Mais personne n'osa la moindre remarque, parce que la boulangère était une force de la nature de l'ancienne époque, et que si les gens ne voulaient pas de bavardages, ils pouvaient toujours aller s'offrir du pain de mie cartonneux dans le supermarché voisin. Ce qu'aucun ne ferait, quoi qu'il en soit.
 — Et il m'a même envoyé un colis. Il y avait une pipe et une carte postale avec une seule phrase dessus...
 L'assemblée retint son souffle, désireuse d'une chute à la hauteur de ses espoirs.
 « T'as intérêt à commencer à t'amuser avant que je ne casse ma pipe... sur ta tête, si y a besoin qu'on te remette les idées en place ! »
 La boulangère éclata d'un rire qui couvrit le reste des réactions, et Marie-Hélène, sa baguette sous le bras, le quignon grignoté, sourit à pleine bouche. Ce qu'elle ne dit pas, en revanche, c'est qu'elle ne s'était jamais sentie à ce point vivante, libérée de cette responsabilité quasi maternelle qu'elle avait adoptée avec son propre père, qui, pour la première fois de sa vie, lui avait présenté des excuses hâtives au téléphone. Et s'il n'y avait que ça pour s'amuser un peu, elle aussi était prête à envoyer ses petites culottes aux fantômes de son passé.
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Questionnaire de l'Atelier des auteurs

Pourquoi écrivez-vous ?

Pour faire prendre l'air aux monstres qui se planquent dans ma tête.
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